L’ envoi et l’ascension, l’ascension et l’envoi

En christianisme, tout commence par la résurrection, jusqu’au calendrier qui la situe le premier jour de la semaine. La résurrection du Christ ne signifie pas encore son retour auprès du Père, mais seulement sa victoire acquise sur la mort. Alors, après la résurrection, il restera encore l’ascension du Christ qui prend place à droite du Père dans les lieux célestes pour un Règne éternel, le Règne. 1767

Mais cette place ne sera pas prise tout de suite : il existe un temps, sorte de sas, où Jésus ressuscité aux disciples comme pour marquer que la résurrection est bien effectivement accomplie en sa personne, et non comme une virtualité symbolique. Ainsi, Thomas, plus que tout autre, en aura la preuve devant ses yeux et en fera l’expérience physique. 1768 Le dialogue de Jésus avec Pierre, au bord du lac de Tibériade, où, par trois fois, il posera la question “Simon fils de Jonas m’aimes-tu ? “ comme en écho au triple de reniement, approfondit encore cet aspect, en lui donnant une dimension éducative de réparation plus accentuée. Pierre répond :“Oui Seigneur tu sais que je t’aime “, non à un symbole, non à un esprit, mais à la présence corporelle effective de Jésus, qui lui accorde par trois fois alors d’être pasteur de ses brebis. 1769

Cette insistance des évangiles sur cette sorte de temps de latence, entre résurrection et ascension, est comme une réponse critique de réfutation au docétisme, signale que la Bible s’ouvre sur un accomplissement incarné. Ce temps, entre pâque et ascension, n’est pas un temps volé, usurpé, sans relief, parasitaire : il dure quarante jours ; ce qui est le temps biblique d’une chose accomplie.

La Bible alors, décidément, n’est pas réductible, en tout cas totalement, à un genre littéraire issu de la poétique, tel celui de l’épopée mythique. Elle n’est pas non plus assimilable à une littérature au second degré, telle qu’y invite l’approche intellectuelle et littéraire de Gérard GENETTE, 1770 et cela malgré les renvois permanents que nous ne cessons de remarquer, d’un texte à l’autre, d’une alliance à l’autre, d’un renouvellement à l’autre, d’un accomplissement à l’autre. La Bible n’est pas seulement un hypertexte, ou un hypotexte, même si elle peut se présenter comme tels dans la lecture. Dans la perspective juive mais peut-être plus encore, selon la lecture chrétienne primitive, la Bible est avant tout parole, parole de Dieu, parsemée parfois de paroles humaines.

On signale souvent, dans la kabbale, que la première lettre du texte biblique, le “bet”, présentant, selon sa forme particulière, la caractéristique d’être tourné vers le texte, et fermé sur l’extérieur à celui-ci, signifie que ce qui est en amont du texte, en amont du temps de la création, n’est pas intéressant dans la Bible. L’important de la vie, l’essentiel du projet de Dieu, est dans le texte lui-même. 1771 Cependant, on pourrait ajouter que, si tout se joue à partir de la révélation, tout se joue aussi à partir de la création dont le texte lui-même fait mention et fait partir toute chose. Tout se joue surtout ainsi à partir d’un commencement qui est Dieu, qui est au commencement avant la création, et qui parle aux hommes au travers d’une révélation pour les envoyer vers la vie. On ne peut alors séparer le texte et la vie. Le texte envoie vers la vie, la vie envoie vers le texte. Le mystère de l’incarnation, présent en judaïsme et concrétisé par l’accomplissement en Jésus de l’écriture, en christianisme, ouvre définitivement, et surtout de manière irréductible, le texte lui-même sur autre chose que lui-même, sur la personne de Dieu devenu homme, sur le mystère de l’incarnation, sur la vie même.

Nous avons vu que trois ascensions traversent le texte biblique. La première est celle d’Énoch 1772 , la seconde est celle d’Élie, 1773 la troisième est celle de Jésus. 1774 Il semble que nous ayons là trois étapes d’un passage qui se renverse. Si Enoch est comme envoyé lui-même vers le ciel, auprès de Dieu, si Élie fait signe à Élisée, et semble répondre, ou en tout cas confier sa question à Dieu, Jésus va au ciel, laissant sciemment les disciples, et les envoyant annoncer la bonne nouvelle au monde. Son absence, permettra même l’envoi de l’Esprit-Saint à la Pentecôte. L’évangile de Jean l’exprime par ces paroles de Jésus à l’adresse de ses disciples, avant même sa mort et sa résurrection.

‘“Il vous est avantageux que je m’en aille, car si je ne m’en vais pas, le consolateur ne viendra pas vers vous ; mais si je m’en vais, je vous l’enverrai .” 1775

Nous allons progressivement, d’étape en étape, d’une ascension à l’autre, vers une lisibilité de plus en plus grande et précise du projet de Dieu qui est l’annonce de la Bonne Nouvelle à la terre entière : depuis l’envoi d’Énoch vers le ciel, sans témoin, en passant par Élie qui “envoie “ sur sa demande, de la part de Dieu, le seul Élisée, pour poursuivre son oeuvre auprès d’Israël, le confiant au signe de Dieu : Élisée assistant à sa montée au ciel, 1776 jusqu’à l’envoi par Jésus des disciples assistant à son enlèvement vers le ciel, annoncer la Bonne Nouvelle au monde.

Dans le mouvement de l’ascension, du ciel à la terre, le mouvement de la révélation est comme enfin inversé, renversé, nous pourrions dire encore, réparé, si nous prenons comme point de référence, et de départ, ce mouvement de Dieu, cherchant l’homme, le soir de la chute 1777 qui va initier tout le mouvement si singulier de la révélation biblique, où Dieu part en quête de l’homme pour le tirer du péché et de la mort.

Après l’ascension du Christ, c’est l’homme qui retourne vers Dieu. Dieu a donné son fils au monde, maintenant c’est au tour des disciples d’annoncer cette bonne nouvelle au monde.

Jésus en allant au ciel signifie alors que l’important se joue désormais sur la terre.

‘Et comme ils avaient les regards tournés vers le ciel pendant qu’il s’en allait, voici, deux hommes vêtus de blancs leur apparurent et dirent : Hommes Galiléens, pourquoi vous arrêtez-vous à regarder au ciel ? Ce Jésus qui a été enlevé au ciel, du milieu de vous, reviendra de la même manière que vous l’avez vu allant au ciel. 1778

L’absence physique et corporelle de Jésus, après son élévation auprès du Père, envoie les disciples dans le monde. Elle annonce la venue prochaine de l’Esprit-Saint, l’envoi prochain de l’Esprit, la présence de Jésus, en Esprit, en sainteté 1779 et en vérité, 1780 , par l’Esprit-Saint qui en rend témoignage, et qui sera donné en abondance à la Pentecôte.

Cet Esprit est encore annoncé comme vivant et vivifiant, Esprit de la vie qui affranchit du péché et de la mort, 1781 et qui donne aux disciples, de parler et d’annoncer dans la langue de ceux qui leurs sont étrangers, les merveilles de Dieu. 1782

Annonce d’un temps nouveau : le temps de l’église. Ce temps accomplit d’une certaine manière le rêve ancien de Jacob qui voyait des anges monter et descendre du ciel, par une échelle posée entre ciel et terre. Aujourd’hui, dans la perspective chrétienne, les cieux sont ouverts, et l’Église, assistée des anges de Dieu, annonce la Bonne Nouvelle du Royaume de Dieu au monde.

Notes
1767.

Marc XIV 26 ; Marc XVI 19 ; Luc XII 55 ; Actes II 23 ; Actes VII 55 ; Romains VIII 34 ; Éphésiens I 20 ; Colossiens III 1 ; Hébreux I 3 ; Hébreux VIII ; 1 Hébreux X 12 ; Hébreux XII 2 ; Pierre III 22

1768.

Matthieu XX 24 à 29

1769.

Jean XXI 15 à 25 en rapport à Jean XIII 36 à 38 ; Jean XVIII 12 à 26

1770.

GENETTE Gérard “Introduction à l’architexte “ Seuil Paris 1979 ; ( 89 pages).

GENETTE Gérard “Palimpsestes, la littérature au second degré “ Seuil Paris 1982 ; (480 pages).

1771.

BEAUDE Pierre-Marie Conférence à l’IUFM de Saint-Étienne le Lundi 27 Avril 1998 “L’intertextualité biblique”

1772.

Genèse (Genèse V 18 24).

1773.

I I Rois II 1 à 14

1774.

Marc XVI 15 à 20 ; Luc XXIV 50 à 53 ; Actes I 3 à 12

1775.

Jean XVI 7

On peut voir aussi : Luc XXIV 49 ; Jean XIV 26 ; Jean XV 26 ; Actes I 4

1776.

II Rois II 9 à 11

Le signe était qu’Élisée voie Élie monter au ciel. Et pendant qu’ils marchaient, un char de feu et des chevaux les séparèrent l’un de l’autre.

1777.

“Alors ils entendirent la voix de l’Éternel Dieu qui parcourait le jardin vers le soir, et l’homme et sa femme se cachèrent loin de la face de l’Éternel, Dieu, au milieu des arbres du jardin.” Genèse III 8

1778.

Actes I 10 à 11

1779.

Romains I 1 à 5

Nous pouvons entendre la sainteté dans les deux sens suivants :

- Une mise à part pour Dieu, et par Dieu.

- Une conformité et une communion parfaites, avec l’Esprit même de Dieu, rendues possibles, au coeur de l’homme.

1780.

Jean IV 23 , Jean XIV 16 à 17 ; Jean XV 26 ; Jean XVI 13

1781.

Romains VIII 2 ; I Corinthiens XV 45 ; Apocalypse XI 11

1782.

Actes I 4 à 12