L’histoire et la mémoire

Lors d’un colloque à Rome, Paul RICOEUR, en quête d’un “modèle” du temps à partir d’une lecture intertextuelle et synchronique de la Bible hébraïque, exprimait en conclusion d’une réflexion consacrée au ”Temps biblique” , 1811 que le rapport biblique au temps y était tendu, entre la narration et la louange, de par la loi qui exprime l’antériorité temporelle, la prophétie et son temps eschatologique, et la Sagesse et son temps immémorial.

Certes la loi, pour Israël, était, avant même le commencement du monde, avec Dieu, comme le judaïsme rabbinique la célèbre encore aujourd’hui. Pour le judaïsme contemporain, la loi de Dieu, la Torah, est Dieu même. On rapporte en judaïsme, cette discussion entre deux rabbins, le premier qui évoquant l’idée que la Torah ait pu être sortie du “sac” de Moïse, et que Moïse aurait menti, que Dieu n’existerait pas. Le second alors, répondit que pour étudier cette éventualité il fallait encore étudier pour savoir ce qu’en disait la Torah. 1812

Certes, la prophétie qui annonce l’irruption de l’esprit de Dieu en rupture des spéculations humaines, prévient des ruptures de l’histoire, de la volonté et du projet divin.

Certes encore, la sagesse, annoncée comme parénèse, c’est à dire comme une exhortation de type éthique, moral, qui revêt donc un caractère didactique, ancre l’homme au delà de la mémoire et de l’histoire, dans l’esprit même de Dieu, en quête de sa volonté.

Nous pensons, cependant, plus que RICOEUR, et peut-être même contre lui, que cette quête de “modèle “ est par définition toujours réductrice, toujours sclérosante, et donc toujours incapable de rendre le fond d’une relation toujours vivante qui, à l’envers des cheminements strictement spéculatifs, va de la mort vers la vie, et non de la vie à l’image de la vie, ou de la vie à la mort.

La mort se caractérise par son inertie, son incapacité à créer, son opacité qui ne lui permet pas d’existence propre. On ne parle de la mort qu’en tant que vivants, qu’à partir de la vie. La mort est dans l’incapacité à produire autre chose qu’elle même.

La vie en Dieu rejoint la création et devient elle-même créatrice d’une altérité. La référence à la mort, bibliquement, revient à la même chose qu’une référence à une image, un modèle, se substituant à une référence à la vie. Le culte des idoles est un culte rendu à la mort. La référence à un modèle pour se référer à l’intelligence de la révélation la Bible substitue forcément, à un moment, le modèle à la parole, et pourrait alors rejoindre ce culte à l’idole.

Nous pouvons cependant rejoindre certaines des observations de RICOEUR pour les prolonger. Entre autres, nous trouvons remarquablement brillante sa synthèse, lorsqu’il analyse le rapport entre répétition de la loi, hymne à la loi, entre mémoire et actualité, dans le livre du Deutéronome.

‘C’est ce modèle d’une répétition hymnique de la loi qu’on trouve réalisé par la parénèse du Deutéronome : ce n’est pas un hasard si nous retrouvons là, martelé maintes et maintes fois, le mot “aujourd’hui”. Aujourd’hui, c’est le jour où il importe de se souvenir des commandements, principalement du premier qui les contient tous. La parénèse opère ici un redoublement, non pas de la loi dans son contenu, auquel elle n’ajoute rien, mais de la profération et la proclamation de la loi. D’où le nom même de Deutéronome : loi réitérée. 1813

La mémoire biblique conduit alors à l’espérance qui la nourrit et la suscite. Elle est créatrice de temps et d’espace et donne du sens à l’aujourd’hui de Dieu. Mais il faut aller plus loin, sans doute, car la révélation biblique dans sa progression temporelle, n’est jamais seulement réduite à la répétition hymnique que souligne RICOEUR ; elle ne peut d’ailleurs se réduire à un modèle au sens strict. Elle trace un chemin dans l’histoire. Ce chemin dans l’histoire a une origine singulière. Dans la Bible, de façon très singulière, c’est la création qui fait amorcer le chemin de l’histoire.

Il n’existe pas de temps avant la création dans la Bible et la réminiscence qui fondait la mythologie ou la philosophie des Grecs fait place à la mémoire du peuple juif.

Nous trouvons là, en effet, à partir de la création du temps par Dieu, une distinction radicale entre Bible et mythologie, comme entre réminiscence et mémoire.

La Bible associe le début de la connaissance de Dieu, à la création même, qui marque le début, le commencement des temps.

Il y eut un soir et il y eut un matin.” est la phrase répétée après chaque épisode de la création.La Bible, dès lors, n’est pas un écrit qui se développe et se lit à partir de spéculations humaines, mais à partir d’une révélation de Dieu dans l’histoire des hommes.

Il existe, à partir de ce constat, une forte corrélation entre révélation divine biblique et révélation progressive de Dieu lui-même dans l’histoire.

Il en découle un sens de l’histoire qui se lie à la pédagogie de Dieu.

C’est ce que le souligne encore André NEHER, 1814 dont nous prolongeons ici les conclusions.

Cette révélation biblique, transmise de génération en génération, et qui se propose d’intègrer tout l’homme, ne se présente cependant pas comme une construction idéologique humaine, ainsi que les pensées de HEGEL ou de MARX avaient tenté d’en interpréter le sens et le mouvement dans l’histoire dans leurs philosophies respectives ; mais bien comme parole de Dieu.

Selon la Bible, à partir d’elle, Dieu parle aux hommes dans une histoire dont la mémoire humaine comme un creuset, est chargée de retenir et de prolonger dans l’aujourd’hui les enseignements.

Notes
1811.

RICOEUR Paul “Temps biblique “ in OLIVETTI Marco (diretto da ) “Ebraïsmo, Ellenismo et Cristianesimo” CEDAM Roma Padova 1985 Tome 1 ; ( pp 23 à 35).

1812.

BEAUDE Pierre-Marie Conférence à l’IUFM de Saint-Étienne le Lundi 27 Avril 1998 “L’intertextualité biblique” (op. cit.)

1813.

Ibidem. ; ( p 35).

1814.

NEHER André “L’essence du prophétisme “ PUF Paris 1955 ; “La création “ (pages 128 à 138 ).