En effet, tous ces récits ont en commun de se situer au carrefour, entre une élévation et un abaissement. Élévation de l’homme, par une promesse réitérée, une alliance renouvelée, une bénédiction accordée, une vision donnée, une promesse délivrée, abaissement de Dieu qui consent à s’adresser à l’homme pour le visiter. On pourrait alors voir la réalité de la transfiguration comme étant la réalité centrale de toute l’écriture qui ne devient parole qu’à partir de ce mystère, comme la réponse au mystère de l’incarnation. Plus que toute autre, l’église orientale a souligné cette chose comme l’évangile de Jean, souvent cité comme celui de la transfiguration, alors même qu’il est le seul, paradoxalement, à ne pas en rapporter le récit. Il reste que depuis le premier miracle de Cana, 1857 rapporté par Jean, jusqu’à l’invitation du brigand repenti sur la croix, 1858 rapporté par Luc, tout converge dans les récits évangéliques vers la transfiguration qui appelle le meilleur pour la fin. 1859
À l’abaissement divin manifesté dans l’incarnation, répond, par grâce, l’élévation de l’homme et de la création, leur intrusion encore furtive, mais source de toutes les promesses dans la création nouvelle. Mais il ne semble s’agir là que d’évocations. Les deux grands récits de transfiguration biblique, concernent, l’un Moïse venant de recevoir les tables de la loi, et l’autre le Christ, en prière avec Élie et Moïse, sur une montagne, où Pierre Jacques et Jean, seuls, l’avaient accompagnés. Le mystère de l’incarnation est regardé du point de vue de Dieu, qui descend vers l’homme pour habiter le quotidien de ses gestes. Il suppose un abaissement de Dieu vers l’homme. Le mystère de la transfiguration est comme une conséquence de ce mystère premier, il est regardé du point de vue de l’homme, et il suppose une élévation de l’homme vers Dieu. Dans l’incarnation, le ciel descend vers la terre, dans la transfiguration, la terre monte vers le ciel.
Notons enfin que de chacun des deux mouvements, l’initiateur n’en est pas l’homme et ses efforts, mais Dieu : Dieu qui s’incarne, Dieu qui transfigure la réalité quotidienne. Tout n’est que fruit d’une grâce. Il n’est pas étonnant alors que la première transfiguration biblique apparaisse juste après que Moïse ait reçu au Sinaï, les paroles de Dieu. Dieu a visité son peuple pour l’enseigner, et lui donner la Torah. Moïse l’ignore encore mais la marque de sa rencontre avec Dieu se lira sur son visage devenu lumineux, comme incandescent, lors de son retour parmi les siens. La transfiguration du Christ, rapportée par les trois synoptiques, est, quant à elle, toujours située à un moment central de son ministère, lorsqu’il commence à annoncer aux disciples la nécessité de sa mort et sa résurrection.
À la lumière de la Nouvelle Alliance, Paul, dans la seconde épître aux Corinthiens, fait une lecture de cet épisode où il semble associer le voile de Moïse, au voile que mettait le lecteur juif de la synagogue du premier siècle lors de la prière. Ce voile, Paul écrit que Jésus seul vient l’ôter, en donnant accès à toute l’intelligence de l’écriture comme parole de Dieu, Père, non selon la lettre mais en esprit.
‘Il nous a rendu capables d’être ministres d’une nouvelle alliance, non de la lettre, mais de l’esprit; car la lettre tue mais l’esprit vivifie.’ ‘Or, si le ministère de la mort, gravé avec des lettres sur des pierres, a été glorieux, au point que les fils d’Israël ne pouvaient fixer les regards sur le visage de Moïse, à cause de la gloire de son visage, bien que cette gloire fut passagère, combien le ministère de l’esprit ne sera-t-il pas plus glorieux ? Si le ministère de la condamnation a été glorieux, le ministère de la justice est de beaucoup supérieur en gloire. Et sous ce rapport ce qui a été glorieux, ne l’a point été, à cause de cette gloire, qui lui est supérieure. En effet, si ce qui était passager a été glorieux, ce qui est permanent est bien plus glorieux.’ ‘Ayant donc cette espérance, nous usons d’une grande liberté, et nous ne faisons pas comme Moïse qui mettait un voile sur son visage, pour que les fils d’Israël ne fixassent pas les regards sur la fin de ce qui était passager. Mais ils sont devenus durs d’entendement. Car jusqu’à ce jour le même voile demeure quand ils font la lecture de l’Ancien Testament, et il ne se lève pas, parce que c’est en Christ qu’il disparaît. 1861 ’Chez Paul, la constante “théologique”, au fil de ses écrits, est de dire que la loi, bien que don de Dieu, révélation de Dieu, en ce qu’elle révèle à l’homme le péché, conduit en elle-même, à elle seule, à la mort. Elle n’est donc que le passage nécessaire pour quelqu’un d’autre qu’elle-même : le compagnon de marche pour conduire au Christ tel le pédagogue qui s’efface devant le maître. Paul parle d’un voile relatif tout à la fois à la relation avec le monde, symbolisé par le visage de Moïse, et à l’accès à la parole de Dieu, symbolisé par le voile sur l’écriture, que Christ vient ôter.
Nous pouvons alors évoquer l’art iconographique chrétien oriental face à l’iconoclasme biblique de l’ancienne alliance. Le voile qui se lève, en Christ, serait celui qui permet de regarder l’icône sans pour autant que soit fixé ce qui est passager comme une fin, sans pour cela tomber donc et verser dans le culte de l’idole.
La révélation donnée à Moïse signifiait la finitude des représentations humaines, leur inadéquation rédhibitoire pour atteindre et comprendre YHVH par elles-mêmes. Christ, introduit comme une seconde révolution des perspectives, dont l’art iconographique oriental a tenté de rendre compte, de renvoyer l’imposant mystère. Gordana BABIC définit l’icône non comme le lieu d’une représentation de Dieu, et de son mystère, mais comme celui de son évocation, en terme de mémoire.
‘“À l’origine, le terme “Eikôn ne signifie pas “image “ et ne désigne pas ce qui est peint ; c’est un concept abstrait (...) exprimant l’établissement d’une ressemblance, le reflet et la reproduction du vivant, un tableau de la mémoire, l’image du souvenir qui se substitue à l’image originelle disparue ou inaccessible .” 1862 ’L’icône n’est, pour les chrétiens grecs, que rappel d’une réalité autre, un signe de celle-ci, telle la réalité de la transfiguration rappelant la réalité du Royaume, l’espérance du Royaume, d’ores et déjà présente dans les récits des évangiles, mais cachée encore à la vision immédiate et surtout constante de chacun. Bien des icônes orthodoxes se caractérisent, en effet, entre autre, par le fait qu’elles n’offrent pas de point de fuite des lignes à l’infini, ce point virtuel où se rencontreraient les lignes . Dès lors, toutes les lignes convergent vers celui qui regarde l’icône, qui devient, lui-même, le centre de l’oeuvre qui semble regarder vers l’extérieur de lui-même et le projeter dans un monde autre.
On peut alors parler d’un renversement, d’une inversion de la perspective. D’après Gordana BABIC, poursuivant encore sa réflexion, en citant Olivier CLÉMENT, l’icône plaçant chacun en son centre, mais surtout évoquant les personnages bibliques, dans une perspective transfigurée, d’une sainteté transparente, et inaccessible, inverse le regard et contrairement à l’argument iconoclaste, lors de la querelle des Iconoclastes ( 728 - 843 ) invite alors à se libérer de toute idolâtrie de l’image, en transportant celui qui contemple l’icône dans le monde des personnes sanctifiées, comme une invitation au sacrement de la Beauté et de la lumière. 1863
‘“L’art de l’icône est essentiellement témoignage d’une présence éternelle; l’oeuvre montre “chaque personne sanctifiée comme le sacrement de la Beauté et de la Lumière .“ 1864 ’Le deuxième concile de Nicée (787 ), septième concile oecuménique, réuni par CONSTANTIN IV et l’impératrice IRÈNE, réhabilitant la place des images, exprima des choses semblables en ces termes.
‘(...) car toute démonstration extérieure de respect accordée à l’image passe à celui dont elle reproduit les traits, et le fidèle qui salue cette image, vénère le personnage qu’elle représente. 1865 ’Le voile dont parle Paul, qui se lève en Jésus-Christ, et qui donne directement accès pour l’homme, pour chacun, à la lecture et à la compréhension de la Parole de Dieu, est une révolution de cette nature : on passe d’une transfiguration du monde à une transfiguration du regard. L’homme peut désormais, à partir du mystère de l’incarnation, regarder et comprendre la transfiguration du monde visité, traversé par la lumière de Dieu. Il est permis alors de communier en esprit et en vérité, par la prière, en actes, en pensées, et en paroles, avec cette présence indicible qui a visité, visite, et visitera encore le monde et chacun, en Christ. Prémices du royaume de toute plénitude. La fête de la Transfiguration célébrée le 6 Août en église d’Orient depuis le IV° siècle, revêt vraiment alors une grande signification proche de ce que nous venons d’écrire.
La transfiguration du Christ vient elle-même comme en écho de celle de Moïse, mais aussi d’un récit rapporté par le livre de Daniel où trois amis juifs du prophète furent jetés dans une fournaise.
Ce “quatrième” homme mystérieux disparaît du récit aussitôt après qu’il ait rempli son rôle qui était de conduire les trois juifs, amis de Daniel, dans la fournaise. Vision furtive qui (et que) rappelle la rencontre sur le chemin d’Emmaüs avec le ressuscité. 1868
D’un autre côté, la présence des trois amis rappelle cette étrange rencontre d’Abraham avec les trois messagers qui n’en font parfois étrangement qu’un, puisqu’il s’agit de l’Éternel, et qui lui annoncent la naissance prochaine d’Isaac sous les chênes de Mamré. 1869
Certains voient là, également, l’évocation furtive bien que totalement implicite du mystère trinitaire.
Ce même nombre de trois, répété ici deux fois : Jésus parle avec Moïse et Élie d’une part, et d’autre part, trois disciples seulement l’accompagnent : Pierre Jacques et Jean. Cette même vision furtive, passagère, s’arrête curieusement lorsque Pierre veut la fixer en demandant à Jésus d’installer trois tentes, une pour Elie, une pour Moïse, une pour Jésus.
La transfiguration est donc comme un signe du royaume futur, royaume de plénitude, mais aussi comme une réalité impossible cependant à fixer, et dans laquelle le chrétien ne peut s’installer.
Elle n’est donc pas du tout pure virtualité, pure utopie, ni même presque paradoxalement pas vraiment pure espérance : elle est comme au-delà et en deçà de toutes ces choses. La transfiguration est davantage comme la réalité furtivement perçue de la dimension de Dieu, dimension du Royaume, dépassant les contingences du temps et de l’espace, et exprimant sa présence, comme une empreinte vite effacée au coeur d’un moment et d’une rencontre bien délimités ... comme un signe envoyé qui ne saurait parfaitement se mettre en image ... mais que quelques mouvements artistiques chrétiens, spécialement dans la culture orthodoxe d’orient, ont tout de même tenté d’évoquer par l’image ...
La transfiguration exprime le projet de Dieu pour l’homme, comme une réalité d’amour, de vie, de sainteté, de justice, manifestée par l’irruption du Royaume au coeur de la réalité terrestre. Ce projet, bien que dépassant en largeur, hauteur, profondeur, en toutes dimensions, les spéculations, les perceptions, les attentes, les représentations que l’homme s’en fait, finit par les épouser en Christ.
Genèse XV 7 à 18
Genèse XVIII 1 à 15
Genèse XXVIII 10 à 22 (op. cit .)
Genèse XXX II 24 à 32 (op. cit. )
Exode III 1 à 6
Luc I 26 à 38
Jean II 1 à 11
Luc XXIII 40 à 43
Jean II 10
Exode XXXIV 27 à 35
II Corinthiens III 6 à 14 ; la TOB note que le mot Ancien Testament, cité à la fin du passage, et que la Bible de Jérusalem traduit par “ Moïse “ apparaît ici pour la première fois, dans un texte chrétien.
BABIC Gordana (Présentation et illustration de ) “Icônes “ éditions Princesse Paris 1980 ; (à la page 3).
Gordana BABIC parle ainsi des icônes qui connurent du XIV° au XVI ° siècle, leur période de développement le plus remarquable, sous l’influence de l’école byzantine : “ (...) les artistes utilisent la lumière, le dessin, l’inversion de la perspective pour souligner l’authenticité des scènes des temps les plus reculés de l’histoire du christianisme.”
BABIC Gordana in Ibidem ; (à la page 14).
BABIC Gordana in Ibidem ; (à la page 16 ) ; le passage entre les guillemets cite Olivier CLÉMENT.
Cité par NICOLE Jules-Marcel “Précis d’histoire de l’église “ Éditions de l’Institut Biblique 94 130 Nogent sur Marne 1972 (5 ° édition de 1990 ; ( à la page 85).
Daniel III
Daniel III 23 à 24
Luc XIII 13 à 35 Ce texte se situe entre la résurrection et l’ascension du Christ.
Au verset 31, nous voyons bien que lorsque Jésus rompt le pain, les disciples le reconnaissent enfin, et que leurs yeux s’ouvrent, mais aussitôt, Jésus disparaît.
Genèse XVIII 1 à 15 (op. cit.) Ce texte alterne le singulier et le pluriel pour parler de l’Éternel (versets 1 ; 13 et 14), et des trois messagers comme d’une seule et même apparition.
Matthieu XVII 1 à 13, Marc IX 2 à 13 , Luc IX 28 à 36.
Matthieu XVII 1 à 13 ; Luc IX 28 à 36 ; Marc IX 2 à13 .