Pax christi, pax romana

La distinction entre les deux paix, la paix romaine et la paix du Christ, est au centre de l’hisoire de l’église dès la naissance de celle-ci. Revenons sur la mort d’Étienne. Étienne s’adresse aux autorités juives, il reprend tout le récit biblique depuis l’appel d’Abram. Il évoque les patriarches, puis Moïse, David, Salomon, l’exil. Il cite les prophètes persécutés pour signifier l’accomplissement de l’écriture en Jésus de Nazareth mort crucifié. Étienne sera lui-même arrêté dans son discours pour être transporté hors de la ville où, à l’abri du regard de l’autorité romaine, il sera lapidé pour blasphème, sous les yeux du jeune pharisien Saul (Paul ) gardant les vêtements des meurtriers. Il s’écriera avant de mourir : “Seigneur Jésus reçoit mon Esprit “. Le ciel s’ouvrira devant ses yeux et il verra le Fils de l’homme debout à la droite de Dieu. L’enjeu du Règne du Christ, est bien la vie ou la mort, non le pouvoir de Rome, ni même celui de la synagogue, ni du sanhédrin. Étienne est déjà dans la paix lorsqu’il remet son esprit à celui qui domine désormais sur la vie et sur la mort : Jésus le crucifié.

‘Puis s’étant mis à genoux, il s’écria d’une voix forte : Seigneur ne leur impute pas ce péché . Puis il s’endormit. “ 1897

Le martyr témoigne de la paix, et Étienne ne “meurt” pas, il s’endort. Le pardon du Christ sur la croix est maintenant répercuté comme une preuve de la présence, entre comunion et consolation, donnant la force au martyr de pardonner à son tour à ses persécuteurs .

La mort d’Étienne montre que très tôt le pouvoir religieux juif voit dans le développement de l’annonce évangélique accompagnée par les songes, les signes et guérisons, un blasphème.

Mais l’église primitive va rencontrer plus de trois siècles de persécutions dans l’Empire Romain.

Ces persécutions, si elles n’empêcheront pas son développement spectaculaire en marge de l’Empire, trouvent leurs origines dans quelques obstacles que rencontre l’église primitive face à la logique romaine. Michael GREEN en souligne les principaux : l’obstacle moral dans un empire où les moeurs étaient largement relâchées ; l’obstacle de la rumeur les accusant de cannibalisme d’athéisme, d’inceste ; l’obstacle du mépris envers le faible niveau culturel de la plupart des chrétiens qui se recrutaient surtout chez les simples ; l’obstacle de la résistance que manifestaient les chrétiens face au commerce du culte rendu aux idoles. Ce culte, largement répandu dans tout l’empire, réunissait des hommes en corporations artisanales. Ces corporations s’opposèrent avec vigueur au chrisitanisme et à l’église primitive qui venait remettre en cause leurs pouvoirs, leurs statuts, éloignant les fidèles nouvellement convertis du culte rendu à la divinité protectrice et unissant ces hommes à d’autres hommes, d’autres conditions, d’autres cultures, d’autres corporations, d’autres statuts, d’autre sexe, sur d’autres bases que celles du corporatisme. 1898 Un dernier obstacle plus déterminant, vient paradoxalement de la paix entre pax Christi et pax Romana ( pax Augusta ). Les deux paix n’ont ni le même but, ni le même prix, ni le même destinataire.

La première, la paix du Christ, gagnée sur la croix par le Christ, pour les disciples, est reçue individuellement, au fond de chacun, avant d’être communiquée et donnée à quiconque sous forme de bénédiction, comme une consolation venue de l’Esprit-Saint au coeur des épreuves et des persécutions les plus terribles. Elle permet aux chrétiens de traverser celles-ci sans haine ni rancune, mais, au contraire, comme Étienne mourant lapidé, en priant pour leurs persécuteurs.

La seconde, la paix romaine, est une tentative de pacification politique et publique d’un empire, couvrant à l’exception de l’Inde et de la Chine, la totalité du monde dit civilisé de cette période entourant l’ère chrétienne. Son prix est l’ordre public, son but est la prééminence de l’ordre romain exprimé par le culte de l’état, qu’il soit impérial ou républicain.

Les romains établissaient une différence entre religio et superstitio : seule la religio était la religion de l’État qui était fort tolérant pourvu que le culte religieux privé lui soit soumis. Certes, on tolérait, mais pour les juifs seulement, qu’il puisse y avoir un Dieu dont le culte ne se soumette pas à Rome, mais le christianisme, phénomène nouveau et méconnu, inquiétait.

Pour les autorités romaines des premiers siècles, le christianisme n’est que superstitio de gens se nourrissant clandestinement d’un certain christus qu’ils prétendent plus grand que César pour former un même corps, et s’appelant entre eux frères et soeurs. Les rumeurs les plus invraisemblables couraient, allant, nous l’avons dit, de l’accusation d’inceste et d’athéisme, à celle de cannibalisme.

Certes, la paix romaine, abolissant les frontières, développant les communications, le droit, et l’usage d’une langue commune, rendit possible le développement du chritianisme, grâce à ces conditions socio-politiques inimaginables quelques siècles auparavant. Mais les deux royaumes ne pouvaient, dans un premier temps, en tout cas, que s’affronter l’un l’autre.

Pour ce qui est des chrétiens Michael GREEN écrit encore :

‘Jésus lui-même avait posé une distinction entre les prérogatives de Dieu et celles de César par sa réponse au sujet du tribut dû à César, et ses disciples s’en tenaient à son enseignement. César devait être honoré mais non adoré. Jamais ils ne se prosterneraient devant lui, ni ne lui offriraient de l’encens, comment auraient-ils pu le faire ?’ ‘(...) Un chrétien ne pouvait dire sciemment “ César est Seigneur” s’il professait que “Christ est Seigneur.” 1899

Il y avait donc sans doute, d’un point de vue romain, plus d’un point commun, entre juifs et chrétiens. Tous deux se réclamaient finalement du Dieu des juifs, un seul et même Dieu. Pour les deux, le Dieu de leur foi était plus grand que César. Mais le christanisme semblait représenter une menace bien plus grande, en se développant sur des bases nouvelles, rompant avec la pratique de la circoncision qui enclavait la religion juive comme à l’intérieur d’elle-même, à l’intérieur d’un peuple, même clairsemé dans la diaspora, parmi les nations, et permettait dès lors son contrôle politique.

La circoncision était en effet le signe d’union entre les juifs, de l’appartenance au peuple de l’alliance. Le Saint-Esprit est le nouveau baptême unissant les chrétiens. Ce baptême, bien que greffé sur celui de Jean-Baptiste est en effet d’une autre nature. Il s’agit, comme l’annonça le baptiste lui-même, du baptême de l’Esprit 1900 qui faisait naître des hommes nouveaux. 1901

L’ordre de la loi romaine, l’édit de César, la pax romana, n’étaient d’aucun secours face à la référence chrétienne suprême, la paix du Christ, paix du coeur, n’étant pas de même nature que la paix du monde, paix civile. 1902 Inversement et réciproquement, la pax christi fondamentalement ne s’opposait pas à la paix romaine et trouvait en elle une justification dans le fait qu’aucun pouvoir ne pouvait détenir une autorité fut-elle terrestre et politique, si cela ne lui avait été permis par Dieu. Le Christ a d’ailleurs d’ores et déjà vaincu le monde, 1903 auquel cependant le chrétien est appelé à se soumettre, et non à s’affronter, 1904 monde pour lequel le chrétien est invité à prier 1905 .

Le chrétien, dût-il subir le martyr, est invité dès lors à ne rien avoir à craindre lorsqu’il passe devant le tribunal des hommes : l’Esprit-Saint qui règne au-dessus de toutes les autorités elles-mêmes lui donnant au moment-même de sa défense les mots pour parler, et la consolation et la paix pour tenir ferme. 1906

Il resterait cependant encore, pour le chrétien, à faire valoir ses droits, lorsque ceux-ci sont bafoués, à l’exemple de Paul injustement battu ou emprisonné et qui demanda alors avec force, à être traité selon le droit de citoyen romain, ou à être jugé par César lui-même. 1907

Les chrétiens soumettaient la conscience de l’État à celle d’un Dieu de paix qui s’adressait en premier au coeur de l’homme, et les dépassait de toute part, eux-mêmes, bien que venant nourrir leur vie, de sa plénitude et de sa royauté toutes offertes, partagées et communiées en esprit. 1908 Étaient ainsi alors également dépassées et soumises, selon les premiers chrétiens, à cet ordre de la charité victorieuse, toutes les formes d’organisations civiles et humaines.

Le premier malentendu entre chrétiens et les autorités de Rome, dura trois siècles, jusqu’à la conversion de l’empereur CONSTANTIN I ° et le fameux édit de Milan ( 313). Il reposait sur le fait que Rome voyait comme des ennemis menançants pour l’Ètat, ceux qui ne l’étaient pas.

Le second malentendu, diamétralement symétrique au premier, trouve, à partir de l’édit de Milan des répercussions, avec des rebondissements jusqu’à aujourd’hui : il consista à confondre une tolérance de l’État que tout chrétien pouvait et devait rechercher, avec une reconnaissance du christianisme, comme religion unique d’État, à partir de Théodosius 1° en l’an 380 proclamnt le christianisme religion officielle de l’Empire, ce qui impliquait une confusion entre Dieu et César.

Le premier malentendu fit tort aux chrétiens, injustement calomniés et martyrisés, le second malentendu, plus incidieusement, fit tort au christianisme, en semblant méconnaître dans son fondement doctrinal, théologique et historique, celui de la co-existence des deux royaumes jusqu’au retour du Christ.

Le premier malentendu émana de l’État : sa source est essentiellement exogène, en rapport à l’église. Le second malentendu émana tout autant de l’église que de l’état qui trouvèrent tous les deux, par là, le plus souvent à un certain mauvais compte, un terrain d’entente. 1909 Une fois dissociées la paix du Christ qui touche le coeur de l’homme et la paix strictement politique qui concerne l’exercice du droit, il reste une leçon de l’histoire : les problématiques des relations entre églises et états fluctuent et évoluent au fur et à mesure que les temps de l’histoire avancent. Nous rejoignons, en partie, la dimension eschatologique de la foi biblique. L’eschatologie étant en christianisme, les derniers temps d’une histoire en marche vers l’accomplissement final du plan de Dieu, “le temps qui s’écoule entre la venue du Christ et la parousie” , comme l’écrit Xavier LÉON-DUFOUR, elle est alors aussi “la situation temporelle du croyant “. 1910 Cette conception eschatologique du temps et de la foi, ne met pas, par définition, son espérance dans les succès terrestres 1911 . Une autre espérance la nourrit, 1912 que la soif de justice humaine et divine inspire. 1913 L’Espérance chrétienne traverse la condition humaine mais ne s’y arrête pas. Elle appelle au rayonnement d’un Dieu caché au coeur du monde, mais qui est aussi hors du monde.

Il ne peut en conséquence, pour le chrétien, en être autrement que de vivre sa situation dans le monde, comme un levain pour toute la pâte, 1914 comme le sel de la terre, 1915 comme la lumière du monde, 1916 appelé à vivre pour le monde, en ce monde, sans lui appartenir, 1917 en annonçant déjà le royaume à venir dont il est le citoyen 1918 avant même que d’être celui d’une cité terrestre. C’est ce que mentionna si bien Saint AUGUSTIN en distinguant la cité céleste de Dieu de cité terrestre des hommes qui cohabiteront pour le chrétien jusqu’à la venue du royaume de Dieu. 1919

Notes
1897.

Actes VII 60

1898.

GREEN Michael “L’Évangélisation dans l’Église primitive “ titre original “Evangelism in the early Church” ( 1969 ) Groupes missionnaires & Emmaüs 1981 ; Côtes aux fées, Saint Légier ; Suisse ; ( pages 40 à 53 ).

1899.

GREEN Michael in ibidem ; à la page 47

1900.

Matthieu III 11

1901.

Jean III 1 à 8; I Corinthiens V 6 à 8 ; II Corinthiens V 17; Éphésiens II 1 à 10 ; I Pierre II 1 à 3 ; entre autres.

1902.

Jean XIV 27 ; Philémon IV 6 à 8

1903.

Jean XVI 33 ; Colossiens II 15

1904.

Romains XIII 1

1905.

I Timothée II 2

1906.

Luc XII 11 ; Colossiens I 16

1907.

Actes XXII 25 ; Actes XXV 1 à 12

1908.

Matthieu XIX 14 ; Matthieu XIX 28 à 30 ; I Corinthiens VI 1 à 3 ; II Corinthiens VI 16 ; II Corinthiens XIII 13 ; Hébreux XII 28 ; I Pïerre II 4 à 10; Apocalypse III 20 à 22

1909.

ELLUL Jacques “La subversion du christianisme” Seuil Paris 1986 ; (pp 134 à 160) ; chapitre : “La perversion politique”

1910.

DICTIONNAIRE du Nouveau Testament” Xavier LÉON-DUFOUR Seuil Paris 1975 ; (page 237) ; au mot eschatlogie.

I Corinthiens X 11 ; Actes II 17 ; Hébreux I 2 ; II Pierre III 3 (cités par LÉON-DUFOUR).

1911.

Paul écrit : “Si c’est en cette vie seulement que nous espérons en Christ, nous sommes les plus malheureux de tous les hommes “ I Corintiens XV 19

1912.

Romains IV 18 ; Galates V 5 ; Éphésiens II 11 à 14 ; Tite I 1 à 2 ; Tite II 11 à 14 ; Tite III 4 à 8 ; entre autres ...

1913.

Psaume CXLIII 6 ; Ésaïe LV 1 ; Matthieu V 6 ; Matthieu XXV 35 ; Jean IV 13 à 14 ; Jean VI 35 ; Jean VII 37 à 39 ; Apocalypse VII 16 à 17 ; Apocalypse XXI 6 ; Apocalypse XXII 17

1914.

Matthieu XIII 33 ; Luc XIII 20 à 21 ; I Corinthiens V 6 à 8 ; Galates V 9

1915.

Matthieu V 13 ; Marc IX 49 à 51 ; Luc XIV 33 à 35 ; Colossiens IV 5 à 6

1916.

Matthieu V 14 à 16 ; Jean VIII 12 ; Jean IX 5

1917.

Jean XV 17 à 19 ; Jean XVII (op. cit) ; Galates I 6.

1918.

Hébreux XIII 14 ; Éphésiens II 11 à 14(op. cit. ) ; Pilippiens III 20 à 21 ;

1919.

Jean XVIII 36 ; AUGUSTIN (Saint ) “La cité de Dieu “ (Voir bibliographie).