Le chemin de vie que propose la Bible, chemin qu’incarne en perspective chrétienne, le Christ lui-même, s’affronte donc, ou rencontre, le chemin de la spéculation intellectuelle des sciences humaines qui a pour enjeu la cohérence construite. Cette spéculation intellectuelle sur fondement biblique a pris dans le judaïsme un caractère bien plus développé qu’en christianisme. Et nous pouvons donc rappeler, dans le monde intra-biblique, que la rupture d’avec le judaïsme se situe dans cette notion d’accomplissement, qui fait dans la perspective chrétienne, reconnaître le témoignage de l’Esprit-Saint comme supérieur aux spéculations et aux jeux des questions réponses entre maître et disciple.
Dans le domaine extra-biblique, le dialogue semble essentiellement porter avec l’héritage de la philosophie grecque. C’est d’ailleurs, par force, par sa nature et sa fonction même, au carrefour de cette rencontre, nous l’avons largement souligné, que se situe en grande partie notre thèse. La science contemporaine semble chaque jour moins prisonnière d’un scientisme qui avait usurpé un pouvoir sur la révélation en la réduisant trop vite au monde de l’irrationalité, mais cette rencontre n’était pas facile.
La philosophie libérale de Karl POPPER ( 1902 - 1996) est l’une des plus effectives résistances dans le XX° siècle, dressée face aux systèmes idéologiques totalitaires des pensées closes, dans lesquels cet auteur range tout autant le marxisme, le nazisme, le maoïsme, que, sur un autre registre, certes, la psychanalyse. Ces systèmes d’explication du monde, accumulent les faits qui justifient leur théorie, tout en rejetant, systématiquement, toute réfutation mettant en cause leur système d’élaboration, leur principe explicatif, la face cachée de leur hypothèse.
Par ailleurs, la philosophie des sciences de Karl POPPER, selon Jean BAUDOUIN, bien qu’ouvrant une nouvelle épistémologie des sciences, s’inspirait directement ou indirectement à trois sources que sont, l’universalisme de KANT (1724 - 1804 ), l’individualisme utilitariste de John Stuart MILL ( 1806 - 1873), l’évolutionnisme biologique de DARWIN ( 1809 - 1882 ). 2056 Selon POPPER, en effet, émigré du nazisme, né en Autriche, dans une famille juive, convertie au protestantisme, peut-être plus par crainte de l’antisémitisme du début de siècle que par conviction, empreint donc d’une culture biblique, cependant largement implicite dans ses travaux, selon sa philosophie résolument optimiste, et bienveillante, il y aurait une marche inéluctable de l’évolution sociale, politique, collective mais aussi personnelle, de l’humanité et des individus qui la composent, dans laquelle s’inscrirait tout à la fois le projet de la liberté humaine, et celui de son rapport à l’universalité. Les deux images des horloges et des nuages, 2057 qui symbolisaient, pour Sir Karl, la nécessité et le hasard, sont des figures des systèmes logiques, et des jeux de l’aléatoire, en interactions constantes les uns avec les autres, et expliquant l’évolution du monde qui n’est pas déterminisme, mais qui est ouvert à l’action décisionnelle, libre et volontaire, de l’homme. Pour NEWTON, tout nuage cachait une horloge, pour POPPER, inspiré de la théorie de la relativité, toute horloge cache un nuage.
‘Les hommes font leur propre histoire mais ils ne savent pas l’histoire qu’ils font. La liberté de l’homme et l’indétermination de l’univers sont au fondement de l’ontologie poppèrienne. 2058 ’Karl POPPER définissait trois mondes, trois principes de la réalité. Les trois mondes de Karl POPPER étaient les suivants :
Selon POPPER, le centre de l’évolution n’est pas tant la matière, que le troisième monde, celui des idées des concepts, des arts, des institutions et de l’éthique.
‘On signalera , enfin, que pour Popper les progrès décisifs de l’humanité se réalisent toujours dans l’ordre de la pensée, avant de s’extérioriser dans des pratiques, et des agencements concrets. 2060 ’Sa philosophie, cependant, se distingue radicalement de celle de HEGEL qu’il combat avec vigueur, car, dit-il, elle est le maillon manquant de la chaîne qui conduit de PLATON au totalitarisme contemporain.
POPPER, en effet, contrairement à HEGEL, ne conçoit pas de réalité scientifique en dehors de la subjectivité, et surtout du caractère limité de la connaissance humaine, de ce qu’il convient de nommer l’incomplétude. Il n’y a de savoir scientifique, pour POPPER, que dans la double tension d’une quête toujours inachevée, entre les exigences de la vérité recherchée, et le parti-pris qui répond avant tout à des critères éthiques, et épistémologiques.
Toute connaissance, selon cet auteur, ne peut être considérée comme scientifique, que si elle s’ouvre, débouche, permet, sa propre réfutabilité. Une seule réfutation suffit pour invalider toute une théorie scientifique, ainsi, par exemple, se fit le passage de NEWTON à EINSTEIN. Ceci confère à la réfutation, à la critique, paradoxalement, un caractère éminemment plus constructif et novateur que celui joué par l’adhésion visant à la confirmation par généralisation des conjectures jusque là admises et élevées en dogmes.
Le moment historique décisif du déclenchement du processus, pour POPPER, se situe dans l’école ionienne, lorsque THALÈS de Milet (fin du VII° siècle début de VI° siècle ) accepta d’ANAXIMANDRE (VI° siècle), son disciple, qu’il réfutât ses théories. 2061 Cette école se distingue, pour POPPER, spécialement, de l’école de PYTHAGORE (vers le VI° siècle avant Jésus-Christ), l’école italique, où régnait la dogmatique de l’ascendant absolu du maître sur l’élève, à partir du culte de l’ésotérisme et des systèmes idéologiques clos.
Finalement, dans le domaine extra-biblique, on pourrait dire aussi le domaine appelé profane, celui de l’héritage grec, ce que le Nouveau Testament appelle “le monde “, le travail de POPPER pourrait rejoindre celui des Pères de l’église, luttant contre les plérômes néo-platoniciens.
Il reste cette rupture, cette “folie” aux yeux de la raison extra-biblique, l’héritage grec de la raison, que reste la foi chrétienne. Car si le monde des concepts est moteur pour POPPER, de l’évolution de l’histoire, dans une perspective biblique, juive ou chrétienne, ce moteur serait davantage la conscience travaillée renouvelée, au fur et à mesure de l’avancée de la révélation.
Ce qui émerge, en effet, de l’histoire biblique est un élargissement conséquent et progressif de la conscience humaine jusqu’à la communion en Dieu.
Il ne s’agit, encore une fois, pas cependant de la conscience, au sens extrême oriental, spécialement bouddhiste, qui est le fruit d’un détachement vis à vis du monde, ou en tout cas de la matière, pour une plus grande disponibilité à l’esprit hors de celle-ci, le “premier monde” de POPPER, mais de l’élargissement d’une conscience qui fait se rapprocher de l’autre dans sa matérialité incarnée, et de la matière donc, le prochain et son corps, les choses et leur matérialité, jusqu’à se sentir concerné par l’autre, jusqu’à souffrir de ses souffrances, jusqu’à se réjouir avec lui. 2062 Puisque c’est bien dans ce monde que Dieu s’est fait homme pour le libérer de l’esclavage de sa condition de pécheur, esclavage de la mort, de l’injustice, du péché (manquement de cible).
Mère Térésa ( 1910 - 1997 ) l’exprime à sa façon dans cette pensée.
‘Les Évangiles nous rappellent que Jésus, avant d’instruire le peuple, éprouva une grande compassion pour la foule qui le suivait. Il en oubliait parfois le boire et le manger. Comment mit-il cette compassion en pratique ? En multipliant les pains et les poissons pour la nourrir. Il lui donna de la nourriture a satiété. Après qu’il l’eut rassasiée, il restait encore douze panières pleines. (...) 2063 ’À ce propos, est fondatrice la sortie d’Égypte 2064 , qui marque la sortie de l’esclavage, la sortie incarnée du peuple d’Israël des souffrances de la servitude et de l’exploitation, certains disent sa naissance historique en tant que peuple, sous la conduite de YHVH, avec Moïse pour guide, et médiateur, entre YHVH et son peuple. Cette sortie de l’esclavage, est l’annonce, dans la lecture chrétienne, l’événement précurseur de la libération de la condition humaine prisonnière des entraves de l’esclavage du péché et de la mort, manquant ainsi, tout à la fois, sa cible et à sa vocation, mais rendue libre, conduite vers la vie, avec Jésus pour guide, et médiateur, entre son Père, abba, et chaque homme. Le projet de YHVH transmis par Moïse, n’était donc pas de transformer la condition sociale des hébreux, en Égypte, d’esclaves en celle de notables. Le projet de YHVH n’était pas plus de les faire grandir dans la connaissance des travaux et des théories de construction de bâtiments pour en faire des experts en constructions de pyramides, afin de les protéger, les faire grimper dans la hiérarchie du travail, et d’esclaves qu’ils étaient les faire devenir maîtres.
Le projet de YHVH était bien de faire sortir son peuple d’Égypte, ce qui rejoint, remarquons le, l’une des sources étymologiques du mot éduquer, “educere”, qui signifie faire sortir, étymologie que nous avons voulu mettre en avant, et nous comprenons mieux à présent pourquoi, dans notre travail.
Ce que veut YHVH est aussi donner un prix à la vie d’un peuple qu’il distingue de tous les autres peuples pour l’enseigner, 2065 donner un prix à la vie de l’homme, donner son propre prix, soigner, prendre soin, rejoignant la seconde étymologie que nous avons signalée,et également voulu souligner “educare” , qui peut signifier donner un prix.
Ce prix s’avérera, en bout de route, être le don de son propre fils, le fils unique, son premier né, donné en rançon, aussi appelé l’agneau de Dieu, rappelant, mais inversant d’une certaine manière la donne, l’agneau sacrifié la nuit de la sortie d’Égypte, dont le sang badigeonné sur les linteaux des portes, préserva les premiers nés d’Israël, Dieu “passant outre” 2066 (sens de Pessah, pâque) devant les maisons ainsi signalées,la nuit même où la dixième plaie s’abattit sur les premiers nés du peuple d’Égypte. 2067
Tout se passe comme si, pour YHVH, le troisième monde dont nous parle POPPER, celui des théories des institutions, de la pensée élaborée, reconnue officiellement, n’avait aucune importance directe et décisive, en tout cas. Ce qui importe dans ce récit de la Pâque, est déjà bien marqué entre la vie et la mort. Faire passer de la mort à la vie, est d’ailleurs tout le projet de Dieu que Jésus accomplit, dans la lecture chrétienne, dans le Nouveau Testament.
Le soin qui est porté par le texte biblique, dans le livre de l’Exode, mais aussi dans tout ce qui concernera ensuite, la délivrance de la loi, sur le moindre détail, et qui sera répercuté par la tradition juive, conformément au texte de l’Exode, puisque c’est à ce dernier repas, le séder, que Jésus prendra avec ses disciples, commémorant la Pâque, qu’il instaurera ce qui deviendra l’eucharistie, ce qui est parfois appelé par ailleurs le repas du Seigneur, la pâque du Seigneur, ou simplement la Cène, un autre acte de mémoire vivante, renforce le fait que, pour YHVH, ce sont les gestes incarnés qui signifient. Lorsque leur sens est fort, ils s’associent à la mémoire, et deviennent alors, autrement que par les soubresauts théoriques porteurs d’avenir, moteurs de l’histoire.
BAUDOUIN Jean “ La Philosophie politique de Karl POPPER” P U F Paris 1994 ; ( 256 pages ).
BAUDOUIN Jean “ Karl POPPER” P U F Paris 1989 ; ( page 14 ).
BAUDOUIN Jean “ Karl POPPER” P U F Paris 1989 ; ( page 14 ).
BAUDOUIN Jean “ Karl POPPER” P U F Paris 1989 ; ( page 13 ).
KAHN Jean François “Tout change parce que rien ne change : introduction à une théorie de l’évolution sociale.” Fayard Paris 1994 ; ( pages 691 et 692)
POPPER Karl “La quête inachevée” Calmann-Lévy Paris 1981 ; (336 pages).
BAUDOUIN Jean “ Karl POPPER” P U F Paris 1989 ; ( page 27 ).
POPPER Karl “Conjectures et réfutations “ ( 1° édition en langue anglaise 1963) traduction de l’anglais par Michelle-Irénée et Marc B de LAUNAY Payot Paris 1985 ; (page 227 ). Cité par ibidem à la page 24.
Rappelons que le principe de THALÈS voulait que le monde soit constitué d’eau, ce que réfuta ANAXIMANDRE, son disciple, lui substituera comme matière fondamentale, l’infini.
RUSSELL Bertrand “ L’aventure de la pensée occidentale” (”Wisdom of the West “Rathbone Books Ltd London 1959 pour la version originale) Hachette Paris 1961 ; (page 18).
Romains XII 15
TÉRÉSA Mère “Au coeur du monde - Pensées “ La Table Ronde Paris 1995 ; ( page 14).
Exode I 1 à Exode XV 21 pour la vie en Égypte et la sortie proprement dite.
Exode XV 22 à Exode XL 38 (fin du livre ) pour la marche dans le désert.
Exode XI 7
Telle est l’expression usitée en Exode XII 13 “ En voyant ce signe je passerai outre ...” (Bible de Jérusalem)
La Bible SEGOND traduit : “je passerai par-dessus vous” idem pour la TOB
Exode VII à Éxode XIII 16