De l’ami au Seigneur, du Seigneur à l’ami.

Le chemin de l’alliance oscille entre Dieu Seigneur et Dieu ami. Le nom même d’Abraham, celui par qui commence l’élection d’un peuple nombreux, signifie d’ailleurs l’ami de Dieu Père. L’amitié de Dieu pour son peuple qui rejoint dès le commencement, par l’effet d’une promesse, l’amitié de Dieu pour tous les hommes, pour l’humanité, ne se résume donc pas à une affaire d’héritage généalogique. La descendance promise à Abraham si elle est certes une descendance généalogique reconnue, semble recevoir là sa première leçon d’ouverture. Le Dieu d’Abraham n’est pas réductible à la tribu.

‘Je suis apparu à Abraham, à Isaac,à Jacob comme El Shaddaï (Chaddaï) mais mon nom de YHVH, je ne leur ai pas fait connaître. 2068

Celui qui s’était donc fait connaître, comme ”El Shaddaï (Chaddaï)” , le Dieu des montagnes, le Dieu qui domine, le Dieu Tout puissant, qui se manifesta donc à un homme parmi les “dieux” attachés aux personnes particulières, à des tribus, une coutume du temps d’Abraham, précise, à Moïse,son nom. Ce nom ne change pas, et, en rien, sa personne. Il s’agit bien du même Dieu d’Abraham d’Isaac de Jacob, Dieu de ses pères. Mais voici donc qu’il se révèle à Moïse comme étant YHVH, “celui qui est ce qu’il devient”, “celui qui sera ce qu’il est”, Dieu Tout Autre.

Il montre simultanément de façon claire que la fidélité du peuple à YHVH ne sera jamais stagnation, répétition, reproduction à l’identique, de rites magico-religieux, mais une marche par la foi, faite de recommencements toujours nouveaux, dans la confiance renouvelée. Où les gestes répétés de la prière à l’action de grâce, aident à retrouver la nouveauté sans cesse renouvelée du Vivant.

D’une certaine manière, YHVH montre à Moïse qu’il n’est pas ce “dieu naturel” qu’évoque entre autre la philosophie de Henri BERGSON (1859 - 1941). Bien avant Karl POPPER à qui il inspira ces notions, Henri BERGSON distingua les sociétés closes, des sociétés ouvertes. Il évoqua lorsqu’il parla de religion, la religion naturelle ou statique rattachée selon lui à une société close.

L’attachement à un tel dieu confond l’ordre du monde et l’ordre de Dieu. Pour le dieu de la religion naturelle, c’est à dire mythique, le religieux comble simplement le vide d’insatisfaction et d’inquiétude que les questions de l’intelligence humaine, de nature spéculative reliées à la finitude, laissent vacantes, sans réponse. 2069 Évoquant le cas d’un criminel pris de remords au moment de son jugement, Henri BERGSON explique que ce que cet homme craint le plus, davantage encore que le châtiment, est son rejet du monde social où il évolue. Il ne regretterait son crime, que pour éviter ce rejet. BERGSON écrit ceci : “ Quand personne ne sait qu’une chose est, c’est à peu près comme si elle n’était pas ...” 2070 Ainsi, si Dieu se réduisait à être un ami de l’homme réduit à l’homme, nous en resterions très probablement là. L’ami d’Abraham, n’est pas son objet, à la merci d’Abraham, comme d’ailleurs sa promesse l’indiquait déjà, qui promettait la bénédiction pour un peuple nombreux. Jean Paul KAUFFMANN, trois ans prisonnier en otage, à BEYROUTH, du printemps 1985, il était alors journaliste, à Mai 1988, resta seul sans voir le jour, assistant impuissant à la mort d’un co-détenu, SEURAT, avec sa Bible et le premier tome de ”Guerre et Paix “ de Léon TOLSTOÏ, pour seules lectures. Voici son témoignage qui indique bien, comment la religion naturelle dont parle BERGSON, fut, dans ces moments terribles, comme dépassée.

‘Pendant trois ans, je n’ai pas vu la lumière du jour, dans ma cellule et cela s’est fait peu à peu de manière imperceptible. Quelque chose vous gagne, dans la solitude, dans le noir, (j’avais les yeux bandés). Un sentiment étroit de proximité avec une présence invisible, une présence qui me répond. Qui me dit : “Tu n’es pas abandonné, tu n’es pas seul.” Une présence contre laquelle je m’adosse. Une présence qui rode dans ce lieu où j’ai toutes les raisons de me croire totalement seul, oublié du monde et condamné.” 2071

L’amitié de Dieu, Jean Paul KAUFFMANN, du fond de sa détresse, l’a ressentie, comme une indicible et mystérieuse, mais néanmoins très certaine, présence, envers et contre toute évidence première qui s’arrêterait à l’objectivité d’une situation pour en tirer des conséquences. Au delà des règles, des lois, des institutions, des mots, des sentiments et des apparences, de la logique apparente, quelqu’un lui a murmuré “quelque chose qui vous gagne”, “quelque chose qui gagne “ : le sentiment d’une présence. L’amitié était bien le projet de Dieu pour l’homme, la nature profonde du sentiment qui traverse et accomplit sa relation avec lui, tout au long du fil de l’histoire de l’alliance.

Les premiers pas d’Abram, comme le choix même de son nom transformé, reformé, par Dieu, gardant toutes les traces de son nom passé, mais l’habitant, l’habillant, désormais de sa présence, étaient donc annonciateurs d’un grand dessein d’amitié entre Dieu et l’homme, entre l’homme et Dieu. Et Jésus rétablira cette amitié dans une splendeur nouvelle 2072 , l’ouvrant désormais à chacun jusqu’aux publicains et aux gens de mauvaise vie. 2073 L’amitié dont il parle, passera par le crible de la transfiguration, de la croix et de la passion, de la résurrection, de l’ascension. Le disciple bien aimé, 2074 est invité à y communier, suivant les pas de son maître. Il reçoit parfois la grâce de suivre ce maître jusqu’au bout de son chemin d’humanité. Ce maître n’est d’ailleurs plus un maître, seulement, mais, comme il se définit lui-même, l’ami. 2075

Notes
2068.

Exode VI 3

2069.

BERGSON Henri “Les deux sources de la morale et de la religion.” Alcan Paris 1932.

2070.

BERGSON Henri “Les deux sources de la morale et de la religion.” Alcan Paris 1932 ; (page 10) cité par :

MEYER François “Pour connaître BERGSON “ éditions Bordas Paris 1985 ; (page 97).

2071.

KAUFFMANN Jean Claude cité par THOMAS Jean Claude ( édition de ) “ À l’heure de Dieu “ Stock Paris 1998 ; ( page 71).

2072.

Matthieu IX 15 à 17 ; Marc II 19 à 22; Luc XII 4

2073.

Matthieu IX 9 à 13 ; Marc II 15 à 17 ; Luc V 29 à 32

La parabole des conviés : Matthieu XXII 2 à 14 Luc XIV 15 à 24

Les disciples deviennent des pécheurs d’hommes : Matthieu IV 18 à 19 ; Marc I 16 à 20 ; Luc V 1 à 11

Dans l’Ancien Testament on peut lire : I Samuel II 7 à 9 ; Job XXXVI 5 à 15 ; Psaume XXIV 2 ; Psaume CXIII 7 à 9

2074.

L’expression “bien aimés “ est la favorite de l’apôtre Jean. Nous en retrouvons comme l’esprit et la trace, fortement marquées, dans l’oeuvre de Ramon LULL (1235 - 1315) ou dans les écrits d’Antoinette BUTTE fondatrice de la communauté des soeurs protestantes de Pomeyrol (1898 - 1986).

BUTTE Antoinette “Le chant des bien aimés” Édition Oberlin Strasbourg (2° édition ) 1984 ; (264 pages).

BUTTE Antoinette “Semences “ Édition Oberlin Strasbourg 1989 ; (187 pages).

LULLE Raymond ( Ramon LULL) “ Livre de l’Ami et de l’Aimé” (extrait du roman de Blanquerna)“ Orphée la différence ; Montpellier 1989 ; (191 pages) .Traduit et présenté par Patrick GIFREU. En catalan Éd. Barcinò Barcelona ; 1954.

2075.

Jean XV 13 à15