Le verbe qui se fait chair qui se mange et se fait nourriture

L’événement de la Cène, du soir de la Pâque, 2129 répercuté dans l’Eucharistie et toutes les liturgies chrétiennes célébrant le repas du Seigneur, le signifient : les hommes entrent de plain-pied dans une relation nouvelle où le plus grand est le serviteur de tous. 2130

L’évangile de Jean le signifie à sa façon, qui substitue lors du soir du repas pascal, à l’institution eucharistique, la scène où Jésus lave les pieds de ses disciples. Nous y retrouvons cependant toute la dramatique du soir de la cène, contenue dans les autres évangiles, depuis la nécessité de cet acte de communion entre le maître et les disciples, jusqu’au dévoilement de la trahison de Judas. 2131

On parle alors, comme Marcel JOUSSE, de la manducation du verbe, 2132 c’est à dire que, l’eucharisite rejoint la façon dont on s’empare de l’écriture. On mange l’écriture, car celle-ci pour être bien assimilée suppose une digestion. Marcel JOUSSEs’étonnait de l’exactitude avec laquelle les mots étaient réitérés dans la tradition orale populaire, des sociétés de langue orale, ce qui a constitué le caractère même des sociétés chrétiennes, dans leur dimension populaire, et de la transmission des paroles du Christ, sur la majeure partie en tout cas de ses vingt siècles d’histoire. La plupart, pour ne pas dire toutes, les règles monastiques invitent à méditer ainsi l’écriture, plutôt qu’à intellectualiser de façon superficielle, les paroles du Christ. La lectio divina murmurée, en vue d’une inscription dans la mémoire du moine, en est l’illustration. Cette parole se fait chair en l’homme qui prie et la médite. Pierre-Yves ÉMERY, frère de Taizé l’exprime de façon fort claire, renforçant son argumentation en citant saint JÉRÔME.

‘Il y a une analogie entre la manière dont les espèces eucharistiques d’une part, l’Écriture sainte d’autre part, nous donnent le Christ et du même coup nous donnent au Christ : “Nous mangeons la chair et nous buvons le sang du Christ dans la divine eucharistie mais aussi dans la lecture des écritures” écrit saint Jérôme 2133

Saint JÉRÔME (347 - 420), travailla pourtant à l’écriture, à la traduction du texte, en langue latine écrite, jusqu’à la composition de la Vulgate qui fut l’oeuvre de sa vie. De par sa grande érudition, il était le spécialiste sans conteste de la langue écrite, et non, apparemment en tout cas, de la transmission orale de la parole qui était le fait de tout un chacun, parmi ses contemporains chrétiens. Nous pressentons alors combien, dans l’écriture même, au coeur de l’exigeant travail de la traduction, le rapport à l’oralité, à la manducation du verbe, chemin vers l’intériorisation, puis de l’intériorisation à l’extériorisation, de l’accueil à la communion, était essentiel dans l’église primitive.

Il nous semble retrouver cette exigence, cette dimension, particulièrement pour l’Ancien Testament, dans la Bible traduite en français dans la version Louis SEGOND, l’édition de la première version s’étalant entre 1874 et 1881, et qui reste encore aujourd’hui, la plus répandue dans les communautés issues de la réforme 2134 . Pierre Yves ÉMERY, dans les quatre degrés ascensionnels qu’il distingue dans l’approche de l’écriture biblique, la lecture, la méditation, la prière, la contemplation, montre combien la lecture, elle-même, pour prendre tout son sens, doit se rapporter à l’oralité, à la manducation évoquée. L’auteur cite, pour illustrer son propos, le texte d’un anonyme du Moyen-Âge et s’adressant à un moine.

‘Quand il lit, qu’il cherche la saveur, non la science. L’Écriture sainte est le puits de Jacob d’où l’on extrait les eaux que l’on répand ensuite en oraison. 2135

Alors, cette intériorisation de la parole ne laisse pas l’homme seul. Comme l’eucharistie, elle rejoint l’action de grâce, la communion d’église, et l’envoi vers le monde, à qui elle se destine. Il n’est jamais seul celui qui médite l’écriture, qui devient alors verbe en lui. Il est “dans “ l’église, en communion avec elle, par Christ, qui est l’église véritable, parfois invisible, en tout cas partiellement invisible, mais néanmoins présente, vivante dans son corps. Si l’’église est le corps du Christ don de vie gratuit répandu dans le monde, pour sa rédemption, ce même Christ Jésus est aussi celui qui préside à l’écriture biblique qui toute entière l’annonce et qu’il accomplit.

Telle est en effet la perspective chrétienne originelle. Dans cet esprit sont rédigés et lus en communauté d’église, depuis leur origine, les écrits du Nouveau Testament. On mange le verbe, comme le pain de vie descendu du ciel, car ce pain, constitue la nourriture consistante, vitale, essentielle, que le vin de la Cène vient égayer encore, qui comble toute faim et donne accès à la vie éternelle . 2136 Comme l’Esprit joyeux de la Pentecôte égaya les premiers disciples. Ce qui faisait dire aux témoins, dans Jérusalem en fête, qu’ils étaient pleins de vin doux. 2137

Notes
2129.

Matthieu XXVI 17 à 25 ; Marc XIV 14 à 21 ; Luc XXII 1 à 18 ; I Corinthiens XI 23 à 26

2130.

Genèse XXV 23 ; Matthieu XVIII 4 ; Matthieu XX 27 ; Marc IX 37 ; Marc X 43 à 44 ; Luc IX 48 ; Luc XXII 26 ; Jean XIII 13 à 20 ; I Pierre V 2 à 3

2131.

Jean XIII 1 à 30

2132.

JOUSSE Marcel “L’anthropologie du geste - La Manducation de la parole ” tome 2 Gallimard Paris 1975 ; (297 pages)

2133.

ÉMERY Pierre Yves “Méditation de l’écriture - prière des psaumes” Presses de Taizé ; 1959 ; ( à la page 2) ; (à la page 12 de l’édition de 1993) ; (voir bibliographie).

2134.

Elle est celle que nous avons utilisée dans sa version révisée en 1910, pour la majorité des citations bibliques.

2135.

ÉMERY Pierre Yves ; op. cit. ; (1993 ); (page 30).

2136.

Jean VI 35 à 48

2137.

Actes II 13 ; (voir aussi Jean XVI 20 )