1 Les pédagogies humaines ascendantes, deuxième terme du dialogue

La metanoia.

L’irruption du souffle (pneuma) de l’Esprit-Saint se répercute sur la connaissance de notre connaissance, celle de Dieu et de nous-mêmes (gnosis, noûs), la tradition orthodoxe parle de metanoia, pour signifier ce changement de centre qui, plus loin qu’une simple conversion, est déjà une entrée dans une “autre grammaire”, un “autre langage”, à partir d’un “autre centre” que le “moi” ou même le démiurge qu’il soit vu par SOCRATE comme le fabricateur du corps de l’homme, ou par PLATON, dans le Timée, comme le fabricateur du monde. 2219

‘Le mot grec “metanoia “ englobe et dépasse la notion courante de repentir : il désigne “le retournement du noûs”, l’esprit comme moyeu conscient de l’existence personnelle ; jusqu’alors l’homme avait construit le monde autour d’un moi (individuel ou collectif), en vertu de la philautia qui n’est pas forcément égoïsme, mais plutôt ipséité, vision mensongère et donc destructrice des autres et de l’univers. Désormais, il met l’absolu au centre et découvre sa propre misère, il explore ses abîmes peuplés de monstres (...) 2220

Remarquons cette inversion, soulignons encore ce retournement, et du mouvement, et de l’enjeu, par rapport à la gnose néo-platonicienne. Il ne s’agit pas, dans la metanoia, d’interpréter la révélation chrétienne à partir des principes catégoriels de la pensée spéculative, pour en percer la raison, mais tout au contraire, et à l’opposé, pourrait-on dire, il s’agit d’une nouvelle connaissance de soi-même et du monde, à partir de la visitation du souffle de l’Esprit-Saint, pour un passage de la mort à la vie.

La metanoia va de l’Esprit à la connaissance, non de la connaissance à l’Esprit, elle suppose la visitation première de l’Esprit-Saint qui, simultanément, s’il lui apporte la certitude joyeuse de l’Amour de Dieu manifesté comme Père, convainc, avec tristesse, l’homme de son péché de sa séparation d’avec Dieu. 2221 Entre la joie et les larmes, agit l‘Esprit-Saint, comme une consolation 2222 , au coeur de l’homme, semant un trouble, et ouvrant un dialogue, entre gestes et pensées, entremêlant ce trouble et ce dialogue d’un amour nouveau, au goût nouveau, à partir d’une lumière nouvelle, éclairant désormais toute chose à partir de l’amour de Dieu.

‘Alors le coeur durci commence à fondre, dans l’eau du baptême et c’est le don des larmes. 2223

Ce ”don des larmes” accompagne souvent la conversion chrétienne lorsque celle-ci est profonde, comme les moments forts qui ponctuent toute vie consacrée. Nous rejoignons par là, une réalité, tout autrement centrale qu’une simple spécificité de la culture orthodoxe orientale, mais un véritable “coeur” de la vie chrétienne qu’exprime parfaitement, par le retournement qu’il évoque, le sermon sur la montagne. Nous pensons plus particulièrement à cette phrase adressée par Jésus “aux affligés car ils seront consolés” , deuxième béatitude dans l’évangile de Matthieu 2224 , ou encore “à ceux qui pleurent maintenant car ils seront dans la joie” , troisième béatitude de l’évangile de Luc 2225 .

Cette rencontre qui bouleverse tout, inscrit cependant tout autant l’expérience de la foi, dans la continuité et l’accomplissement du message biblique 2226 qu’en rupture avec ce que l’évangile de Jean appelle l’esprit du monde “qui n’a pas connu Dieu”. 2227

Cette dernière rupture entre l’expérience toujours singulière du chrétien, et la vison généraliste du monde, ne signifie cependant aucune animosité vis à vis du monde, mais tout au contraire, un envoi, une action, un don de soi absolu en sa direction, à la suite de Christ, une prière pour lui, au milieu de lui, pour l’annonce de son propre salut obtenu en Christ, selon sa volonté et son ordre, la mission confiée aux disciples et à l’église. 2228 Il reste que toute expérience du salut, toute metanoia, passe par une rencontre singulière qui n’est pas programmable d’un point de vue d’homme, et qui appartient au secret d’une relation personnelle avec Dieu. 2229

La pédagogie divine trouve alors en réponse, ou en écho, des pédagogies humaines plurielles qui ne peuvent être que des réponses, plus ou moins certaines données, à la révélation, et au mystère insondable de l’altérité dans laquelle toute pédagogie humaine ne peut cesser de s’inscrire.

Les pédagogies humaines, dès lors, s’inscrivent “dans le” monde sans être pour cela “du” monde, nous pouvons en tirer deux conséquences :

  • les pédagogies chrétiennes sont incarnées, prenant en compte la vie à partir de la visitation de Dieu en celles-ci, mais elles ne sont pas naturelles, même sans doute à la façon largement inspirée de christianisme 2230 telle que Jean Jacques ROUSSEAU ( 1712 - 1778) l’entendait dans son “Émile” (1762), c’est à dire contenues dans les lois de la nature.
  • les pédagogies chrétiennes ne s’inscrivent pas dans la logique d’une prise de pouvoir, sur le monde, mais dans celui d’un service (ministère ) rendu au monde et à l’église.

Entre l’église et le monde, cohabitent alors inexorablement deux modes de rencontres entre les hommes, qui supposent par principe, une séparation inéluctable. Le projet de l’église n’est pas d’instaurer un ordre chrétien de gré ou de force mais d’annoncer une Bonne Nouvelle qui fait émerger entre les hommes comme entre Dieu et les hommes un lien nouveau fondé sur le don gratuit et l’amour donné et qui ne peut s’annoncer qu’aussi libéralement qu’il a été reçu. 2231

Être chrétien signifie alors, toujours tout aussi inexorablement être tout à la fois, un étranger sur la terre, et, un citoyen des cieux. 2232 C’est à partir de ce cadre, et nourrie par ce que les orthodoxes orientaux appellent la metanoia, et qui postule une transfiguration comme point de départ d’un nouveau regard, d’une nouvelle entrée dans le monde, que se développera alors toute pédagogie chrétienne, à la fois, donc, “dans” la vie, et “hors” la vie, tout en étant toujours “pour” la vie.

Notes
2219.

“ Vocabulaire technique et critique de la philosophie” LALANDE André PUF ; Paris 1902/1923 ; 1991 ; (17° édition) ; tome 1 ; ( page 214) ; au mot démiurge.

2220.

CLÉMENT Olivier “L’église orthodoxe “ PUF Paris ; 1961 (2° édition 1965) ; ( pages 114/115).

2221.

Jean XV 7 à 11

2222.

Jean XIV 16 à 26 ; Jean XV 26 ; Jean XVI 13 à 16

2223.

Ibidem page 115

2224.

Matthieu V 3

2225.

Luc VI 21

2226.

Les pleurs comme signes d’un retournement, et de l’histoire, et du coeur de l’homme, sont en effet présents dans l’Ancien Testament : Genèse IV 33 : les retrouvailles et la réconciliation entre Jacob et Ésaü où les deux frères pleurèrent ;

Genèse XLV 2 : les pleurs dans la voix de Joseph annonçant son identité à ses frères à qui il a pardonné ;

Genèse XLV 14 à 15 : les pleurs de Joseph et de Benjamin pendu à son cou, puis ceux de Joseph embrassant chacun de ses frères.

On peut lire aussi annonçant le salut accompli en Christ: Ésaïe LXI 3 et Luc IV 16 à 21. Évoquons encore : Genèse XXI 17: les pleurs de Agar mère d’Ismaël ; I Samuel I 7 ; les pleurs de la future mère de Samuel, Anne, sur sa stérilité.

2227.

Jean XIV 17 ; Jean XV 18 à 20 ; Jean XVI 20

2228.

Matthieu XVIII 11 ; Matthieu XXVIII 18 à 20 ; Luc IX 51 à 56 ; Jean III 17 ; Jean X 9 ; Jean XII 47 ; Jacques III 13 à 19

2229.

“Il appelle par leur nom les brebis qui lui appartiennent et il les conduit dehors.” Jean X 3

2230.

ROUSSEAU Jean Jacques “Profession de foi du vicaire savoyard “ (livre IV de l’Émile ) (1762 )Flammarion Paris 1996 ; (180 pages). Le thème de cette profession de foi qui semble cacher celle de ROUSSEAU lui-même, est proche de l’évangile et de l’exhortation biblique lorsqu’elle déclare que Dieu doit être aimé en esprit et en vérité (Jean IV 23 ) et même que Dieu peut être contemplé dans ses oeuvres. (Psaume CXXXIX 13 à 14).

Il reste qu’une dimension biblique échappe à ROUSSEAU, il s’agit de l’oeuvre de rédemption de Dieu manifestée dans son peuple et que Jésus accomplit. L’ensemble des textes bibliques, plus particulièrement les psaumes, lorsqu’ils évoquent l’oeuvre de Dieu signifient bien plus souvent son oeuvre rédemptrice inscrite dans hauts faits d’Israël, que son oeuvre créatrice de la nature telle qu’elle est aujourd’hui. On évoque la création nouvelle. La nature n’est pas la “fin” du projet divin, le péché, la mort, marque dans sa beauté, sa déchéance liée à celle de l’homme tant qu’il reste séparé de son créateur, rédempteur et sauveur. L’Espérance biblique n’ignore ni ne méprise pas la nature mais elle l’englobe, l’embrasse toute entière dans son projet de rédemption auquel elle-même aspire et vers quoi, plutôt dit, vers qui, elle soupire.

2231.

Ésaïe XXXII 2 ; Ésaïe LV 1 à 5 ; Matthieu VI 1 à 3 ; Matthieu X 5 à 15 ; Matthieu XXII 1 à 14 ; Luc III 10 à 11 ; Luc XII 1 à 2 ; Luc XIV 15 à 24 ; Actes XIII 32 à 34 ; Romains XII 8 ; Romains XV 8 à 12 ; I Corinthiens IX 18 ; II Corinthiens XI 7 ; Colossiens III 23 à 24 ; I Timothée VI 17 à 19 ; Philippiens II ; Hébreux XIII 16 ; I Pierre IV 10 à 11 ; Apocalypse XXI 6

2232.

Éphésiens II 19 ; Philippiens III 20 21 ; Hébreux XI 13 ; Hébreux XIII 14 ; I Pierre I 17 à 21 ; I Pierre II 9 à 14