Si les didacticiens peuvent distinguer entre métacognition et épicognition, nous osons ici le terme de “épinoia" non pas qu’il s’oppose à la metanoia qui exprime le moment de la conversion, mais il pourrait la conjuguer dans le dialogue “Je” “Tu” désormais installé, entre Dieu et l’homme. Un regard est porté, non seulement de la part de ce point de vue de soi-même visité par l’Esprit-Saint, mais selon l’épi (en grec “sur” ) c’est à dire le point de vue de l’extérieur de soi-même toujours visité par le même Saint-Esprit. L’extérieur est également vu, non plus à partir du regard singulier d’autrui, ou du regard collectif, mais au seul regard débordant de toute part celui des autres et de soi-même, celui du Dieu Père, révélé en Jésus-Christ. Erlo STEGEN, pasteur évangéliste sud-africain, exprime parfaitement ce que nous voulons dire, dans le passage suivant :
‘Un jour alors que j’étais en route pour l’église, je me suis rendu compte que je ne m’étais pas rasé. (De nos jours ce n’est pas si terrible, bien des gens ne se rasent pas, mais en ce temps là, c’était terrible spécialement pour moi. ) J’avais un cousin qui ne se rasait pas, et tout le monde le considérait comme “pas normal”. J’ai pensé : oh je ne me suis pas rasé , qu’est-ce que les gens vont penser de moi ? ... Tandis que ces pensées me passaient par la tête j’ai été frappé comme par un éclair par une autre pensée : l’Écriture dit : “ Vous êtes morts au monde.“ Mais moi je suis vivant au monde. “ Oh Seigneur Jésus sauve-moi! Celui qui croit en Toi comme dit l’Écriture ...” Je ne crois pas de la façon dont l’Écriture le demande, je ne suis pas mort au monde. La Bible dit que nous sommes morts au monde que nous sommes morts au péché ... J’ai réalisé à quel point j’étais vivant au monde, vivant au péché. Le problème était résolu. J’ai dit “Oh Dieu, ce ne sont pas les païens qui entravent le réveil ce ne sont pas les autres gens, c’est moi.” “Ni par la Puissance ni par la force mais par mon Esprit dit l‘Eternel. “ Comment est-ce que Son Esprit pouvait se manifester par moi qui étais si plein de péchés si mauvais ? J’ai compris que j’étais responsable, j’ai compris que quelque chose n’était pas en ordre, et j’ai dit : “ Dieu, c’est moi, pardonne-moi.” 2233 ’Entre metanoia et épinoia, entre esprit et pensée, nous pressentons l’irruption d’un dialogue nouveau entre “Je et Tu “ , inscrit comme une prière au coeur de l’existence, dialoguese différenciant à présent fort bien de l’intersubjectivité qui tente une objectivation, une mise en catégories modélisantes, que ce dialogue nouveau ne saurait justement supporter sans se figer, et, sinon s’autodétruire, du moins s’automutiler. À l’inverse des conclusions des didacticiens pour ce qui concerne métacognition et épicognition 2234 supposant toujours le primat d’une épicognition pour qu’une métacognition puisse se mettre en place. Ici, la metanoia, ou changement de centre par rapport à la connaissance de soi-même, serait sinon toujours première du moins toujours décisive et entrerait dès lors en dialogue avec une épinoia qui, d’une certaine façon, en découlerait, comme à l’émergence d’un nouveau dialogue :
Entre le geste et la pensée émerge une conscience de soi-même, des autres, et de Dieu : une conscience autre qu’une conscience “naturelle” ou même “culturelle”. Cette conscience autre interpelle personnellement, bouscule, renverse, questionne, envoie. La spéculation intellectuelle n’a pas d’utilité décisive dans ce bouleversement où plus rien n’est plus pensé ni vécu à partir de soi-même seulement. La spéculation intellectuelle, peut cependant rendre compte de ce bouleversement dans les aspects objectifs de la manifestation subjective de la foi, comme aussi certainement, par répercussion, conduire à s’étonner de ce mystère insondable, et à "démythologiser" une science reléguée désormais à la fonction d’instrument.
La théorie reste présente. Elle peut encore précéder la pratique quand il s’agit d’agir sur l’objet. Mais elle n’est pas fondatrice des comportements et des intentions, elle est, dans les domaines essentiels des choix entre le bien et le mal, la vie ou la mort, bref du sens de la vie, subordonnée à ce dialogue avec Dieu, entre gestes et pensées. Antoine BODAR rapporte ces paroles de KOLAKOWSKI qui partait pourtant dans ses investigations d’une vision assez proche d’un a priori matérialiste :
‘Ce qu’un philosophe, avec beaucoup de recherche extrait dans l’abstrait de profondes catégories, un mystique le voit. (...) Seulement par le sacerdoce, la prophétie, par les actions résultant d’une foi vivante,la participation humaine à la sainteté (au sacré ) peut être conservée et renforcée. En ce domaine, les intellectuels ne sont d’aucune utilité. 2235 ’Nous pouvons accréditer ce point de vue, à la remarque près, que l’opposition n’est pas tant entre mysticisme et science, mais entre une spéculation strictement intellectuelle et cette sorte de spéculation existentielle qui se nomme la foi. Nous ne croyons pas discerner dans les principaux acteurs du texte biblique de constante dans le mysticisme. Il ne sort pas de la Bible des hommes plus particulièrement mystiques au sens de détachés du monde, et attirés par un au-delà. Au contraire, depuis l’élaboration même des récits, jusqu’à la visibilité de l’action du témoignage qui en émane, tout dans la Bible invite l’homme à s’intéresser à l’ici-bas.
Le disciple du Christ est envoyé dans le monde, sans être du monde, un peu comme Israël, au moins dans l’Ancien Testament, fut une nation mise à part par Dieu et pour Dieu, mais vivant néanmoins au milieu des nations. Dès lors, toute la révélation peut être lue comme un lent dialogue, une lente élaboration entre visions humaines et parole de Dieu. Ce dialogue nouveau entre ces deux dimensions, l’une intérieure, l’autre extérieure à soi-même, saint AUGUSTIN l’exprime ainsi :“Tu étais à la fois à l’intérieur au plus intime et supérieur au sommet de moi-même.” 2236
Paul EVDOKIMOV renchérit :
‘Dieu a désiré devenir Homme et c’est l’Incarnation qui structure la nature divine et humaine de toute vie spirituelle. En la vivant, l’homme n’est plus jamais seul, il la vit avec Dieu, et Dieu la vit en l’homme et avec l’homme. Cette participation de Dieu à l’humain est décisive : la vie spirituelle ne vient pas d’en bas d’une fabulation humaine, de ses seuls désirs ou d’un cri de son âme. L’homme ne l’invente pas pour sa consolation, une pareille mythologie romantique ne résisterait jamais à l’épreuve du temps et de la mort. La vie spirituelle vient d’en haut, Dieu l’inaugure par le don de sa présence. L’homme reçoit cette révélation-événement et répond par l’acte de sa foi; il formule et confesse le Credo, le dit au Toi du Père avec son Fils et son Esprit. Un dialogue liturgique, générateur d’unité, s’amorce. “ (...) ’ ‘L’erreur est d’introduire une distance spéculative entre l’expérience et son objet, or, l’expérience religieuse est d’emblée la manifestation de son objet. Il ne s’agit pas de conformité entre expérience et la réalité spirituelle car l’expérience est cette réalité. L’expérience des saints et des mystiques est l’avènement de l’Esprit. L’idée de Dieu n’est pas anthropomorphique, l’homme ne crée pas Dieu à son image, il ne l’invente pas, mais l’idée de l’homme est théomorphique. Dieu l’a créé à son image. Tout vient de Dieu, l’expérience de Dieu vient aussi de Dieu, car Dieu est plus intime à l’homme que lui-même; dès qu’il manifeste sa présence l’homme la vit. C’est pourquoi rien ne peut prouver ni dans un sens ni dans l’autre mais celui qui nie la réalité de l’expérience prouve tout au plus qu’il ne l’a pas vécue.” 2237 ’Paul EVDOKIMOV parle donc de “l’inobjectivation” radicale de l’expérience chrétienne de la foi, de la rencontre avec Dieu, puisque cette rencontre est toujours de l’initiative première et institutrice de Dieu lui-même, insaisissable par la spéculation pure, puisque choisissant délibérément une autre voie. C’est le Tout Autre qui provoque le mouvement. Cette "inobjectivation" radicale concerne l’aspect intrinsèque de l’expérience de la conversion, de l’expérience de la foi, de l’expérience de la vie en Christ, elle n’empêche cependant pas de reconnaître objectivement le fait chrétien. Par exemple, si le miracle ne devient signe que par rapport à la foi qui lui donne sens, son fait objectif peut néanmoins, en principe en être constaté par quiconque. C’est en cela, que la vision théologique de Rudolf BULTMANN, 2238 relayée par Paul RICOEUR, différenciant sans doute trop radicalement le fait subjectif de la foi et le fait objectif de l’histoire est, sans doute encore, problématique et insuffisante.
Ce n’est pas la science qui assure seule, la fonction de démythologisation, puisque, plus radicalement encore, par ses propres injonctions et son contenu, la révélation elle-même l’a précédée sur cette voie. Autrement dit, si la réalité intrinsèque de l’expérience de la foi devient non objectivable, c’est à dire non réductible à une relation de sujet à objet, la vision extrinsèque de cette réalité s’en différencie et devient, elle, purement objective. Il en va de même pour la relation de l’homme à l’objet inerte, radicalement séparée de celle de l’homme à Dieu, ou de l’homme à son prochain, qui est toujours par répercussion, susceptible de cette objectivité radicale.
Ainsi, sans pour autant utiliser à aucun moment le discours théorique, au sens scientifique et contemporain du terme, par le cheminement d’une révélation, la Bible distingue, comme par répercussion, bien plus radicalement donc que ne le ferait la spéculation philosophique ou théorique, la relation entre “Je “ et “Tu ” qui va de Dieu à l’homme, ou de l’homme à son prochain, de la relation entre “Je “ et “cela” qui va de l’homme à l’objet.
En les distinguant, bien qu’implicitement, on ne peut plus radicalement, l’une de l’autre, de manière pratiquement métaphysique, la Bible ouvre, par répercussion, un champ d’action, et une réalité à chacune des deux relations. Et voici donc, l’homme, désensorcelé de la matière, prêt à la dominer, prêt également à rendre compte objectivement des événements de son histoire, de toute histoire.
‘Le mot fondamental “Je Cela” ne vient pas du diable, car la matière ne vient pas du diable. Ce qui est diabolique, c’est que la matière prétende à être l’être. 2239 ’Autrement dit, entre la metanoia et l’épinoia, il s’établit un dialogue vital, entre gestes et pensées. Ce dialogue, entre Dieu et l’homme, répercuté dans celui que l’homme entretient avec son prochain, ou avec lui-même, est établi sur le registre radicalement "inobjectivable" c’est à dire non réductible à l’objet, de la révélation entre “Je” et “Tu”. Son enjeu en est la vie et la mort, liée au mal et au bien, là où émerge une conscience. Il n’empêche que, dès lors, entre “Je “ et “cela” s’ouvre un champ nouveau pour les théories et la théorisation, comme subordonné à la relation décisive et première de “Je “ à “Tu”.
Cette subordination de la science à la conscience permet de se libérer de toute considération de la science comme une divinité. Car, l’enjeu de la théorisation scientifique, une fois visitée par la révélation biblique, n’est plus la vie ou la mort, l’absolu ou le néant, la “prise “ sur dieu, mais la maîtrise de la nature, l’action sur l’objet.
C’est sans doute, entre autre, de ne pas avoir compris et bien rendu compte de cette subordination de la science à la conscience, que la pensée de HEGEL a fini, au nom pourtant d’une certaine conception du christianisme, par déboucher sur tous les totalitarismes contemporains, drapés de scientificité.
STEGEN Erlo “Réveil parmi les zoulous” Traduction par Irène STORI Brunen Verlag Bâle 1982 ; (pp 77,78).
GOMBERT J. E. " Le développement métalinguistique" op. cit PUF Paris 1990 ; (à la page 253).
BODAR Antoine “ Teloorgang van het heilige” (Traduction : La sainteté (le sacré) en perdition )
in “Trouw “(quotidien néerlandais ) Zaterdag 23-12-95 ; à la page 17. Traduites par nos soins, ces notes de Antoine BODAR reprennent les paroles d’un exposé de KOLAKOWSKI donné à Amsterdam, en 1987.
AUGUSTIN Con fessions III VI II Cité par : EVDOKIMOV Paul in
“Les âges de la vie spirituelle des pères du désert à nos jours “ Desclée De Brouwer Paris 1964 ; ( à la page 51)
AUGUSTIN (Saint) “Les confessions” traduction de Louis De MONDADON, Éd. Pierre Horay Paris 1947 ; (434 pages).
Livre III à la page 70. “Et toi, tu étais au dedans du plus profond et au dessus du plus haut de mon être.”
EVDOKIMOV Paul ; in ibidem Paris 1964 ; ( pp 52 53).
BULTMANN Rudolf “ Jésus, mythologie et démythologisation “ traduction française” 1968 Paris Seuil 1968 ; (256 pages). Préface de Paul RICOEUR.
BUBER Martin op. cit. ; (à la page 76).