L’objectivité permise et désensorcelée d’elle-même par la révélation elle-même.

Un dilemme résultant de notre héritage de la philosophie grecque depuis SOCRATE est entre essentialisme et existentialisme. Autrement dit, entre objectivation et réminiscence. Entre quête de cohérence conceptuelle et le sens donné à la réalité tangible.

Le dialogue du Ménon marque une volonté de concilier les deux pendants, ainsi l’elenchus, autrement dit, la méthode de la réfutation caractéristique du dialogue socratique, s’y trouve comme lestée, nous dit Monique CANTO-SPERBER, d’une exigence d’objectivité. Nous trouvons cette remarque très significative du dilemme non seulement de la philosophie socratique mais de la philosophie contemporaine.

‘Le but de la philosophie est-elle d’éliminer nos erreurs pour nous donner l’assurance que nos autres croyances sont vraies ? Dans ce cas, la vérité recherchée consiste uniquement à rendre nos croyances cohérentes. Mais si la philosophie vise à découvrir des vérités nouvelles, il faudra, pour savoir avec certitude qu’elles sont bien vraies, définir la vérité comme une correspondance des croyances aux choses et aux propriétés des choses. 2262

Nous en arrivons au point où il nous faut bien préciser, ce que nous n’avions pas encore précisé, que le jeu de la double dialectique, entre gestes et pensées, théories et pratiques, qui fonde les sciences humaines n’est pas seulement sans résonances dans l’antiquité grecque mais comme à la source des dialogues des philosophes, entre DÉMOCRITE et PLATON, matérialisme ou spiritualisme, le PARMÉNIDE et HÉRACLITE, entre invariabilité et changement, entre SOCRATE et les sophistes, comme aussi au centre de la quête du cynique, DIOGÈNE, entre discours et comportement.

Le christianisme et la révélation biblique y introduisent simplement une visitation de Dieu, par l’Esprit, qui transforme le dialogue et le féconde de l’extérieur. Ainsi, nous assistons à un retournement de l’évidence suscité par l’évidence du retournement provoqué par la révélation : nous voyons qu’un changement de prix donné à l’homme. Les mots de gestes de pensées de théories de pratiques de sagesse de Dieu et d’homme ont comme changé de sens à partir du moment où la notion d’homme et de Dieu ont changé de prix et de nature dans et par le mystère de l’incarnation.

Nous avons évoqué Habacuc et Jérémie dont les témoignages sur la déportation à Babylone prennent des points de vue symétriques l’un de l’autre, mais sans doute également très complémentaires l’un de l’autre, quant à l’enseignement que peut en tirer le croyant qui cherche dans chacun de ces deux livres, la parole qu’un seul et même Dieu, YHVH, veut lui donner.

Nous pourrions comparer de même, vis à vis de Ninive, les livres de Jonas et celui de Nahum qui donnent un enseignement apparemment opposés : dans le premier, Ninive est sauve, à cause de sa repentance, dans le second, Ninive est détruite, à cause de son péché. Dans le Nouveau Testament, sont souvent opposées, nous l’avons par ailleurs déjà souligné, également, l’épître de Jacques, à celles, plus nombreuses, de Paul, mettant davantage l’accent, l’une sur les oeuvres, et les autres sur la foi, et la grâce. Le livre des actes, dans ses premiers chapitres, énonce également la polémique, les discussions, du début de l’église primitive au sujet de l’ouverture, ou non, aux non-juifs, de celle-ci.

Nous pourrions multiplier les exemples, revenir par exemple sur le repentir de YHVH, qui revient sur sa parole, en plusieurs circonstances, depuis l’épisode de la prière d’Abraham pour Sodome et Gomorrhe, jusqu’à celui de la non-destruction de Ninive relatée par le livre de Jonas. Le repentir de YHVH fait apparaître sa volonté comme s’inscrivant elle aussi dans la relation vivante qu’il entretient avec l’homme. La parole de YHVH, d’ailleurs, selon la tradition juive, ne se laisse pas entendre sans la conquête que l’homme en fait.

Cette rencontre est moins une découverte de type idéologique que l’occasion de retrouvailles. Ce sont ces retrouvailles qu’expriment dans la littérature rabbinique, Talmud et Midrash (Midrach), la agada (aggada), autrement dit tout ce qui concerne les récits commentaires de la Torah, et, la halakha, le droit rabbinique qui seul est investi d’une valeur juridique.

Chercheurs au C.N.R.S., Jean Christophe ATTIAS et Esther BENBASSA, expriment d’ailleurs fort judicieusement, en mettant en parallèle l’accès à la terre promise, et l’accès à l’intelligence à la parole révélée, cet aspect, cette quête de “retrouvailles”, au centre de l’exégèse biblique juive.

‘L’un des grands paradoxes de l’histoire biblique est sans doute qu’Israël ait dû conquérir la terre qui lui était promise. Ou d’une manière assez comparable, un autre paradoxe semble régir l’histoire du judaïsme; alors que le sens est a priori absolument donné par une Parole révélée, ce sens doit être conquis dans un effort sans cesse renouvelé par ceux à qui cette Parole a été transmise. L’Écriture est ainsi devenue prétexte au développement d’une littérature exégétique d’autant plus abondante que son objet n’était pas seulement de “découvrir” une vérité qui y était présente quoique non immédiatement accessible. Il s’agissait, en effet, tout autant d’y “retrouver”, comme s’y sont par exemple efforcés les philosophes juifs médiévaux, certaines vérités obtenues par d’autres voies et avec lesquelles, malgré les apparences, le message biblique ne pouvait être en contradiction, car la vérité est une. Enfin, au -delà d’une mise au jour du sens, cette activité exégétique avait aussi pour finalité de fonder une pratique “halakha” dont les devoirs s’imposaient à chaque juif. 2263

Parmi les conséquences visibles d’une telle pratique de l’exégèse biblique juive, citons la gematria ou gimatria, traduit parfois par numérologie 2264 , et le notarikon 2265 . Ces pratiques réduisent le texte biblique à l’état d’objet d’étude. Mais l’objet de l’étude n’est pas seulement un objet, il recèle une parole, la Parole de Dieu. D’une certaine façon, cela libère l’homme lorsqu’il aura à s’attaquer à l’objet en tant que tel et à sa logique de fonctionnement interne, source du développement scientifique. Sa quête sera délestée de toute préoccupation métaphysique. Peut-être faut-il voir là l’une des raisons pour lesquelles beaucoup de grands scientifiques furent élevés dans le judaïsme.

Le christianisme lira cette parole à partir de Jésus et laissera dès lors de telles pratiques, pour s’attacher davantage et uniquement à la conversion du coeur.

Ce sont pourtant ces mêmes retrouvailles avec la volonté du Père, que signifie aussi fortement que la lecture juive, mais rappelons-le, sur un autre mode, la lecture chrétienne, comme les paraboles de fils prodigue, ou de la brebis perdue, l’illustrent. 2266

Le mouvement est inversé, encore plus radicalement que ne le suppose l’exégèse rabbinique, le bon berger cherche la brebis perdue, jusqu’à risquer sa vie pour elle, le père court en avant du fils prodigue, et tue le veau gras pour lui.

Notes
2262.

CANTO-SPERBER Monique (recueillis et présentés par )

“Les paradoxes de la connaissance - Essais sur le Ménon de Platon “ éd. Odile Jacob Paris 1991 ; (à la page 45).

2263.

“DICTIONNAIRE de civilisation juive” ATTIAS Christophe ; BENBASSA Esther ; Larousse Paris 1998 ; (page 89). Au mot exégèse.

2264.

La pratique de cette approche qui fait correspondre à chaque lettre un chiffre, suivant son ordre alphabétique, remonterait au Second Temple est n’est pas d’origine singulièrement biblique, puisqu’elle était employée dans le monde Grec et dans l’Orient Ancien (dans les rituels de divination). La Kabbale s’en est emparé en judaïsme.

Par exemple, pour la kabbale, l’échelle que Jacob voit en rêve en Genèse XXVIII 12 pourrait n’être autre que le Sinaï. Le Sinaï et sulam (échelle ) ayant même valeur numérique (130). In ibidem ; page 108 ; au mot gimatria.

2265.

Il s’agit d’un procédé herméneutique consistant à lire un mot comme étant l’abréviation de plusieurs autres. Le mot est lors interprété comme un sigle, chacune de ses lettres renvoyant à un autre mot ; il peut aussi être décomposé en syllabes, celles-ci étant lues comme des mots à part entière ou comme des abréviations.

Exemple :

adam, ” homme” qui s’écrit ‘alef-dalet-mem est interprété comme une abréviation de ‘efer dam et mara, “cendre, sang et bile” Talmud de Babylone Sota 5 a “

In ibidem ; page 207. Au mot notarikon.

L’utilisation de l’acrostiche qui trouve sa source dans le texte biblique lui-même (psaumes 111 et 112 , psaume 119), et celle des acronymes (raché tévot) par lesquels les lettres initiales d’un nom ou d’un titre sont combinées pour former un mot utilisé comme abréviation-référence (exemple : le nom du théologien RASHI est l’acronyme de Rabbi Shelomh (Chelomh) Yitshaqi) découlent ou sont apparentées à cette approche.

2266.

Luc XV 4 à 7 ; Luc XV 11 à 32