L’objectivité encerclée et dominée

Autrement dit, le christianisme, comme aussi le judaïsme, comme l’ensemble de la révélation biblique ne pose pas la question de l’objectivité en dehors de la subjectivité de la foi, ne pose pas la question de la subjectivité de la foi, en dehors de son objectivité constatable. C’est ce que saura reprendre, jusqu’à une certaine mesure, l’école philosophique de la phénoménologie, selon HUSSERL.

Il n’en reste pas moins que la foi n’est pas réductible au système, ni à la spéculation strictement intellectuelle. Elle marque un positionnement existentiel vital : parler d’elle en terme d’objectivité revient donc toujours à la trahir, un peu ou beaucoup. C’est ceci que la phénoménologie aura du mal, sinon à accepter, du moins, à exprimer ou même plus simplement, à reconnaître, prisonnière qu’elle était de son a priori, de sa finalité strictement théorique, de son intention strictement intellectuelle. Que cette intellectualisation se développe sur le registre philosophique, ou scientifique.

L’objectivité se rapporte à l’étude de l’objet inerte, comme à l’action sur celui-ci, la foi se rapporte à la vie, comme à l’action en celle-ci. C’est ce que saura redire, l’existentialisme chrétien de KIERKEGAARD à Gabriel MARCEL, la philosophie de l’action de Maurice BLONDEL, le personnalisme d’Emmanuel MOUNIER, ou la théologie juive de ROSENZWEIG, et BUBER.

À l’intellectualisation qui aurait pour objet la construction systémique de la pensée, la Bible préférerait l’intellection qui s’inscrit dans l’action de la révélation, de la parole de Dieu, dont elle cherche à percer l’intelligence.

Il reste que ce travail d’intellection ne se suffit pas à lui-même, s’il n’est pas visité par l’Esprit de Dieu, qui vient s’immiscer au coeur des gestes et des pensées, pour signifier, à la fois une distance entre Dieu Saint et l’homme pécheur, et l’abolition de cette distance rendue possible en Christ, chemin vérité et vie. Se révèle alors simultanément la conscience du péché et celle de la grâce dont le baptême qui est signe de la mort à la vie ancienne, et de l’entrée dans la vie nouvelle, signe de l’alliance nouvelle, exprime la conviction, la présence, la volonté. 2267

Ce cheminement, pas à pas, suppose une prise en compte de tout l’homme, dans ses gestes, ses pensées. Ses intentions les plus cachées ou inconscientes, enfouies dans ses gestes, y sont dévoilées. C’est à dire que ce cheminement suppose une perpétuelle prise en compte de chaque point de vue singulier, qui s’inscrit en dialogue avec celui de YHVH, en judaïsme, Dieu abba, en christianisme.

Un même message se laisse dire par différents témoins, nous l’avons déjà signalé. Et dès lors les points de vue de chacun sont pris en tant que tels. L’harmonisation des témoignages n’est pas parfaite et donc préoccupation première. Le Nouveau Testament se fonde sur les récits pas toujours forcément harmonisés de quatre narrateurs. Dans l’Ancien Testament, les deux livres des chroniques, qui, à l’origine, dans la tradition juive, n’en composaient qu’un, et qui furent rédigés probablement entre 400 et 430, de retour de captivité, avec pour fonction principale de restaurer le peuple dans sa mémoire, reprennent avec des divergences les écrits des livres des Rois et de Samuel. De même y note-t-on des interférences avec les livres d’Esdras et de Néhémie dont ils sont les contemporains.

La cohérence conceptuelle recherchée en premier, autrement dit, le système construit prévalant sur le témoin et sa parole, supposerait que ce soit par l’intelligence, la capacité d’abstraction ou l’érudition, que l’homme accède à l’intelligence de la révélation. La prise en compte de la parole du témoin, dans laquelle s’exprime la Parole de Dieu, suppose que ce soit par la communion de l’esprit par le don de l‘Esprit-Saint, que l’on accède à la cohérence du message.

Le christianisme, plus encore sans doute que le judaïsme, met l’accent sur cet aspect des choses qui suppose la présence de l’Esprit de Dieu au coeur de l’étude. Le Christ se manifeste en Jésus, il accomplit les écritures, la loi et les prophètes. Si cet accomplissement est révélé objectivement par les écritures il reste que cette vérité fondamentale du chrisitanisme ne peut être entendue en dehors de l’Esprit-Saint. En identifiant la foi comme telle, le message évangélique a pu poser les bases d’une rationalité nouvelle qui se déploiera autour de sa révélation. Ce fut le travail des Pères de l’église. Cette rationalité est permise, engendrée et comme encerclée par la foi.

Notons donc que l’objectivité pourrait trouver dans la révélation biblique la source intrinsèque de son expression. La foi fonderait l’objectivité ne serait-ce qu’en permettant l’émergence de sa question antérieurement historiquement au doute méthodologique et bien plus radicalement que lui.

La vision de la transfiguration le signale : Jacques, Jean, Pierre, voient Jésus en train de converser avec Moïse (représentant la Torah), et Élie (représentant les prophètes). Mais on ne peut “photographier” sans la réduire, autrement dit, on ne peut “fixer” cette vision, et Pierre qui voulait dresser trois tentes, et qui ne savait pas ce qu’il disait, se retrouva dans la nuit, et la disparition de l’image furtive. 2268 Le seul évangile qui ne rende pas compte de l’événement, l’évangile de Jean, est pourtant témoin désigné de celui-ci par les trois autres évangélistes, est aussi celui qui est tout entier habité par cette dimension de transfiguration : comme pour dire encore que l’indicible ne se dit pas.

Cet aspect furtif se retrouve spécialement dans les réapparitions du Christ après sa mort, et avant son élévation, son ascension, spécialement lors de la vision du chemin d’Emmaüs précédant précisément dans l’évangile de Luc, le récit de l’ascension. 2269

L’enjeu biblique n’est pas de réduire le Christ, la révélation, à un objet magique, ou à un système mécanisable, comme le feraient, la pierre philosophale, le théorème mathématique : ce sont là les tentations de l’alchimiste, et des gnoses que les Pères de l’église se sont chargés de contourner.

Tout se joue dans une irréductible tension comme un mouvement entre terre et ciel 2270 , une soif tout à la fois à jamais étanchée 2271 , et pourtant désormais révélée comme essentielle 2272 , au présent, 2273 entre passé et avenir, un futur et un passé, une mémoire et une espérance, dans le sens d’un accomplissement tout à la fois conclu 2274 , mais restant néanmoins à conclure 2275 et qui tourne chacun vers la vie. 2276 Cette tension entre terre et ciel tourne en effet les disciples vers la vie, où plus rien n’aura pour eux, tant qu’ils seront traversés par elle, la place de Dieu qui est désormais présent comme la blessure qui les guérit, et les renouvelle, dans leur coeur, par l’intérieur 2277 .

Notes
2267.

La récente intéressante, mais fort contestable étude du monothéisme, rédigée par Jean PRIEUR, en occultant cette dimension du péché, se trouve en rupture, non seulement avec la lecture de l’église primitive, mais avec le témoignage intérieur de l’Esprit, témoignage de la communion parfaite entre le Père le Fils qui fut ultérieurement exprimée dans le mystère de la trinité que cet auteur rejette. Le message chrétien ou même juif ne peut, nous semble-t-il, se réduire à l’histoire du monothéisme, l’objet de la Bible n’est pas seulement de révéler et de défendre à force d’arguments, l’existence d’un Dieu unique qui, dès lors, mériterait d’être l’objet de toutes nos louanges et de toutes nos pensées même si ce type d’argumentation n’est pas absente de la Bible.

La lecture de PRIEUR Jean , qui place sous le signe d’une même révélation du même Dieu unique, des “prophètes” d’autres religions (PTAH HOTEP, AKH-EN-ATON, ANI, Moïse, ZARATHOUSTRA, (ZOROASTRE), PYTHAGORE, XÉNOPHANE, ESCHYLE, SOCRATE, PLATON, les stoïciens, CLÉANTHE, ÉPICTÈTE, BOUDDAH, MUHAMMAD ...) peut apparaître, de ce point de vue, bien syncrétique et, comme, ne prenant pas en compte suffisamment le centre de ce qui signifie le caractère intrinsèque de la révélation biblique.

Le mystère de l’incarnation nous semble typiquement biblique, et l’accomplissement en Christ de cette révélation donne à Jésus une place centrale et singulière, que Jean PRIEUR ne peut, ni ne semble vouloir, vraiment percevoir.

Une des conséquences de ce que nous venons de dire est que le Dieu de la Bible appelle à aimer tout autant le prochain que soi-même, et finalement pratiquement que Lui-même, même si l’amour pour Dieu est premier et générateur, il est exprimé par la loi, et il devient concrètement par Jésus l’équivalent de celui qu’on porte au plus petit d’entre nos frères.

PRIEUR Jean “Toi, le seul vrai Dieu - Brève histoire du monothéisme ” Exergue Chambéry 1997 ; (185 pages).

2268.

Luc IX 28 à 36 ; Matthieu XVII 1 à 9 ; Marc IX 2 à 11

2269.

Luc XXIV 13 à 53

2270.

I Corinthiens IX 24 à 27 ; II Corinthiens XIII 11

2271.

Ésaïe XLIX 10 ; Jean IV 13 et 14 ; Apocalypse VII 16

2272.

Matthieu V 6 ; Matthieu XXIII 25

2273.

Luc XVII 21

2274.

Jean XIX 30

2275.

Luc XXII 16

2276.

Actes I 11

2277.

Romains II 28 à 29