Croyance et foi.

Frédéric RAUH, en début de siècle, dans “ l’expérience morale” 2325 exprima très bien ce que pourrait être la croyance morale. Sans doute influencé indirectement par ce que BLONDEL appelait l’action, il employa ce terme d’action, pour définir la croyance comme un a priori à celle-ci, il en réduisait du coup le champ de définition.

‘“La croyance morale est une pensée a priori qui aboutit à l’action. Considérons-la d’abord dans ce moment où elle aboutit à l’action : puis nous l’étudierons comme pensée, et enfin dans ses moyens et ses conséquences.” 2326

Frédéric RAUH adoptait une position positive pour ne pas dire positiviste. L’ordre qu’il mettait en place était logique. Son dessein était de montrer qu’il n’y avait pas contradiction entre raison, morale et science, qu’il fallait donc simplement soumettre le cheval fou de la science sans conscience à la réflexion morale. Une croyance morale a priori était ainsi définie. Cette croyance morale qui rejoint l’a priori kantien, est cependant implicitement sous-tendue par une foi existentielle première.

Abram commence le chemin de l’incarnation de l’alliance au travers d’un peuple, chemin vers une création nouvelle, à la suite de Noé, par qui et avec qui, le premier pas fut accompli, et la promesse donnée, concernant l’ordre de la création. Ce chemin se fait par la foi.

‘“L’Éternel dit à Abram : “Va-t'en de ton pays, de ta patrie, et de la maison de ton père vers le pays que je te montrerai” 2327

Abram qui deviendra Abraham, partit sans savoir où il allait. Comme les disciples, il répondit à un appel, à un envoi. Abram ne conditionna pas son départ par une réflexion, fut-elle morale. Il partit en quête de l’accomplissement d’une promesse sur une parole de Dieu. Alors, plus tard, en chemin, le jour venu, il deviendra Abraham, celui qui ne marche plus seul mais “avec “ Dieu. Si la foi révélée par la Bible n’est pas, donc, la croyance elle peut certes cependant la sous-tendre et conditionner la formulation des croyances qui tentent a posteriori de l’expliciter. Nous voyons bien comment l’ ”a priori” kantien ne serait qu’un “a posteriori” pour la foi, telle que la Bible nous la révèle.

Bien que sans s’appuyer sur une évocation des valeurs, la promesse faite à Abram et qui marque son entrée en jeu dans la scène biblique, promesse liée à son envoi, le conduit sur un chemin concernant tous les autres, chemin d’universalité, donc. La suite du texte de la Genèse l’indique clairement :

‘Je ferai de toi une grande nation, et je te bénirai; je rendrai ton nom grand, et tu seras source de bénédiction. Je bénirai ceux qui te béniront, et je maudirai ceux qui te maudiront, et toutes les familles de la terre seront bénies en toi. 2328

Ici, à l’initiative de Dieu et non de l’homme, se rejoignent et se fécondent anthropocentrisme et théocentrisme. Désormais, intimement liés dans toute l’histoire qui conduira à la fondation d’Israël et la venue du Christ, singulier et universel se répondent, dialoguent, se fécondent, et s’épousent même en Christ, dans sa personne, mais à partir d’un mouvement toujours singulier de Dieu vers l’homme, de Dieu par l’homme. La tradition et le texte coranique 2329 , s’appuyant, semble-t-il, sur une certaine tradition orale, transcrite dans la Halakhah, 2330 attribuera postérieurement au temps de rédaction du message biblique, à Abraham, des vertus morales ou religieuses de départ.

Il reste que le texte biblique, il nous faut le souligner encore, dans sa dimension strictement intrinsèque est remarquable par ses ellipses sur le sujet, et ne le considère comme remarquable et exemplaire, en le nommant au départ Abram, que par sa “virginité “de départ, théologique et morale, et en conséquence, sa disponibilité au Tout Autre, son obéissance, autrement dit sa foi absolue en une Parole qui lui est adressée par l’Éternel et à laquelle il adhère sans discussion.

Ce qui singularise, ce qui distingue, ce que signifie, ce passage qui voit Abram, ami et père ou ami du père, devenir Abraham 2331, ami de (du) Dieu Père, pour le conduire tout au long de sa vie, dans sa connaissance de l’Éternel, n’est pas la qualité ou la nature bouleversante d’une supposée révélation théorique, les idées d’Abraham, sa projection conceptuelle et théorique de Dieu : tout ceci rejoindrait bien davantage, d’un point de vue biblique, l’idolâtrie que toute l’écriture dénonce par ailleurs. Ce qui est singulier ce qui distingue, ce qui est signifié comme essentiel, est la confiance en une parole, l’obéissance radicale à la parole du Dieu vivant que produit cette confiance, mais aussi un dialogue rendu possible sous le signe de l’amitié. C’est bien cette confiance en une parole tout autant qu’en ses promesses, qui font choisir à Abraham de tout abandonner et de tout laisser jusqu’à son fils unique plutôt que de désobéir.

Bibliquement, dans le texte même du livre de la Genèse, la conscience même que les autres dieux ne sont qu’ idoles issues de la main et de l’esprit de l’homme, ne paraît pas être première. Contrairement à ce que semble dessiner et interpréter la tradition musulmane, ou la tradition juive orale, elle ne sera révélée que progressivement à son heure, et moins à Abraham lui-même qu’à ses descendants, héritiers de la promesse, au fur et à mesure que se déploiera la révélation biblique, très nettement à partir de l’épisode du veau d’or, contemporain de la révélation de la loi à Moïse, au mont Sinaï. 2332

Ce qui est premier chez Abram, ce qui le conduit vers le nouveau nom d’Abraham que Dieu lui donne, nouveau nom qui signifie en fait une alliance, une marche avec Dieu au coeur de son être même, prenant en compte tout son être même, mais en y ajoutant un signe de Dieu, comme une présence décisive, c’est sa foi, confiance, en la parole de Dieu qui lui parle et l’appelle par son nom pour l’envoyer vers un avenir.

Ce chemin d’Abram vers Abraham, des fils d’Abraham jusqu’au Christ, est celui de la foi, au centre de toute lecture biblique, chrétienne, spécialement. Ramon LULL (vers 1235 - 1315) le théosophe chrétien, théologien, philosophe, romancier, et poète catalan, exprime par des synthèses saisissantes, cet ascendant de la foi sur la raison, auquel répond l’ascendant de la raison sur la croyance. Pour LULL, la croyance dépend de la raison qui domine donc toute croyance, comme la raison dépend de la foi qui domine donc toute raison. Autrement dit, autant la raison domine et éclaire la croyance, autant la foi domine et éclaire la raison qui se nourrissent mutuellement et se confortent dans la conscience de la primauté nécessaire de la foi au coeur même du raisonnement et de la raison même.

‘Lorsque la foi est dans les hauteurs et que la raison s’élève auprès d’elle, Seigneur, la foi et la raison concordent, car la foi exalte la raison, et par l’excellence de la hauteur de la foi, la raison se renforce et s’ennoblit jusqu’à pouvoir atteindre par la connaissance ce que la foi atteint par la croyance. Ainsi, plus la raison s’élève plus elle travaille à comprendre, plus elle exalte la foi, qui ne veut pas se laisser atteindre par elle. Et c’est ainsi qu’il y a concordance et bienveillance entre la foi et la raison.’ ‘(....) ’ ‘Et si la raison qui est au-dessous de la foi de l’homme est dans l’erreur, la croyance est aussi dans l’erreur nécessairement. Et cela est ainsi, Seigneur, parce que conformément à la droite disposition et à l’ordre véritable, il convient que sous une vraie foi, il y ait une vraie raison, et qu’au dessus de la raison vraie, il y ait une vraie foi. 2333

Autrement dit, pour Ramon LULL (Raymond LULLE), rejoignant sur ce point Saint ANSELME, non seulement foi et raison ne s’opposent pas, mais l’une ne peut prendre son essor sans l’autre. La raison ne peut s’affranchir de ses propres postulats ou croyances qui l’encerclent et limitent son développement que si elle reconnaît la primauté de la foi sur elle. Inversement, la foi, rendant à la raison une autonomie par rapport aux croyances qui la sous-tendent et qui la tenait comme enchaînée, lui ouvre de nouvelles perspectives. Ne trouvons-nous pas là résumé, une explication plausible du grand développement historiquement vérifiable des pays premièrement christianisés ?

Notes
2325.

RAUH Frédéric “L ‘expérience morale “ PUF Paris 1951 (5° édition ) ; ( 174 pages). (1° édition en 1903 )

2326.

RAUH Frédéric “L ‘expérience morale “ PUF Paris 1951 (5° édition ) ; ( à la page 47). (1° édition en 1903 )

2327.

Genèse 12 versets 1 à 3.

2328.

Genèse XII 2 à 3

2329.

Voir ( Sourates ,37-39, 26-70, 19-43,43-25,21-53,29-16, 6-74, 80) (op cit.)

2330.

Rappelons que la “ Halakhah “ mot constitué d’un dérivé du verbe “halakh “ qui signifie “marcher”, est une décision rabbinique faisant autorité ( contrairement à la aggada) quant à l’interprétation juive de l’écriture. La formule de Jéthro, son beau père, définissant la tâche de Moïse, est le fondement biblique sur lequel repose la Halakhah : “Maintenant écoute ma voix; je vais te donner un conseil et que Dieu soit avec toi! Sois l’interprète du peuple auprès de Dieu et porte les affaires devant Dieu. Enseigne leur les ordonnances et les lois; et fais leur connaître le chemin qu’ils doivent suivre, et ce qu’ils doivent faire.” (Exode XVIII 19 à 20). La Halakhah pose donc le maître (rabbin) comme médiateur, à la suite de Moïse, entre YHVH et l’homme. L’évangile ne connaît, dans le texte, d’autre médiateur que le Christ. L’Esprit-Saint témoigne, de son amour fraternel appelant Dieu “abba” : papa. (Romain VIII 15 ; Galates IV 6).

2331.

Genèse XVII 5

2332.

Exode XXXII 14

2333.

Citation tirée de “Le livre de la contemplation “ ( vers 1271 1273 ) traduction Louis SALA MOLINS Aubier Montaigne DUCHESNE Jean (sous la direction de ) “Histoire chrétienne de la littérature “ Flammarion Paris 1996 ; (1167 pages).

François BOUSQUET “Saint François et les franciscains “; (page 333 ).