Les béatitudes prononcées probablement au début du court ministère du Christ, comme le sermon sur la montagne, d’où elles sont tirées, sont le pendant, dans les évangiles dont elles fournissent la tonalité, de la Torah dans l’ancienne alliance. En en annonçant expressément le sens accompli par Jésus, en en accomplissant elles-mêmes explicitement le sens, dans l’absolu, elles dégagent une perspective neuve qui est celle d’une entrée dans l’esprit même de Dieu. On peut considérer que, sur la croix, à l’autre bout de son ministère, par sa mort et sa résurrection, Jésus donnera les moyens aux hommes d’accomplir en esprit et en vérité l’impossible programme qu’elles proposent, qu’il propose.
La Torah évoquait, et démontrait toute la distance irréductible entre l’homme et YHVH. Les béatitudes invitent à aimer en esprit, selon l’Esprit-Saint même de Dieu, avec qui, désormais toute distance est abolie par Jésus. Cette distance donc entre l’homme pécheur et YHVH, père, est abolie, non de l’initiative première de l’homme pécheur mais de celle du Dieu saint, qui se fait homme qui se fait à la fois, frère de tous, père et époux, et intervient désormais dans la personne de son fils unique qui accomplit et retourne le sens de l’histoire, et de chaque vie qui en accepte le don. Il en résulte un retournement, et un renouvellement, des valeurs, des perspectives, du regard de chacun, des enjeux. La rencontre entre Dieu et l’homme, l’homme et Dieu, se fait aujourd’hui sous le signe, et par le don de l’Esprit-Saint. Et voici que sont bienheureux, ceux qui pleurent : les pauvres en esprit, les persécutés pour la justice, ceux qui ont faim et soif de justice, les miséricordieux, les coeurs purs, les doux, les artisans de paix, qui trouvent en Dieu et dans le royaume à venir, leur consolation leur rétribution. Si nous revenions aux paroles que prononça probablement Jésus en langue araméenne, cette rétribution, cette consolation sont même en train de s’accomplir, d’ores et déjà, elles ne sont pas seulement cantonnées à un futur inaccessible, elles sont ressenties comme présentes aujourd’hui.
La dernière des béatitudes, si peu souvent citée, dans l’évangile de Matthieu, rappelle fortement le retournement des valeurs, ce retournement du prix, en évoquant jusqu’au coeur des persécutions mêmes au nom du Christ, une source d’allégresse.
‘Bienheureux serez-vous, lorsqu’on vous outragera, qu’on vous persécutera, lorsqu’on dira faussement de vous, toute sorte de mal, à cause de moi. Réjouissez-vous et soyez dans l’allégresse parce que votre récompense est grande dans les cieux ; car c’est ainsi qu’on a persécuté les prophètes qui étaient avant vous. Vous êtes le sel de la terre. Mais si le sel perd de sa saveur, avec quoi le lui rendra-t-on ? Il ne sert qu’à être jeté et foulé aux pieds des hommes. Vous êtes la lumière du monde. Une ville située sur une montagne ne peut être cachée ; on n’allume pas une lampe pour la mettre sous le boisseau, mais on la met sur le chandelier, et elle éclaire tous ceux qui sont dans la maison. 2335 ’Les évocations du sel et de la lumière signifiant les disciples, rappellent que ceux-ci n’ont pas pour vocation l’autarcie, l’autocratie, l’avarice, ni même la recherche finale de leur propre salut seulement, mais le salut du monde. 2336 Le sel, souvent invisible, conserve les aliments, fait fondre le gel et permet le passage sur les routes d’hiver, et, lorsqu’il est raisonnablement dosé, fertilise une terre et rend leur goût aux choses. Le sel est signe donc, tout à la fois, d’une vie passée, d’un avenir, d’une fécondité et d’une conservation, d’un dégel, d’une saveur multipliée qui n’annihile pas le goût de la chose elle-même, mais qui en relève le goût singulier, du chemin rendu possible. La lumière n’est pas faite pour rester sous le boisseau, mais pour être mise sur un lieu élevé, une montagne comme le Dieu de la montagne, le Dieu des hauteurs, le Dieu qui domine, Dieu tout puissant, “El chaddaï “ qui s’adressa jadis à Abraham. Sel et lumière sont les deux expressions d’un seul et même témoignage. Ils expriment un don gratuit essentiel et invisible tout autant qu’ils se dépouillent d’eux mêmes pour rendre chaque chose à elle-même, comme une révélation. Le sel et la lumière ont la propriété commune de devoir être usés avec modération. À trop forte dose, le sel peut anéantir le goût ou rendre le sol stérile, la lumière exposée directement dans les yeux peut rendre aveugle, ou anéantir toute chose sous son spectre envahissant.
Les béatitudes, contemplation active de Dieu, au coeur de l’action même et de la vie, témoignage de l’Esprit-Saint, au coeur du monde, surgissent donc en opposition avec les apparences, la réflexion théorique, l’expression naturelle des pouvoirs, des défaites et des victoires humaines. Elles signifient la victoire de Dieu, au coeur des épreuves. Les béatitudes sont l’expression de la rencontre, entre le désir de Dieu, caché au coeur de l’homme, avec Dieu lui-même, caché aux apparences des pouvoirs des hommes, livré, délivré, révélé dans l’humilité de la souffrance, du rejet, du vide. La soif et la faim, la paix, la bienveillance, l’humilité et la douceur, sont alors témoignages et signes de sa présence, et transformés aussitôt en sources de joie. Le retournement philosophique est sans doute exprimé de façon parfaite dans ce passage de l’épître de Paul aux Corinthiens qui résume en quelque sorte les béatitudes : “Dieu a choisi les choses folles du monde les sages”. 2337
Matthieu V ; Luc VI 20 à 49
Matthieu V 11 à 15
Jean XVII 9 à 25
I Corinthiens I 27