Retournement théologique

La paix de Dieu, schalom (shalom, chalom), est au centre de la théologie biblique. Elle n’en est pas tant l’aboutissement que la condition sine qua non de son développement. Notons, dans le Nouveau Testament et particulièrement dans les épîtres, le foisonnement des bénédictions et salutations de paix de tous ordres. 2391 La paix reçue donnée est pareille à cette “parascève” 2392 , ce moment de veille et préparation, caractéristique par exemple de la veille du jour du sabbat de la Pâque. Autrement dit, la paix est un don de Dieu, mais aussi déjà la préparation de l’homme à accueillir le don de Dieu. 2393

  • Le sabbat pour l’homme et non l’homme pour le sabbat, 2394 est au centre de la prédication du Christ. Lorsque ses disciples mangèrent des épis de blé, le jour du sabbat, ils transgressèrent la lettre de la loi de Moïse 2395 au grand scandale des pharisiens. Jésus guérit le jour où, en principe il ne fallait pas oeuvrer, selon la loi de Moïse. Jésus accomplit alors, selon l’esprit, la loi. Le but de la loi est bien de guérir l’homme, de conduire à la création nouvelle. Jésus n’abolit pas la loi, il la replace sur ses bons pieds, en quelque sorte. Ce n’est pas la prescription qui délivre, mais Dieu. La loi fut un moyen, pas la fin, elle-même d’ailleurs dépassée par la grâce offerte en Jésus.

La théologie pourrait consister en une réflexion théorique sur l’essence de Dieu. Elle rejoindrait la philosophie grecque. Telle fut sans doute l’un des points d’ancrages des théosophies. Tel n’est pas le propos de la théologie biblique.

La théologie pourrait rejoindre la vie de tous les jours, mais consister en un savoir savant gagné au prix de l’étude et du travail. Elle serait telle un savoir essentiel gagné pied à pied pas, pas à pas, selon une dimension rabbinique qui ne sous semble pas réellement être, qui n’est véritablement pas, la source de la théologie chrétienne. La loi, l’application concrète de ses préceptes, la réflexion sur les conditions de son adaptation concrète à l’évolution, serait dès lors le chemin prioritaire pour une sanctification. Tel n’est pas non plus le chemin privilégié de la révélation chrétienne.

La théologie chrétienne est davantage un don de l’Esprit-Saint parmi d’autres. Elle témoigne donc de la royauté du Christ, du salut offert gratuitement en Jésus, dont elle retrouve le chemin, au travers de la prière de la louange et de la bénédiction. Elle ne supprime pas l’étude, mais elle n’en dépend plus exclusivement, en tout cas. Elle se fait écoute du témoin. À la manière des épîtres des apôtres, elle s’inscrit dans un dialogue circonstancié, où il s’agit de retrouver la source de la foi chrétienne, Christ mort crucifié mais Christ ressuscité et vivant.

  • La révélation face à l’imposition doctrinale.

Souvenons-nous de l’étrange et singulier parallèle dès le livre de l’Éxode. Tandis que Moïse est sur la montagne pour recevoir la révélation de l’Éternel, le peuple trouvant que leur chef et prophète tardait à descendre, s’assembla autour d’Aaron pour lui demander de fabriquer un dieu qui marche devant eux. C’est l’épisode du veau d’or. 2396 Nous voulons souligner encore l’antinomie profonde des deux événements et des deux attitudes de Moïse et du peuple, renforcée par la synchronie des événements. L’opposition est radicale. Moïse est seul, jeûnant et priant sur la montagne, il reçoit la révélation de Dieu, vivant. Le peuple quant à lui, bien que nombreux et unanime, et se lassant aller à un certain et apparent bon sens, se fourvoie. 2397 Le point de départ révélé et le caractère même de cette révélation inscrite dans l’histoire d’un peuple, manifestée par des paroles d’hommes, exprimant la parole insondable de Dieu, et font de la théologie biblique, un univers singulier.

La raison est permise, mais jamais toute puissante. Autrement dit, l’idéologie rejoignant le système clos, propre aux gnoses prétendant à une complétude, supposant un plérôme au dessus du Dieu vivant, est condamnée avant d’être née. En même temps, nous voyons qu’un christ idéal substitué au Christ incarné et vivant, pourra servir de tremplin aux idéologies modernes dont HEGEL est l’initiateur. Alain BESANçON, s’intéressant aux origines intellectuelles du léninisme, mais il pourrait sans doute en dire autant de toute idéologie close parmi celles qui firent florès à partir de la fin du XIX°siècle, note, comme nous l’avons nous-même signalé, la parenté, entre une lecture systémique de type religieux, l’idéologie moderne, et les gnoses antiques combattues par les Pères de l’Église.

“Au fondement des religions de la foi, il y a un non su conscient. Abraham, saint Jean, Mahomet savent qu’ils ne savent pas. (...) Au fondement de l’idéologie il y a un su. Lénine ne sait pas qu’il croit, il croit qu’il sait. ’ ‘Et pourtant ce n’est pas l’histoire de la philosophie mais l’histoire des religions qui peut fournir un précédent à l’idéologie. En effet, le même trait formel qui discrimine l’idéologie de la religion, discrimine, à l’intérieur des religions de la foi, une attitude de pensée qui n’est pas sans présenter avec l’idéologie des analogies assez étroites. Cette attitude de pensée est la gnose. Elle est un modèle imparfait de la pensée idéologique, mais le seul qui donne à celle-ci une perspective historique reculée.” 2398

Saint THOMAS D’AQUIN fut le plus rationnel, sans doute, des théologiens. Dans sa somme théologique, il chercha à montrer, avec un scrupule et une attention extrêmes, toutes les implications rationnelles de la révélation. THOMAS D’AQUIN ne pouvait cependant concevoir sa réflexion comme un système gnostique. Sa somme en est même, malgré les premières apparences, à l’opposé. Il écrivit, d’ailleurs, cette émouvante prière, un hymne d’adoration qui manifestait son incapacité à entendre la moindre chose si cela ne lui était donné gratuitement d’en haut.

‘“Adoro te “ Je t’adore, et me rends à toi, Déité cachée - qui sous les symboles, dérobes à mon regard ta réalité.
C’est mon coeur tout entier qui se soumet à toi, car à te contempler, il sent qu’il n’est que misère.
La vue, le toucher, le goût ne me disent rien de toi, mais j’écoute ma foi seule et je suis sûr !
Tout ce qu’a dit le Fils de Dieu, je le crois ; quelle vérité pourrait l’emporter sur le verbe de vérité ?
Sur la croix, seule la Déité se cachait : ici se cache aussi la sainte Humanité !
Mais je crois et je professe leur double présence et je prie du même coeur que le bon larron.
Je ne vois pas les plaies comme les vit Thomas, mais comme lui je dis : “Tu es mon Dieu !”
Donne-moi de croire toujours plus en toi, de croire en toi, et de t’aimer ...
O souvenir de la mort du Seigneur, pain de vie, pain vivant pour l’homme.
Donne à mon âme de vivre en toi, et de goûter toujours de la douceur de ta Présence.
Mystérieux Pélican, Jésus mon Seigneur, je suis impur, lave-moi de ton sang ...
Ce sang dont une seule goutte a le pouvoir de sauver le monde entier du péché !
Jésus qui te dérobes encore au regard qui te cherche, apaise, je t’en prie, ma soif immense :
Dévoile enfin le visage que je veux contempler ; fais-moi voir ô béatitude, ton visage à découvert.2399

THOMAS D’AQUIN va plus loin encore donc qu’une simple reconnaissance d’une grâce qui pourrait se réduire à une abstraction. Il le dit, il le signifie, il évoque le sang du Christ, dont une simple et seule goutte, dit-il, a le pouvoir de sauver le monde. Il évoque le pélican 2400 se laissant comme dépecer et vider de lui-même, pour permettre aux siens de survivre.

‘Jésus leur dit : En vérité, je vous le dis, si vous ne mangez la chair du Fils de l’homme, si vous ne buvez son sang, vous n’avez point la vie en vous-mêmes. Celui qui mange ma chair et qui boit mon sang a la vie éternelle ; et je le ressusciterai au dernier jour. Car ma chair est vraiment une nourriture, et mon sang est vraiment un breuvage. Celui qui mange ma chair et qui boit mon sang demeure en moi, et je demeure en lui. Comme le Père qui est vivant m’a envoyé, et que je vis par le Père, ainsi celui qui me mangera vivra par moi. C’est ici le pain qui est descendu du ciel. Il n’en est pas comme de vos pères qui ont mangé la manne et qui sont morts : celui qui mange ce pain, vivra éternellement. 2401

La vie en Christ, en qui demeure le disciple et en qui le Christ demeure, suppose donc une consécration renouvelée de chaque jour, à l’instar de la manne descendue du ciel et qui fut la nourriture du peuple pendant sa traversée d’Égypte. Rien n’est jamais acquis, et pourtant tout est d’ores et déjà, par la foi, acquis pour toujours. Christ vivant est celui par qui la vie éternelle se donne aujourd’hui. Il ne se laisse pas tailler dans la pierre des images humaines, il est le pain de vie descendu du ciel. 2402 La foi se trouve alors, chaque matin, dans ce renouvellement des grâces 2403 qui conduit simultanément, par l’enracinement dans une histoire, et l’ouverture à l’espérance du Royaume, à un dépassement du présent et à une inscription en celui-ci, à l’entrée dans la dimension prophétique que la Bible souligne entrouvre, et accomplit de manière singulière.

  • Tout, à partir du Christ, dans la lecture chrétienne, ou, dans la perspective d’un messie, dans la lecture juive, dans le message biblique, est annoncé, prophétisé, reconstitué. Comme un jeu de questions à réponses, de réponses en questions, chaque question est une réponse, et, chaque réponse est une question qui parcourt les évangiles.

Ainsi, le reniement de Pierre est prophétisé, intégré, pardonné, par la parole du Christ, par le don de sa personne sur la croix. 2404 . Pour la trahison de Judas, nous pourrions retrouver un cheminement proche et pratiquement parallèle, mais Judas ne semble pas accueillir , la grâce de Dieu, qu’il ne peut comprendre, et il se suicide avant la résurrection de Jésus. 2405 Si nous y ajoutons encore la prise en compte du doute de Thomas, 2406 l’annonciation par Jésus de sa mort, et de sa résurrection, de son retour, nous voyons à nouveau comment la révélation biblique est marquée par cette notion centrale de la prophétie, de la mise en dialogue de personnes avec l’enseignement qui leur est donné, et qui fait échapper celles-ci et celui-là, à toute spéculation strictement rationnelle.

  • L’espérance, vie, combat et prière, se dresse devant la dialectique de l’absurde ou de l’éternel retour, de l’éternel recommencement, à la base de la culture indo-européenne classique, (Sisyphe), oscillation entre les phases de l’espoir et du désespoir. L’espérance se différencie de l’espoir. L’espérance ne tient pas aux prévisions statistiques rationnelles apparentes, elle est don de Dieu. Contrairement à l’espoir circonscrit dans les limites plus ou moins raisonnables, l’espérance n’est pas limitée par les perceptions humaines. Sa limite est justement infinie. Ainsi, l’espérance grandit, au fur et à mesure que s’élargissent et s’approfondissent les promesses de Dieu.

Noé reçoit la promesse que l’ordre du jour et de la nuit, des saisons, sera perpétré. Abraham reçoit la promesse d’une postérité nombreuse bénie et d’une terre. Moïse reçoit la parole de Dieu qui va permettre de sceller une vie sociale, les prophètes envisagent une justice autre, au delà des visions humaines. Le Christ enfin, accomplit en sa personne l’oeuvre de Dieu et annonce de nouvelles perspectives. La Bible et l’évangile proposent l’espérance, chemin dans l’histoire, sens ouvert donné, partagé, multiplié. Henri DANIEL-ROPS parle alors d’une histoire biblique du peuple d’Israël, d’une histoire sainte de l’église.

‘Ce n’est donc pas seulement une solide tradition enracinée dans une culture occidentale et chrétienne, c’est aussi la considération la plus objective de ces faits qui nous justifie, quand pour résumer toute cette longue suite d’événements significatifs, nous lui donnons pour titre ces deux mots : histoire sainte. 2407

Cette histoire biblique, soulignait Henri DANIEL-ROPS, écrivant entre 1941 et 1942 , son ouvrage, “Le peuple de la Bible” , ne trouve qu’en Christ son achèvement ultime et son accomplissement. Henri DANIEL-ROPS voyait déjà, en cette époque, jouxtant la Shoa, et, précédant la fondation de l’état hébreu, quelques années plus tard, en 1948, dans la lecture juive de la Bible, à partir du caractère inaccompli de l’Ancien Testament, les raisons du maintien même de la survivance d’Israël, le caractère propre de la culture juive, comme un témoignage dans les nations, pour les nations.

‘Le développement même de cette histoire appelle une (...) observation. Nous avons marqué souvent son caractère progressif. Il est incontestable. Approfondissement des vérités déjà acquises, addition des certitudes nouvelles ; sans cesse par ces deux méthodes Israël s’enrichit spirituellement. Abraham pose inébranlable la pierre d’angle du monothéisme ; MoÏse formule la loi, proclame les principes essentiels ; les Prophètes en associant définitivement la foi à la morale proposent un modèle à toutes les religions du monde ; à leur suite, la communauté revenue d’exil, découvre dans l’immensité de sa détresse et de son espérance, une métaphysique et une morale qu’aucun peuple n’a jamais égalé avant le Christ. Or, ce caractère d’élargissement progressif est un fait unique ; à considérer les autres civilisations, on constate que l’esprit humain suit une courbe bien différente. Après une période de tâtonnements, il atteint à sa plus grande réussite, puis vient la décadence, le déclin plus ou moins rapide. Israël a gravi les paliers successifs, et, quand à la fin, son esprit s’engage dans les impasses qui ne lui permettront pas de reconnaître Jésus, ce n’est point par trahison à ses fidélités essentielles, mais en vertu d’une excessive majoration de certains de ses propres éléments spirituels, comme pour laisser au message christique son caractère de mystère et de révélation . 2408

Comme l’avait déjà souligné BOSSUET 2409 , pour DANIEL-ROPS, la lecture juive de la Bible, la Bible juive, restent profondément et essentiellement inachevées. Mais la lecture chrétienne reste, de notre point de vue, également ouverte, sur une béance, la promesse de la Parousie. 2410 La Parousie n’est pas seulement à venir, elle est déjà, lorsque le reniement de Pierre, trouve sa consolation, le doute de Thomas sa justification, la trahison de Judas son interrogation, l’espérance d’un pardon.

  • Dès lors cette attente, cette tension, cette veille, 2411 qui précède le jugement qui lui-même succède à la Parousie est déjà une part de la Bonne Nouvelle Si chacun ne se place, en effet, plus du côté du juge, mais du côté de l’accusé racheté. Si chacun situe son prochain comme étant potentiellement son juge, alors, le jugement dont parle Jésus est forcément une part de la Bonne Nouvelle annoncée.
‘“Et le roi leur répondra : Je vous le dis en vérité : toutes les fois que vous avez fait ces choses à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous les avez faites.’” 2412

Le jugement de Dieu est bien au centre de l’Évangile. Il fait donc curieusement partie de la Bonne Nouvelle.

‘“ Son nom est saint, et sa miséricorde s’étend d’âge en âge sur ceux qui le craignent. Il a déployé la force de son bras ; il a dispersé ceux qui avaient dans le coeur des pensées orgueilleuses, il a renversé les puissants de leurs trônes et il a élevé les humbles. Il a rassasié de biens les affamés. Et il a renvoyé les riches à vide “. 2413

Chanta déjà Marie après l’annonciation.

L’évangile de Matthieu au chapitre vingt-cinq à partir du verset trente et un jusqu’au verset quarante-six, en parle plus particulièrement encore. Jugement radical. Les brebis seront séparées d’avec les boucs dit le texte quand le Fils de l’homme reviendra dans sa gloire. Radicalité d’une séparation.

D’un côté ceux qui sont sauvés appelés au Règne de Dieu, les justes dit encore le texte.

‘“ Venez vous qui êtes bénis de mon Père ; prenez possession du royaume qui vous a été préparé depuis la fondation du monde. Car j’ai eu faim et vous m’avez donné à manger ; j’ai eu soif et vous m’avez donné à boire ; j’étais étranger et vous m’avez accueilli ; j’étais nu, et vous m’avez vêtu ; j’étais malade et vous m’avez visité ; j’étais en prison et vous êtes venus vers moi.” 2414

Le mot juste n‘est pas synonyme de bon, “Pourquoi m’appelles-tu bon, il n’y a de bon que Dieu seul” dit Jésus 2415 au jeune homme riche , il signifie dans l’Ancien Testament, celui qui pratique la justice, dans la justesse de la volonté de Dieu celui qui se tient dans la juste position devant Dieu, qui écoute sa Parole, la garde et la met en pratique. Lorsque les justes, donc, s’étonneront d’avoir fait ces choses le roi, qui, dans le texte est aussi le Fils de l’Homme , le Christ, leur répondra. “Je vous le dis en vérité ; toutes les fois que vous avez fait ces choses à l’un de ces plus petits c’est à moi que vous les avez faites.”

De l’autre côté, ceux qui n’ont pas agi de la sorte envers le plus petit, reçoivent, dit le texte, le châtiment éternel. Extraordinaire et radical, terrible aussi, renversement des choses. Ici, plus question de justice humaine, de calculs, voire d’excuses, de supputations, de discours ou d’éthique, ici il est question d’un enjeu tout autre : la vie ou la mort, d’un côté la vie, c’est à dire la part au Règne de Dieu de l’autre la mort, ici il n’est plus question d’apparence, ce sont seuls les actes qui comptent.

Le passage de l’une à l’autre de la mort à la vie se fait par la compassion, l’amour fraternel. “Ce que vous avez fait “ ne renvoie à rien d’autre qu’à ce que chacun a fait, actes et faits concrets, d’amour gratuit. Mais aussi sans doute prières sincères. “Ce que vous n’avez pas fait “ ne renvoie à rien d’autre qu’à ce que chacun n’a pas fait, actes et faits de replis ou de refus de donner, de calculs et de stratégies savantes, oubliant la part du plus pauvre.

Où est donc alors passée la Bonne Nouvelle de l’Évangile puisque tous ne peuvent que se sentir jugés transpercés démasqués ? Chacun n’est-il pas, chacun pour sa part, peu ou prou, du côté de ceux qui n’ont pas porté, un jour ou l’autre, le secours au plus petit de ses frères ? Et les voici tous transpercés, croyants ou incroyants, fidèles ou infidèles, hommes respectés des hommes ou simples pauvres de tout, puissants ou hommes de rien.

Jamais, peut-être, la Parole de Dieu n’a parlé avec tant de radicalité comme l’épée à double tranchant dont parle le livre de l’Apocalypse, entre autre 2416 ou Paul dans l’épître aux hébreux.

‘“Car la Parole de Dieu est vivante et efficace, plus tranchante qu’une épée quelconque à deux tranchants pénétrante jusqu’à partager âme et esprit, jointures et moelles , elle juge les sentiments et les pensées du coeur. Nulle créature n’est cachée devant lui, mais tout est à nu et à découvert aux yeux de celui à qui nous devons rendre compte.” 2417

La Bonne Nouvelle de ce texte tient premièrement dans le fait que le plus petit des hommes, la plus petite des pensées, le plus petit des gestes sont désormais les sièges de la présence de Dieu qui se fait Père par le fils de l’homme devenu roi. Et voici chacun habité déjà d’une fraternité nouvelle, plus large que celle qu’aucune spéculation n’oserait ou laisserait entrevoir. Le mouvement en est inversé. Chacun n’est pas frère des autres, à partir de ses idées, ses idéaux seulement mais parce que Dieu s’est manifesté et se manifeste dans le plus petit d’entre tous.

La Bonne Nouvelle tient deuxièmement dans le fait que ce que Dieu demande à chacun d’accomplir envers le plus petit de ses frères, lui même l’a accompli pour, et continue de l’accomplir chaque jour par la mort et la résurrection de Jésus.

Troisième acte de la Bonne Nouvelle de ce texte : il n’est pas demandé d’acte d’héroïsme mais une offre d’une communion au règne d’amour est faite, offre que chacun est invité à répercuter. Alors, échappant au jugement, il est permis d’entrer dans la perspective de la grâce qui cherche malgré tout et en toute chose la présence de Dieu, de prier et agir intensément pour le salut de tous.

La Bonne Nouvelle de ce texte est enfin dans le fait de l’envoi. Cet envoi ne tient pas compte de la qualité de ce que chacun est mais part d’une réalité de souffrance et d’exclusion à l’extérieur : le malade, le prisonnier, le miséreux ...

Il envoie chacun au secours de son prochain comme il envoie le prochain au secours de chacun.

Cet envoi est concret et acte.

Il est cependant si radical qu’il ne peut se fonder sur les simples appréhensions humaines, il ne peut se nourrir et se fonder qu’en une intention qui sort chacun de lui-même pour le faire entrer dans la conscience de la souffrance de l’autre.

La compassion chrétienne est d’ailleurs plus une souffrance avec celui qui souffre qu’une souffrance pour lui, à cause de lui. Elle est un envoi.

Alors, cet envoi est tout à la fois, geste visible et mouvement invisible du coeur, prière. Cette prière accompagnant l’action la couvant, la fécondant, la refondant, n’est pas démission, ni pure contemplation. Elle est intercession active pour le monde, et veut participer à son salut pourtant purement gratuit, en agissant pour que tous se repentent et soient accueillis dans la Gloire de Dieu et que chacun, comme le dernier de tous, entre alors dans cette même Gloire.

Cette prière est donc aussi un acte qui fait échapper aux jugements personnels, et aux critères personnels de jugement : si la conscience s’accuse, ou accuse, Dieu, lui, n’accuse pas, il est plus grand que la conscience 2418 . Si une conscience accuse quelqu’un, celui-ci devient l’expression de Dieu lui-même pour celui qui l’accuse qui est invité alors à agir et à prier alors à communier dans l’amour du Père avec lui.

Alors, quoiqu’il ait pu faire ou dire hier, chacun peut accueillir la vie éternelle aujourd’hui. Il peut aussi intercéder pour infléchir le jugement de Dieu pour une chance nouvelle donnée aux hommes ses frères, comme la prière d’Abraham pour Sodome y invite chacun, chaque homme 2419 .Le jugement de Dieu aux derniers temps, sépare, le temps venu, mais au temps venu seulement, le bon grain de l’ivraie. Ce bon grain et cette ivraie ne sont pas à séparer aujourd’hui de part l’initiative des serviteurs mais sont séparés au temps venu, au temps de la moisson, comme l’explique la parabole du bon grain et de l’ivraie. 2420 Ces actions différées, dans l’attente du temps venu, le temps de la moisson, cette remise à Dieu, du jugement, qui à son tour le remet aux saints, aux disciples, ne sont-elles pas dans le mouvement du dialogue fait de montées et de descentes, de l’homme à Dieu, de Dieu vers l’homme, entre prière élévation, et incarnation, comme l’appel à une communion parfaite entre Dieu et les hommes, ouvrant et permettant nouvellement la communion des hommes entre eux ?

‘Ceux à qui vous pardonnerez les péchés ils leur seront pardonné, et ceux à qui vous les retiendrez ils leur seront retenus.” 2421

Après que Pierre ait confessé sa foi en Jésus-Christ, fils de Dieu vivant, une parole semblable lui est adressée.

‘“Jésus reprenant la parole, lui dit : Tu es heureux Simon fils de Jonas; car ce ne sont pas la chair et le sang qui ‘ont révélé cela, mais c’est mon Père qui est dans les cieux. Et moi, je te dis que tu es Pierre et que sur cette pierre je bâtirai mon Église et que les portes du séjour des morts ne prévaudront point contre elle. Je te donnerai les clefs du royaume des cieux : ce que tu lieras sur la terre sera lié dans les cieux, et ce que tu délieras sur la terre sera délié dans les cieux.” 2422

Il reste alors au disciple, comme une rupture, un conflit entre ce qu’il voit et ce qu’il fait, ce que Dieu lui confie et ce qu’il est capable d’appréhender. Dieu prend donc un risque complet. Il remet entre les mains des disciples qui reconnaissent le Christ comme le Fils du Dieu vivant, la communauté d’église de ceux qui sont nés avec Lui , qui sont passés de l’individu, à la personne en communion avec le Père et le Fils, les éléments de son jugement vis à vis de l’humanité entière. Cette liberté nouvelle donnée au disciple, cette responsabilité nouvelle fait naître une dualité nouvelle entre la chair et l’esprit, qui répond comme en écho au dialogue entre théories et pratiques, l’âme et le corps de la tradition grecque ou à celle entre les gestes et les pensées au travers d’une révélation qui traverse la culture d’Israël. Pour les grecs, la spéculation théorique conduisait à la recherche de cohérence dans l’enchaînement des concepts, selon la relation théorie pratique, sur fonds de spéculation intellectuelle. Moïse 2423 à Mériba ignorait qu’il transgressait l’ordre de l’Éternel.

Moïse croyait accomplir ce que Dieu demandait, et, frappant sur le rocher, il donna au peuple de l’eau. Il fut comme puni de ce que ses mots d’irritation dépassèrent les paroles de l’Éternel, de ce qu’il se co-attribua en quelque sorte le mérite du miracle, et il n’entra donc point dans la terre promise où pourtant il avait conduit le peuple mais qu’il ne put jamais que contempler du haut du Mont Nébo. Nous voyons bien qu’ici pour la première fois sans doute, Dieu ne parle plus seulement par Moïse, mais ouvre le chemin d’une médiation nouvelle.

Le dialogue, entre gestes et pensées, qui traverse toute la culture juive depuis Moïse et l’épisode du rocher de Mériba, est là évident. La question n’y est plus celle de la cohérence mais celle de l’adéquation entre l’action humaine et la volonté de Dieu. Le choix dans la culture d’Israël, nous l’avons dit et redit, est entre la vie et la mort, l’amour et la haine, la justice et la justesse. Il s’agit de choisir la voie ouverte vers la vie du Dieu vivant et non celle fermée sur elle-même, la voie des idoles.

La mention d’un jugement de Dieu est donc transversale à toute la Bible et déjà présente avec Noé et le déluge, Abraham et Sodome et Gomorrhe, Moïse intercédant pour le peuple suite à l’épisode du veau d’or, Moïse à Mériba, Jonas à Ninive, Job et son histoire, et toute la loi d’Israël, ses victoires et ses défaites qui sont lues comme autant de jugements de Dieu en rapport avec leurs conduites.

Dieu manifesta ainsi, dès la révélation faite à Moïse, qu’il allait plus loin que les pensées humaines, que les théories élaborées. Il se repent, même, nous l’avons dit, lorsque l’homme se repent. Et ce fut bien dans ce phylum que, le temps venu, fut introduit l’évangile de la Bonne Nouvelle. L’évangile dépasse encore et transgresse en quelque sorte, sciemment la question qui tracasse le judaïsme qui tente de comprendre le sens de la révélation, à force d’étude, de questions et de réponses, d’expériences partagées. En Jésus, mort crucifié, ressuscité, en sa personne rencontrée plus que dans la lettre de la loi, plus que dans l’étude ou l’exégèse, le chrétien trouve la présence du verbe de Dieu.

Alors, lorsque Paul écrira des lettres aux églises depuis sa prison, pour annoncer une liberté nouvelle, ou encore, lorsque Pierre 2424 n’ira plus, comme le lui avait annoncé Jésus, où il veut, mais où il ne veut pas, ils vivront désormais tous deux de l’Esprit de Dieu, et seront fondateurs d’églises bâties sur la race nouvelle d’hommes et de femmes nés de l’esprit d’adoption qui soupire et fait dire abba, se tournant vers Dieu, reconnu désormais comme papa adoptif.

Lorsque Paul dira ne pas faire le bien qu’il voudrait, et faire le mal qu’il ne voudrait pas 2425 , ou encore, lorsque l’église primitive se développera dans le martyr pour annoncer au monde la bonne nouvelle, le combat sera désormais entre ce que Paul appelle la chair, l’homme séparé de Dieu et suivant son unique avidité et son propre jugement, et l’esprit de Dieu qui projette celui-ci dans la communion d’amour avec Christ Vivant. Christ ayant d’ailleurs donné sa vie pour tous afin comme il l’avait annoncé lui même de sauver et non pour perdre.

  • Le pardon : l’homme pardonné, pardonne, l’homme qui pardonne est pardonné, le pardon est communion au don de Dieu. 2426 Il rejoint le retour à Dieu appelé par les psaumes et les prophètes. Il nous semble que nous trouvons là le secret de toute théologie biblique. Tout commence et finit par le pardon, la participation gratuite au don de Dieu. Et Dieu se manifeste spécialement dans les choses les plus humbles, données gratuitement à quiconque.
‘Et Dieu a choisi les choses viles du monde et celles que l’on méprise, celles qui ne sont point, pour réduire à néant celles qui sont afin que nulle chair ne se glorifie devant Dieu. 2427

Notes
2391.

Luc VII 50 ; Luc X 5 ; Romains I 7 ; I Corinthiens I 3 ; II Corinthiens I 2 ; Galates I 3 ; Éphésiens I 2 ; Colossiens III 15 ; I Pierre I 2 ; I Pierre V 14 (entre autres).

2392.

Pour l’utilisation du mot on peut se reporter, d’après Xavier LÉON-DUFOUR, à :

Matthieu XXVII 62 ; Marc XV 42 ; Luc XXIII 54 ; Jean XIX 14 ; Jean XIX 31 ; Jean XIX 42

2393.

Psaume XXXIV 15 ; Psaume XXXVII 7 ; Hébreux XII 14 à 15

2394.

Marc II 27 ; (voir Matthieu XII ; Marc II 23 à Marc III 6 ; Luc VI 1 à 11 )

2395.

Deutéronome XIII 25

2396.

Exode XXXII (op. cit.)

2397.

Rappelons qu’à aucun moment, dans la Bible, le nombre ne fait la vérité. Les sondages d’opinion comme outils de gestion des affaires du monde, n’ont donc rien de biblique. A contrario de la récente affaire Bill CLINTON, le président américain persécuté, pourtant par des lecteurs, au quotidien, de la Bible, aux États-Unis. Le 11 Septembre 1998, le Congrès américain, ordonne la publication immédiate sur Internet du rapport Starr sur l’affaire LEWINSKY en quatre-cent quarante cinq pages dévoilant des choses très privées. Le procureur indépendant Kenneth STARR auteur de ce rapport, est pourtant un lecteur au quotidien de la Bible. La décision du Congrès quant à la destitution du président ou à l’octroi d’un blâme dépourvu de toute conséquence judiciaire, sembla longtemps suspendue, à la décision de l’opinion américaine qui resta favorable à son président.

2398.

BESANçON Alain “Les origines intellectuelles du léninisme “ Calmann Lévy Paris 1977 ; (327 pages) ; réédition Gallimard Paris 1997 ; (à la page 15 ).

2399.

Saint THOMAS D’AQUIN Traduction de R. P. MANESSIER Aubier Montaigne ...

DUCHESNE Jean (sous la direction de ) “Histoire chrétienne de la littérature “ Flammarion Paris 1996 ; ( page 344)

2400.

Psaume CII 7 ; Ésaïe XXXIV 11 ; Sophonie II 14 ; l’hébreu ka’hath voulait certainement dire “celui qui vomit”.

2401.

Jean VI 53 à 58

2402.

Jean VI 51

2403.

Psaume LI 12 ; Lamentations de Jérémie III 23 ; II Corinthiens IV 16 ; (entre autres).

2404.

Pour Pierre :

Annonce : Matthieu XVI 22 à 28; Matthieu XXVI 34 ; Marc XIV 30 ; Luc XXII 34 ; Jean XIII 38

Reniement : Marc XIV 66 ; Luc XXII 54 à 62

institution renouvelée : Jean XXI 15 à 19

2405.

Pour Judas :

Annonce : Matthieu XVII 22 ; Matthieu XXVI 21 à 25 ; Marc III 19 ; Marc IX 31 ; Marc X 33 ; Marc XIV 18 à 21 ; Luc IX 44; Luc XXII 21 à 23 ; Jean VI 70 71 ; Jean XII 4 à 6 ; Jean XIII 18 à 30

Passage à l’acte de trahison : Matthieu XXVI 14 à 16 ; Matthieu XXVI 46 à 56 ; Marc XIV 43 à 50 ; Luc XXII 3 à 6; Luc XXII 47 à 53 ; Jean XVIII 3 à 11

Suicide : Matthieu XXVII 3 à 10 ; Actes I 16 à 20

2406.

Pour Thomas :

Annonce indirecte : Jean XI 7 à 8 ; (Thomas apprenant que Jésus voulait retourner en Judée où on avait tenté de le lapider :”Allons-y nous aussi pour mourir avec lui ! “ ).

Expression du doute : Jean XX 24 à 25

Réponse de Jésus se présentant devant lui : Jean XX 26 à 29

2407.

DANIEL-ROPS Henri “Le peuple de la Bible “ Cerf Paris (1941 -1942 )1970 ; (p 400).

2408.

DANIEL-ROPS Henri in ibidem (1941 -1942 )1970 ; (pp 399 et 400).

2409.

DANIEL-ROPS cite de Jean-Bénigne BOSSUET (1627 - 1704 ) “Le discours sur l’histoire universelle “ écrit en 1681

2410.

Zacharie IX 9 ; Matthieu XXIV 3 à 39 ; I Corinthiens XV 23 ; I Thessaloniciens II 19 à I Thessaloniciens III 13 ; I Thessaloniciens IV 15 à 18 ; II Thessaloniciens I 6 à II Thessaloniciens II 17 ; II Pierre I 16

2411.

Matthieu XXV 1 à 12 ; I Thessaloniciens V 23 ; Jacques V 7 et suivants ; II Pierre III 4 à 12 ; I Jean II 28

2412.

Matthieu XXV 39

2413.

Luc I 51 à 55 : Le cantique de Marie relie entre eux, telle une liturgie, nombre de textes de l’Ancien Testament.

2414.

Matthieu XXV 34 à 36

2415.

Marc X 18 à 19 ; Matthieu XIX 17

2416.

Apocalypse I 16 ; II 12

2417.

Hébreux IV 12 à 13

2418.

Romains VIII 33 à 35 “Qui accuse les élus de Dieu ? “ écrit l’apôtre Paul.

2419.

Genèse XVIII : Dans le livre de la Genèse, l’extraordinaire nouvelle annonçant à Abraham que sa femme Sara, âgée et stérile, aurait un fils l’année prochaine précède directement l’annonce par l’Éternel excédé de détruire Sodome et Gomorrhe. Abraham intercède.”Feras-tu aussi périr le juste avec le méchant ? “ (verset 25) . L’Éternel se repent et dit que s’il trouvait dix justes il pardonnerait à toute la ville à cause d’eux. Abraham intercède, il demande à Dieu de ne pas détruire Sodome si seulement il restait quarante, trente, vingt justes. Il descend jusqu’à dix justes. Mais Sodome sera détruite. Il n’y avait pas dix justes. Revenons sur la question ” Et si Abraham était descendu jusqu’à un juste?” pour en prolonger la réflexion : “Abraham pouvait-il en effet poser cette question avant l’heure ?” Le juste par qui le monde entier peut être sauvé, n’est-il pas Jésus ?

En effet, le singulier, qui passe par Abraham, la naissance annoncée d’Isaac, est le chemin qui conduit à Jésus le sauveur du monde. D’une certaine façon, on peut considérer qu’un seul juste suffit en Jésus pour épargner Sodome et Gomorrhe.

2420.

Matthieu XIII 24 30

2421.

Jean XX 23 voir aussi Matthieu XVIII 18

2422.

Matthieu XVI 15 à 18

2423.

Nombres XX 2 à 12 ; Note connexe numéro 23 adjointe à ce chapitre : “De Moïse à saint Paul... ou de l’inconscience à la conscience révélée d’une distance entre Dieu et l’homme, entre gestes et pensées”. Extrait de : CABALLÉ Antoine op. cit. ; 1993 ; (pp 89 à 90 ) Partie du chapitre : “les origines distinctes de deux oppositions et de deux formes de dialogue”.

2424.

Pierre, après avoir promis qu’il suivrait Jésus partout, le renia trois fois ...

Lorsque Jésus après sa mort et sa résurrection, réapparaît aux disciples au bord du lac de Tibériade, Pierre s’entend poser par trois fois la même question. “Simon, fils de Jonas m’aimes-tu ?” Il y répond trois fois par l’affirmative.

C’est alors que Jésus lui fait cette révélation prophétique:

“Pais mes brebis. En vérité, en vérité, je te le dis, quand tu étais jeune tu te ceignais toi-même et tu allais où tu voulais; mais quand tu seras vieux, tu étendras tes mains et un autre te ceindra, et te mèneras où tu ne voudras pas. “ Le texte ajoute : Il dit cela pour indiquer de quelle mort Pierre glorifierait Dieu. Et ayant ainsi parlé, il lui dit : “Suis-moi.”

Jean XXI 15 à 19

2425.

Romains VII 15

2426.

Matthieu VI 14 ; Marc XI 25

2427.

I Corinthiens I 28