Le retournement pédagogique

Il est clair donc, que ce rapport lui-même, entre la montée de l’homme vers Dieu, et la venue de Dieu vers l’homme, fluctue, au gré des théologies, et des interprétations des textes fondateurs.

Cette descente et cette montée, cette montée et cette descente, nous semblent être cependant présentes au coeur des pédagogies chrétiennes de toutes sortes, des pédagogies juives de toutes tendances, bref l’ensemble des pédagogies humaines qui s’inspirent du même texte biblique. L’urgence de la survie, de la vie, semble primer sur la méthode. La recherche sur les méthode sont incluses, elles mêmes, dans ce mouvement, mais ne sont, ni du côté juif, ni du côté chrétien, jamais seulement ni surtout premièrement, d’un point de vue strictement historique ou d’un point de vue strictement originel en tout cas, purement et formellement fondatrices de l’action pédagogique.

Nous pouvons évoquer la vision de Jacob à Bethel, d’une échelle 2428 reliant la terre au ciel, des anges montant et descendant par cette échelle. Cet épisode se trouve à l’orée de l’histoire de l’alliance à l’aube de ce cheminement de la révélation qui allait conduire Israël au Christ. Cet événement est situé au commencement de la vie de Jacob qui, suivant l’ordre de son père Isaac inspiré par Rébecca mère de Jacob soeur de Laban, va fuir loin de la colère d’Ésaü, au pays de Laban, à Charan pour prendre femme. Il allait en effet y faire la rencontre de ses futures épouses, Léa et Rachel..

Cette dimension dialoguée est au coeur de la culture juive, nous l’avons signalée, mais il ne s’agit pas d’une simple attitude, elle s’incarne dans l’aliyah. L’ Aliyah des jeunes en terre de Palestine, qui vit le jour sous l’ initiale impulsion de Reha FREIER, dès 1932, puis qui fut officiellement créée par Henrietta SZOLD (1860 -1945), à partir de 1934, fut précédée par des actions des pionniers, de Charles NETTER (1826-1882), fondateur du collège agricole “ Mikvé Israël” conduisant beaucoup de gens de Galicie, province autrichienne, en Palestine ou celles de la fondation dès 1892 du village d’enfants Meïr Cheffeya sous l’influence indirecte de Israël BELKIND (1861-1929), ou encore du village d’enfants de Ben Shemmen sous l’impulsion de Siegfried LEHMANN. Selon Moshe KOL 2429 qui écrivait en 1965, l’Aliyah des jeunes fut créée selon quatre phases historiques successives, à l’origine pour sauver des jeunes du danger de la persécution dans l’ Allemagne nazie, dans une deuxième phase elle contribua pendant la seconde guerre mondiale à la récupération des enfants échappant au charnier nazi, dans un troisième de 1945 à 1948, avant la création d’Israël elle contribua à récupérer les enfants orphelins ou perdus “survivants dans les camps de concentration, dans les forêts, dans les couvents et sur les routes de l’Europe dévastée” 2430 .

Enfin dans une quatrième période, l’Aliyah a continué son rôle d’accueil sous une impulsion nouvelle et se serait ouverte à la création de l’état d’Israël. Aujourd’hui, en fin de siècle, il est possible peut-être même d’énumérer une cinquième vague concernant d’ailleurs tout autant les jeunes que les moins jeunes, depuis l’effritement puis la chute, des pays de l’Est européen sous domination communiste. L’Aliyah est restée une association non gouvernementale, donc en marge des courants religieux institués ou politiques, faisant un lien entre des traditions juives différentes voire antagonistes, servant ainsi l’unité nationale, à partir d’un dessein transcendant et enraciné dans l’histoire.

L’émergence pédagogique directrice est premièrement pratique et attachée à la reconstruction d’êtres à partir de la vie commune du travail agricole partagé et la connaissance de la culture biblique traditionnelle et talmudique d’Israël.

L’accueil de l’enfant dans son intégralité a sans doute contribué à l’émergence de la pédagogie concrète ouverte et communautaire qui, à partir des kibboutzim, inondera l’Europe, inspirant directement ou indirectement le mouvement de la pédagogie occidentale coopérative de l’après guerre, en France, l’Office Central de la Coopération à l’École, ou la Pédagogie Institutionnelle française.

Reuven FEUERSTEIN est, par exemple, entre d’autres, aujourd’hui un héritier réclamé de ce mouvement initial en terre d’Israël. Il a traduit dans le domaine de la médiation cognitive, par le Programme d’Enrichissement Instrumental, P. E. I., les résultats de sa pratique, s’inscrivant dans un mouvement qui dépassait largement donc une pensée formelle ou théorique sur l’éducation, car s’inscrivant peu ou prou dans le mouvement d’une histoire, l’histoire d’Israël, et le sens contemporain de celle-ci. Nous pouvons, dans un autre domaine, citer le travail de Sarah SCHNIRER (1883 - 1938 ), qui, chez les juifs orthodoxe, oeuvra pour l’éducation des filles, contribuant fortement à poser un regard autre sur la femme.Nous entendons par pédagogie, à la manière des grecs, un accompagnement sur le chemin des apprentissages, et de l’éducation. Le renversement est présent sans doute dans toute la culture juive dont la célébration fête de Pessah illustre l’exemple. Josy EISENBERG rappelle ce dialogue comme un jeu dans ses souvenirs des fêtes pascales de son enfance.

‘Tout enfant juif a un souvenir particulier, car cette soirée a pour but de garder leur attention éveillée. À un moment précis, on partage en deux un pain azyme, et le père en cache la moitié derrière son épaule, ou sous son fauteuil ou son coussin. Et une coutume, qui n’a rien de religieux, mais qui est très pédagogique en un sens, veut que les enfants essaient de dérober cette moitié cachée et qu’ils la rendent en échange d’un cadeau. Comme nous étions trois enfants à la maison nous regardions où mon père cachait ce morceau. Il porte un nom grec l’afikomane, qui signifie le dessert, et doit être mangé à la fin du repas. C’était toujours la lutte pour savoir qui allait trouver, dérober ce morceau de pain azyme. C’est une sorte de jeu de la Pâque. Le cadeau pouvait être un train électrique, une voiture. ’ ‘Un des grands souvenirs, c’était aussi la veille de Pessah, au soir, une fois que la maison avait été nettoyée, qu’on avait tout enlevé : l’obligation religieuse consistait à détruire ce qui pouvait rester de levain. À la nuit tombante, mon père se promenait avec une bougie et les enfants le suivaient traditionnellement avec une pelle et une plume d’oie, ce n’est pas un balai, c’est une plume d’oie. Alors on allait chercher dans les coins, pour trouver s’il ne restait pas des miettes de pain dans la maison. Là encore c’était un jeu.’ ‘Les souvenirs les plus vivaces que j’ai sont en réalité les commentaires que mon père faisait et que pratiquement je répète chaque année. Je fais mes propres commentaires mais j’inclus toujours deux ou trois commentaires de mon père qui m’ont frappé.’ ‘Pessah est une fête vraiment importante parce qu’elle est donnée comme la naissance du peuple juif. Toute personne qui commémore cette naissance s’identifie au peuple juif. Le déroulement est plein de théologie, d'idées fondamentales sur la persécution, sur la providence, sur les Hébreux en tant que serviteurs de Dieu, sur la présence de Dieu dans l’Histoire, sur les mystères de l’intervention du surnaturel dans la nature. C’est pourquoi il y a la Haggada, qui veut dire le “récit”, il y a obligation de réciter, il y a obligation pour les enfants de poser des questions, rituellement quatre questions : Pourquoi ce soir mangeons-nous du pain non levé. Pourquoi buvons-nous du vin ? Pourquoi ce soir trempons-nous nos aliments ? Pourquoi ce soir mangeons-nous accoudés ? À toutes ces questions le père répond par un texte, souvent entrecoupé de questions et de réponses spontanées. ’ ‘C’est une fête de la transmission. Il y a tout ce jeu entre les parents et les enfants. C’est une fête de la mémoire, de la mémoire de la persécution. C’est aussi l’apparition d’un pacte d’amour entre Dieu et Israël, tout le thème de l’immanence divine. Dieu est du côté de ceux qui souffrent, et il a établi un pacte particulier avec le peuple d’Israël. Dieu s’introduit dans l’histoire pour arracher un peuple à un autre peuple. Il dérange toutes les lois naturelles, toutes les lois historiques. C’est une preuve de la liberté de Dieu qui n’est pas soumis au fait que l’eau ne soit pas du sang. Ce que nous sommes aujourd’hui dépend fondamentalement de cet événement. ’ ‘C’est une pédagogie de liberté, mais aussi une fête de renaissance, parce que Israël sort des ténèbres d’Égypte. 2431

Nous voyons bien dès lors cette pédagogie biblique s’inscrire dans une dimension autre que celle du pédagogue grec. L’objectif n’est pas de donner une instruction technique, artistique, philosophique, intellectuelle, mais d’agréger l’homme, l’enfant, à une histoire commune et universelle dans laquelle Dieu exprime son projet, son affection, son amour pour le peuple qu’il s’est choisi, et à travers ce peuple, pour l’humanité entière qu’il a choisi, par lui, de racheter.

La cérémonie du séder, aujourd’hui encore en judaïsme, se conclut le plus souvent après avoir bu la quatrième et dernière coupe de vin, par cette bénédiction ou exhortation qui est comme un signe de ralliement pour tous les juifs du monde entier. “L’an prochain à Jérusalem”.

Cette injonction qui est à la fois une bénédiction, un voeu, un souhait, une prière, une invitation, une disposition intérieure, marque le caractère inéluctablement incarné de la révélation biblique qui est en rupture avec les idéologies closes si nombreuses et longtemps célébrées en ce vingtième siècle qui se termine. Toutes ces idéologies ont pour point commun de ne pas avoir compris, tout à la fois, le caractère radicalement incarné de la révélation biblique, et, la rupture que cette révélation propose et suppose en rapport à toute quête strictement, idéaliste ou matérialiste, spiritualiste ou intellectuelle.

La Pâque chrétienne marque moins une rupture avec la Pâque juive que son accomplissement, en ce que Jésus dit lui-même être le pain et le vin de Dieu. La cérémonie même des lavements de pieds qui, dans l’évangile de Jean, prend la place de la cène, comme pratiquement un sacrement institué par le Christ, rejoint les ablutions rituelles des lavements de mains (ourehats) qui précèdent ou concluent la cérémonie du séder. D’autre part, le repas du séder, est bien sans doute celui que Jésus célébra avec ses disciples, selon les rites de la cérémonie juive coutumière de son temps.

Il reste que la pédagogie, selon une lecture chrétienne de la Bible, s’entend désormais à partir du Christ. Blaise PASCAL l’exprima ainsi :

‘“Jésus-Christ que les deux testaments regardent, l’Ancien comme son attente, le nouveau comme son modèle, tous les deux comme leur centre.” 2432

C’est donc à partir de Jésus que nous pouvons regarder à présent ce que nous nommons le retournement pédagogique. L’Ancien Testament est en attente de celui qui doit accomplir enfin la promesse faite au peuple d’Israël, d’une bénédiction pour un peuple nombreux, au travers d’un messie annoncé. Nous allons moins regarder ses pratiques pédagogiques, que ce en quoi son ministère contient des spécificités pédagogiques, en regardant davantage à sa personne, puisqu’il est le modèle certes, dont parle PASCAL, mais aussi le premier né de la création nouvelle. Autrement dit, s’il est le pédagogue, l’accompagnateur, Jésus est aussi le but du chemin, l’origine du chemin, et, le chemin lui-même. Autrement dit : tout le caractère pédagogique de l’évangile dans ses dimensions institutives, éducationnelles, instructives, jusqu’au contenu de l’enseignement lui-même, se trouvent réunis et présents en sa personne. Jésus accomplit tout à la fois, en sa personne, la pédagogie divine, et, tout en ouvrant une perspective nouvelle aux pédagogies humaines, les pédagogies chrétiennes.

  • Éléments pédagogiques de l’enseignement et de la vie de Jésus.

Christiane CHAYNES, écrivait en 1978, une courte étude, sur la pédagogie du Christ. 2433 Elle expliquait que le Christ est un pédagogue sans théorie pédagogique, c’est à dire sans une référence à l’ abstraction conceptuelle lui servant de référence ultime pour justifier sa pratique, mais avec un projet, une perspective, celle du salut, autrement dit de l’accomplissement, par la re-création, la nouvelle naissance des personnes qu’il rencontre, au long des pages des évangiles. Jésus est également un pédagogue qui ne réussit pas toujours, à première vue, en tout cas. C’est à dire qu’il appelle l’autre à la liberté tout autant qu’il le libère. Enfin, Jésus est le pédagogue d’un dialogue véritable, c’est à dire qu’il prend en compte librement la réponse d’autrui, sans recherche d’endoctrinement, sans perspective de possession, mais au contraire, dans celle d’une libération.

Autrement dit, Christiane CHAYNES répartissait en trois ordres les événements pédagogiques de la vie du Christ, l’ordre des rencontres, l’ordre du dialogue, l’ordre d’une libération. Mais elle évoqua alors davantage une attitude de Jésus qu’une pédagogie. Dès lors, l’analyse pédagogique au sens classique du terme, c’est à dire celui des méthodes, devenait insuffisant sinon inadéquat. En conclusion de son travail Christiane CHAYNES écrivait d’ailleurs :

‘La difficulté que j’ai rencontrée pour analyser l’attitude de Jésus et l’impression de redite parfois que l’on peut avoir à la lecture, met en évidence une caractéristique fondamentale de la pédagogie de Jésus : l’unité. La pédagogie de Jésus est une.’ ‘Inutile de dire que “Jésus est un “, il ne peut en être autrement. Il est un lui-même comme il est avec le Père.’ ‘Mais l’attitude de Jésus est “une “. Il n’y a pas des moments où Jésus enseigne et des moments où il éduque, des moments où il rencontre, d’autres où il dialogue, libère. C’est dans le même temps et le même acte que Jésus rencontre, dialogue, libère. C’est dans l’unité d’une unique relation aux personnes qu’il vit ces trois aspects de la pédagogie.’ ‘Et si j’ai distingué, c’est uniquement pour les besoins de la clarté et de l’approfondissement. ’ ‘Jésus considère ses disciples, tous ceux qu’il rencontre, dans l’unité de leur personne. ’ ‘Il ne dichotomise pas l’homme; il se situe face à lui dans la totalité de son être. Il l’éduque compte tenu de toute les dimensions de la personne. (...) 2434

En annexe de son travail Christiane CHAYNES donnait la parole à Jean GUITTON qui expliquait que les dialogues du Christ laissent toujours la liberté à celui qui écoute. Contrairement à ceux de SOCRATE, tels qu’en tout cas PLATON les transcrivit, et, qui, quant à eux, ne se situent que dans l’abstraction dialectique et ne peuvent jamais que servir la démonstration du maître, et donc ne sont pas un vrai dialogue, mais une sorte de fac-similé au service d’une démonstration théorique. Jean GUITTON rejoint notre propre analyse lorsqu’il explique que la dialectique se substitue au dialogue dans bien des pensées contemporaines issues des systèmes de HEGEL et MARX. 2435

Le dialogue, au sens chrétien du terme consiste donc à prendre la place de l’autre, ou, en tout cas, il suppose d’accueillir l’autre dans son altérité et sa liberté profonde. Ce dialogue s’enracine dans l’écriture toute entière. Nous le retrouvons plus particulièrement dans le refus et les interrogations de Jonas, devant la parole de son Dieu, ou encore dans l’épreuve de Job, ou le combat de Jacob. Ce dialogue où se joue l’essentiel, sans artifices, se retrouve aussi dans le Cantique des cantiques, sous la forme de l’amour sensuel, ou dans les psaumes, illustrant les combats intérieurs de l’âme.

Le Christ Jésus porte donc en lui, l’accomplissement de l’oeuvre de Dieu, et simultanément, ce qui revient au même, celui de l’écriture ancienne, comme de l’oeuvre de rédemption divine pour l’humanité, commencée avec Noé, poursuivie avec Abraham, Israël, Moïse, David et les prophètes. Pour comprendre l’écriture, pour donner sens à sa vie, le chrétien regarde à Jésus, c’est dans ce sens qu’il questionne et lit le texte biblique, alors que le juif questionne le texte et la tradition sous tous les autres angles possibles, à partir de l’histoire post-biblique d’Israël également. L’annonce de la venue du messie, sa conception, le temps de préparation du ministère (peu de choses), le baptême, la tentation, le ministère d’enseignement proprement dit, la mort, la résurrection, l’ascension, la pentecôte, sont autant d’éléments forts, comme les étapes d’un cheminement d’une pédagogie christique telle que l’on peut tenter de l’extraire du Nouveau Testament comme d’une lecture rétroactive et christocentrique, à partir de Jésus, de l’Ancien Testament.

L’annonce de sa venue peut sans doute être reliée à l’ensemble du texte biblique. Certes les prophètes ont annoncé explicitement la venue d’un messie. Pour les chrétiens il ne peut s’agir que de Jésus. Si certains psaumes, certains passages, parlent plus explicitement de lui, l’intégralité du texte biblique de l’Ancien Testament, sa clôture même, dans la perspective chrétienne, ne prend sens qu’en cette annonce, qu’en sa présence implicite.

On sait très peu de choses sur la vie du Christ avant son court ministère. Comme si ce temps de latence, de préparation, devait rester réservé aux intimes. La narration de Jésus, devisant, à douze ans avec les scribes et les docteurs, signalerait un être exceptionnel. Réciproquement, l’étonnement des habitants de Nazareth devant le fils du charpentier semblerait induire le contraire. Toues les supputations, à partir de là sont permises.

Le moment du baptême le montre à la fois tel les autres, et à la fois comme l’oint de Dieu. Nous avons là tout le riche paradoxe de l’enseignement christique. À la fois tout l’homme et tout Dieu sont réunis dans sa personne.

La tentation accentue encore cet aspect des choses tout en renforçant la dimension de l’altérité entre le Père et le Fils. Bien que Fils unique de Dieu, l’élu du Seigneur, Jésus est tenté comme tout un chacun, et ne répond pas autrement à la tentation que ne doit le faire chacun, par la parole de Dieu, par le texte biblique inscrit dans la mémoire d’Israël. Nous prenons ici conscience de la séparation entre le Père et le Fils. Bien qu’étant l’un et l’autre en communion parfaites, ils ne peuvent se montrer l’amour qu’ils se portent l’un l’autre, la communion d’esprit qui les unit, loin de toute fusion destructrice, que dans une totale indépendance et une totale liberté de l’un par rapport à l’autre.

Le ministère de Jésus constitue sans doute la part essentielle de son enseignement proprement dit. C’est un homme qui marche, Jésus en marche, c’est un récit, une histoire et non pas un écrit venant directement de lui qui nous est proposé. Se renforce alors notre hypothèse de travail. Tout se joue ici entre gestes et pensées et non entre théories et pratiques.

Jésus traverse l’histoire des hommes et la vie quotidienne d’un peuple. Il ne marche, ne parle, échange, ne traverse des situations, ne vit des rencontres, bref, il n’enseigne pas autrement qu’à travers ces situations nées de cette histoire, inscrites dans cette vie quotidienne.

C’est à partir de là, et non à partir d’une théorie écrite, qu’il choisit ses disciples, enseigne, guérit, annonce, prédit, prie, exhorte, raconte, console, accueille, est accueilli, est rejeté, se réjouit, pleure, demande, domine sur les puissances spirituelles ou naturelles, partage et multiplie, rend grâce, intercède, donne, reçoit, souffre, est honoré, est méprisé, est loué, est critiqué, est aimé, est haï , est rejeté, est exclu, renverse les tables des marchands du temple, est suivi, est transfiguré, est trahi, est renié, est jugé, est condamné, se tait, subit, pardonne, est mis à mort, subit la loi des puissants.

Dans ce sens, dans la recherche d’une connaissance autre que strictement intellectuelle, un ouvrage conçu pour les enfants “Quinze gestes de Jésus” 2436 élit quinze gestes de Jésus pour s’ouvrir ensuite sur des questions possibles ou réellement posées par des enfants après lecture de l’ouvrage.

Ces quinze gestes de Jésus, choisis parmi tant d’autres possibles sont les suivants :

  • Jésus demande à boire 2437 : Jésus sollicite donc le don d’autrui pour lui-même pour signifier son propre don, le don de sa vie pour le salut du monde ;
  • Jésus tend la main 2438 : Jésus aide l’aveugle sur le chemin avant de le guérir ;
  • Jésus remarque l’offrande d’une veuve 2439 : ce qui compte n’est pas ce qui est visible mais la consécration cachée d’un coeur, la consécration concrète et matérielle dans l’incarnation ;
  • Jésus écrit sur le sable 2440 : il n’écrit rien sur les tables de pierre, les tables de la loi, comme le fit le doigt de Moïse, la pierre devient sable, les paroles du Christ demeurent jusqu’à l’éternité ;
  • Jésus change l’eau en vin 2441 : ce fut son premier miracle à Cana qui signifie entre autre, outre que le meilleur est pour la fin, que la perspective du royaume n’engendre pas la morosité ;
  • Jésus se fâche 2442 : le stoïcisme n’est pas sa philosophie, il manifeste de façon incarnée tous les sentiments de l’humain, et particulièrement, à la manière du Dieu vivant, dès l’Ancien Testament, Jésus se révolte face à l’hypocrisie et la cupidité, sources d’injustices, d’égarements ;
  • Jésus s’éloigne et prie 2443 : Dieu son Père lui-même se reposa au septième jour, le temps du repos de la contemplation, de la consécration est une recherche constante de Jésus souvent harcelé, mais pour des raisons diamétralement opposées, par la foule avide de miracles et par les autorités politiques ou religieuses, jalouses de leurs prérogatives, avides d’autorité, attentives à l’ordre public ;
  • Jésus raconte 2444 : il préfère raconter que théoriser, et, ses paraboles, ou comparaisons, sont ouvertes à la réponse de l’auditeur de qui Jésus sollicite les réactions ;
  • Jésus pleure la mort de son ami 2445 : la foi, la certitude de la résurrection, ne sont pas des moyens d’échapper à la manifestation concrète de sentiments envers ses amis ;
  • Jésus touche le lépreux 2446 : comme le jour se lève sur chacun, le geste de Jésus accompagne le miracle, le signe manifesté, qui se lève sur l’homme rejeté de ses frères, l’impur, l’exclu, pour le guérir et lui permettre, s’il le désire, de s’insérer dans la communauté humaine ;
  • Jésus marche sur les eaux 2447 : il manifeste que l’homme ne doit pas craindre, la nature, il commandera par ailleurs aux vents et à la tempête ;
  • Jésus lave les pieds des disciples 2448 : le plus grand est le plus petit, le premier est le dernier, le dernier est le premier, celui qui est honoré est le serviteur de tous ;
  • Jésus se tait 2449 : il se tait devant ses détracteurs, ses accusateurs lorsque sonne l’heure de sa mort, sans autre parole qu’un silence provoquant un trouble de conscience entre gestes et pensées, rappelant chacun à ses limites humaines, et manifestant alors un infini amour qui se dira dans le pardon ;
  • Jésus porte sa croix 2450 : il ploie sous elle, exprimant la fragilité de l’humanité, contrastant avec la grandeur immense de Dieu et permettra à Simon de Cyrène de lui venir en aide ;
  • Jésus donne du pain 2451 : ce pain, qui se partage et qui se multiplie, qui se donne dans l’action de grâces dans laquelle les disciples reconnaissent Jésus, se révèle être ce pain descendu du ciel, le christ lui-même, et, contrairement à la manne qui en fut pourtant le signe, ce pain est nourriture de la vie éternelle pour la vie éternelle.

Cette perspective pédagogique, intrinsèque à la Bible, et qui n’est pas lisible en dehors de la notion d’accomplissement de l’écriture ancienne ne se dévoile pas facilement. Malgré donc la divergence soulignée, à cause d’elle, grâce à elle, le parallèle dressé avec des éléments de la culture juive permet sans doute de mieux comprendre la portée, le projet, la concrétisation, les répercussions de l’aventure pédagogique chrétienne, comme à la source la pédagogie christique elle-même.

Comme le souligne le livre très récent du théologien réformé, Charles MOTTU, 2452 dès l’Ancien Testament, depuis Moïse ou Élie, jusqu’à Jérémie, Osée ou Jonas, Daniel, ou Ézéchiel, le geste prophétique accompagne la parole des prophètes, le geste et la parole ne font qu’un chez les prophètes. D’ailleurs, geste et parole ne font qu’un déjà à chaque étape de l’alliance et du cheminement d’un peuple qui, depuis Abraham jusqu’à aujourd’hui, ne cesse de se mettre en route et non selon l’esprit seulement. Mais selon le mouvement d’une incarnation.

Chez Jésus, tout s’accentue encore, tout s’accomplit : le geste est parole, la parole est geste. Depuis sa conception par l’Esprit-Saint visitant Marie jusqu’à sa naissance humble parmi les hommes, frêle et fragile enfant parmi les autres, à la merci de ses parents et de Dieu, et des hommes, depuis sa présentation, par ses parents au temple de Jérusalem, jusqu’à sa visite à douze ans dans le même temple, échappant à Marie sa mère, pour discuter avec les notables, depuis son baptême où se manifeste l’onction du Dieu Père, jusqu’à sa tentation où il reste pendant quarante jours sans manger ni boire, depuis sa manière d’échapper à la mort, lorsque ce n’était pas encore son heure, lorsqu’on voulait le précipiter d’en haut d’une falaise, à Nazareth, sa patrie, qui refusa de voir, en ce fils du charpentier connu comme l’un des leurs, un prophète, le messie annoncé, jusqu’à sa manière de marcher sans cesse par les routes, de rendre visite aux hommes et aux femmes de toutes conditions, de se laisser approcher par les enfants, la foule, le docteur Nicodème, Nathanaël, Zachée, le jeune homme riche, et toutes sortes de gens, jusqu’à sa manière d’inviter les disciples à le suivre avant de les envoyer deux par deux, baptiser, enseigner, annoncer la bonne nouvelle du royaume, depuis son ministère, de gestes et de paroles, nourri comme d’un refus d’écrire ailleurs que sur la terre, alors qu’on allait lapider la femme adultère qu’il tirât d’une mort programmée par sa seule paradoxale invitation pour celui qui n’aurait jamais péché à lancer la première pierre, jusqu’aux multiples guérisons qu’il opère, les morts qu’il rend à la vie, depuis les miracles opérés, les multiplications de pain, sa marche sur les eaux, la tempête qu’il apaise, et les vents qu’il commande, jusqu’à sa transfiguration sur la montagne aux côtés de Moïse et d’Élie sous les yeux de Pierre Jacques et Jean, depuis la mort qu’il subit sans rien dire, sans résister, lorsque l’heure est venue, jusqu’à sa résurrection révélée aux premiers témoins, depuis les réapparitions au milieu des disciples, jusqu’à son ascension auprès du Père, son élévation pour le règne et la gloire, au ciel, d’où il doit revenir, pour juger les vivants et les morts.

Armelle DE LA TRIBOUILLE dans un autre ouvrage consacré à l’éducation à la lumière de la révélation, 2453 le souligne à son tour. L’auteur cite Ézéchiel mangeant le rouleau de la parole de Dieu et le trouvant doux comme le miel 2454 : le Christ est cette parole qui se fait corps et qui se mange comme il l’annonce aux disciples à la veille de sa passion lors du repas de la cène. Jésus va donc plus loin encore que les prophètes. Le geste se fait don, et il guérit, soulage, nourrit la foule affamée, libère, en un mot, il institue nouvellement, ce qui est aussi le sens du baptême. À tel point qu’il ouvrira pour son héritage la porte à une fraternité nouvelle attentive aux cris des plus pauvres dont Vincent de Paul (1576 - 1680 ), le précurseur des oeuvres sociales caritatives à grande échelle, fut le témoin, comme un chantre, à la sortie du Moyen-Âge 2455 .

Ce qui frappa les auteurs contemporains, se penchant sur Vincent de Paul, est bien sa “modernité”. Il comprenait déjà ou sembla comprendre les liens qu’il y avait entre la déchéance de l’esprit et la souffrance physique, la souffrance physique et l’indigence matérielle, l’indigence matérielle et la déchéance de l’esprit. Bref, Vincent de Paul ne s’intéressait au corps meurtris et malades des pauvres que dans la mesure où il prônait simultanément la confession communautaire, le partage des biens, la compassion, la guérison de l’âme. Il ne s’intéressait, réciproquement, à toutes ces choses que dans la mesure où les corps meurtris et blessés des malades pouvaient trouver un lieu pour être soignés. Un peu comme lorsque Jésus s’adresse au paralytique de la piscine de Bethesda, 2456 la guérison des corps ne pouvait être que le signe précurseur de la guérison de l’âme, ou de l’esprit.

Jésus accomplit cette singulière révélation biblique qui se caractérise avant tout par la dimension d’incarnation, qui suppose certes une altérité absolue de principe entre YHVH et la nature entre YHVH et l’homme, mais aussi un mouvement de compassion qui ne cesse de s’accentuer de s’enrichir au fur et à mesure que la révélation progresse, de Dieu vers l’homme, dans son unité profonde, corps et esprit. Corps et esprit ne se dissocient pas non plus dans la communion d’église que Jésus fait naître.

‘(...) Jésus le trouva dans le temple et lui dit : “Voici, tu as été guéri, ne pèche plus de peur qu’il ne t’arrive quelque chose de pire.” 2457

Un autre paralytique fut amené à Jésus qui eut pour lui des paroles plus explicites encore.

‘Et voici on lui amena un paralytique couché sur un lit. Jésus voyant leur foi, dit au paralytique : Prends courage mon enfant tes péchés te sont pardonnés. Sur quoi quelques scribes dirent au dedans d’eux : Cet homme blasphème. Jésus connaissant leurs pensées dit : Pourquoi avez-vous de mauvaises pensées dans vos coeurs ? Car lequel est-il plus aisé de dire : Tes péchés te sont pardonnés ou de dire : Lève-toi et marche ? Or, afin que vous sachiez que le fils de l’homme a sur la terre le pouvoir de pardonner les péchés : Lève-toi dit-il au paralytique, prends ton lit et va dans ta maison. Et il se leva et il alla dans sa maison. 2458

Nous voyons bien comment, pour Jésus, la guérison, la “mise debout” des hommes et des femmes rencontrés, leur mise sur pieds physique, psychique, spirituelle, leur institution, en quelque sorte, précède et accompagne leur enseignement. Cet enseignement, d’ailleurs, n’est pas programmation, mais, comme aux antipodes, mais déjà éducation, au sens étymologique. Autrement dit, non seulement cet enseignement suppose à la sortie comme à l’arrivée une altérité de principe, entre l’homme et Dieu, autrement dit encore, entre le Christ et chacun, comme aussi entre chacun et son prochain, mais encore il accorde un prix nouveau, celui de Dieu lui-même, en Christ, pour chaque homme, que celui-ci en accepte ou non l’augure .

Dans nos institutions éducatives modernes, du type de nos écoles, en tout cas, nous pensons le plus souvent l’éducation, suivant la progression, chronologique, suivante : d’abord enseigner, c’est à dire transmettre un contenu, ensuite éduquer, c’est à dire faire émerger une altérité, enfin instituer, c’est à dire, insérer dans une société, donner un statut à l’individu élève, en faire un citoyen. Cette conception s’appuie sur une acception dominante théorique, de type intellectuel, et spéculatif, qui confine l’enjeu éducatif aux critères de rationalisation et de l’idéologie que la domination des théories sur les pratiques propose inéluctablement.

La démarche de Jésus semble donc prendre les choses comme à l’envers de toute spéculation intellectuelle. Il commence par appeler les personnes rencontrées, disciples ou non, par leur nom, les guérir, leur donner un statut. La dimension institutive de l’éducation qui habituellement se trouve au mieux, en milieu, le plus souvent, en fin, de parcours, de l’entreprise éducative, est ici au début, au principe même, de l’action éducative de Jésus. Suit son enseignement pour celui qui en accepte l’augure : les disciples, les amis, les anonymes parmi la foule qui le suivait. La dimension d’enseignement plus habituellement première, est ici donc comme chronologiquement seconde. Enfin, la dimension plus précisément éducative d’envoi, de séparation, de prix donné, de liberté accordée, d’établissement dans le monde, se trouve, certes, en fin, mais aussi déjà, plus étonnemment, en début de “processus”, si tant est que ce mot qui évoque, au moins en partie, une notion d’automatisme, d’automatisation étrangère radicalement à l’enseignement christique, ne soit pas impropre. La fin de l’évangile de Matthieu est particulièrement révélatrice du projet christique.

‘Tout pouvoir m’a été donné dans le ciel et sur la terre. Allez faites de toutes les nations des disciples, les baptisant au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, et enseignez-leur à observer tout ce que je vous ai prescrit. Et voici je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin du monde. 2459

Jésus va plus loin : depuis le commencement, le disciple est élu. Si donc, il a été choisi, comme Israël par YHVH, le disciple du Christ n’a aucun mérite personnel à tirer de sa qualité de disciple.

‘Ce n’est pas vous qui m’avez choisi ; mais moi je vous ai choisis et je vous a établis, afin que vous alliez et que vous portiez du fruit, et que votre fruit demeure, afin que ce que vous demanderez au Père en mon nom, il vous le donne. 2460

Comme l’élection d’Israël place le peuple élu en marge des nations, l’élection du disciple le place en marge des hommes et du monde. Jésus l’exprime dans la suite de ce passage de l’évangile de Jean.

‘Ce que je vous commande c’est de vous aimer les uns les autres. Si le monde vous hait sachez qu’il m’a haï avant vous. Si vous étiez du monde, le monde aimerait ce qui est à lui ; mais parce que vous n’êtes pas du monde, et que je vous ai choisis du milieu du monde, à cause de cela le monde vous hait. 2461
Notes
2428.

Genèse XXVIII 10 à 22

2429.

KOL Moshe “Aliyah des jeunes “ Fédération internationale des communautés d’enfants. Avec l’aide financière de l’UNESCO. Jérusalem Post Press Jérusalem 1965 ; (182 pages).

2430.

Ibidem page 36

2431.

EISENBERG Josy in LEBRUN Françoise “Le livre de Pâques “ Robert Laffont Paris 1986 ; (pp 15 16).

2432.

PASCAL Blaise : “Pensées (suivies de opuscules religieux et philosophiques et d’un choix de correspondance” Les pensées sont présentées dans un ordre nouveau par Marcel GUERSANT d’après l’édition de Port Royal 1670. Club Français du livre Paris 1954 ; (1092 pages) ; à la page 310. Pensée numéro 652 “Jésus Christ est la lumière du monde ”

2433.

CHAYNES C. “Une pédagogie de la personne- La pédagogie de Jésus” Foyer Notre-Dame Bruxelles 1978 ; (112 p. ).

2434.

In ibidem ; (page 104 . ).

2435.

In ibidem (pp 111 112 . ).

2436.

BEAUDE Pierre-Marie ; DEBRUYNE Jacques ; DELESSERT Étienne ; préface de RAISON Claude “Quinze gestes de Jésus” Centurion Jeunesse Okapi Paris 1981 ; (50 pages).

2437.

Jean IV

2438.

Marc VIII

2439.

Marc XII

2440.

Jean VIII

2441.

Jean II

2442.

Marc XI

2443.

Luc V

2444.

Luc XV

2445.

Jean XI

2446.

Marc I

2447.

Marc VI

2448.

Jean XIII

2449.

Matthieu XXVII

2450.

Jean XIX

2451.

Luc XXIV

2452.

MOTTU Henry “Le geste prophétique : pour une pratique protestante des sacrements.” Labor et Fides Genève 1998 ; (285 pages).

2453.

DE LA TRIBOUILLE Armelle “L’éducation à la lumière de la révélation “ Préface de Marguerite LÉNA - Mame CERP Bruxelles 1996 ; (pp 60 à 64).

2454.

Ézéchiel III 1 à 3

2455.

BUGELLI Alexandrette Vincent de Paul : une pastorale du pardon et de la réconciliation : la confession générale “ Cerf Paris 1998 ; (411 pages).

PUJO Bernard “Vincent de Paul : le précurseur “ Albin Michel Paris 1998 ; (384 pages).

2456.

Jean V 1 à 14

2457.

Jean V 14

2458.

Matthieu IX 2 à 6 ( Marc II 1 à 12 ; Luc V 17 à 26 )

2459.

Matthieu XXVIII 18 à 20 ( Voir aussi Marc XVI 15 à 20 )

2460.

Jean XV 16

2461.

Jean XV 17