L’enjeu d’une rédemption

La petite Anne FRANK, à l’âme si peu religieuse, si peu consciente du caractère sacré de son témoignage, comme aussi la nuée de témoins anonymes, voire plus même, témoins malgré eux, comme inconscients de leurs témoignages, tant du côté juif que du côté chrétien, en attestent : l’essentiel de l’éducation biblique profonde se passe donc d’abord du côté des tréfonds de l’âme, à la genèse inconsciente des sentiments, du langage, et des pulsions, comme un trésor caché.

De cela atteste également l‘innombrable multitude d’expressions ou de coutumes 2495 d’origine biblique, ou chrétienne, ou juive, ou juive et chrétienne, et qui ont fini par devenir courantes parfois même hors des frontières strictes de la délimitation religieuse des pratiquants, des confessants, comme répandues et partagées par tous, façonnant implicitement, bien plus qu’une métaphysique construite et spéculative, un esprit, une conception de l’homme. Dans cette conception, la réalité de la rédemption, c’est à dire du rachat, tient la place centrale, et fait le lien, encore aujourd’hui, entre judaïsmes, pluriels ou singuliers, et christianismes, singuliers ou pluriels.

Un passage du livre de Anne FRANK est particulièrement révélateur de ce fait. Anne FRANK y évoque la fête de Chanuka. La fête de hanuka (hanukkah, hanoukka, chanuka) commémore la nouvelle dédicace du second temple ( en - 165 ) du temps des Macchabées (Maccabées) trois ans après la profanation par ANTIOCHUS IV ÉPIPHANE roi de Syrie. La révolte des Macchabées, permit, tout à la fois, la restauration du culte, lorsque Judas surnommé Maccabée pénétra à Jérusalem, dans le temple profané, et le retour à l’indépendance politique. La fête commence le 25 du mois de kislev, elle se termine le 3 de tevet (tèvet), (en décembre). Elle dure huit jours. Le rite principal de la fête consiste à allumer sur un candélabre à plusieurs branches, neuf exactement, la hanukia, une bougie le premier soir, deux le second, et ainsi de suite jusqu’au huitième soir. La neuvième branche du chandelier, la shamash, supporte une bougie supplémentaire permettant d’allumer les huit autres branches. La signification spirituelle de ce rite, de cette fête de la lumière, est l’expansion constante, même cachée, l’impossible destruction par la force, de la foi juive. Un texte du Talmud 2496 rapporte que, lorsqu’il s’est agi de rallumer la Menorah, on ne trouva qu’une unique provision d’huile, consacrée, non profanée, tout juste suffisante pour une journée, et qui, miraculeusement, brûla au temple, pendant huit jours, jusqu’à ce que de l’huile nouvelle fut trouvée. Au cours de cette fête, post-biblique, fête mineure, non prescrite par le Pentateuque, et donc rejetée par le karaïsme, le courant juif né en Babylonie au VII° siècle et qui refuse la tradition orale, il est également coutume d’offrir des cadeaux ou de l’argent aux enfants.

‘Hanuka (littéralement inauguration dédicace du Temple) évoque à la fois une reconstruction nationale en Terre sainte, et une renaissance spirituelle. On comprend dès lors que cette fête joue un rôle particulièrement important, (y compris chez les laïcs) et dans certains secteurs de l’orthodoxie, (notamment chez les lubavitch) qui y voient un bon moyen de contrebalancer en diaspora l’influence corrosive de Noël. 2497

En 1942, cette fête coïncida, à un jour près, avec la Saint-Nicolas, où les enfants néerlandais recevaient des cadeaux.

‘À un jour près, notre Chanuka et la Saint-Nicolas sont tombées à la même date cette année. Pour la fête de Chanuka, nous n’avons pas fait beaucoup d’histoires, quelques gourmandises seulement et surtout les petites bougies. À cause du manque de bougies, on ne les a allumées que dix minutes, mais le chant rituel n’a pas été oublié, c’est le principal. Monsieur Van Daan a fabriqué un lustre en bois, de sorte que la cérémonie s’est déroulée comme il faut.’ ‘La Saint-Nicolas, samedi soir, était bien plus charmante. Elli et Miep ont excité notre curiosité, en chuchotant tout le temps avec Père ; on se doutait bien que quelque chose se préparait.’ ‘Et, bien sûr, descente générale à huit heures du soir, par l’escalier de bois, ensuite les ténèbres du long couloir menant au vestiaire. (...)’ ‘Cette pièce n’ayant pas de fenêtre on pouvait y allumer l’électricité, après quoi Père ouvrit le grand placard. Tout le monde s’exclama: “Oh que c’est joli !” Au milieu se trouvait une grande corbeille ornée de papiers multicolores et surmontée d’un masque de Pierre le Nègre.’ ‘On s’empressa de transporter la corbeille chez nous. Chacun y a trouvé son petit cadeau, accompagné d’un compliment suivant la coutume hollandaise. ’ ‘J’ai reçu un gâteau en forme de poupée, Père un serre-livre etc., etc.’ ‘Tous les cadeaux étaient fort ingénieux et c’était bien amusant, d’autant plus que nous n’avions jamais encore fêté la Saint-Nicolas. Comme première c’était réussi.’ ‘À toi, ’ ‘Anne. 2498

Par rapport aux querelles théologiques quant à l’orthodoxie des fêtes, de hanoukka et de Saint Nicolas, à l’intérieur, et du judaïsme et du christianisme, comme dans l’affrontement historique des deux religions, le texte révèle un extraordinaire renversement des choses : des chrétiens qui cachent des juifs et les aident à célébrer hanoukka, et des juifs tout heureux d’être fêtés pour la Saint-Nicolas, et de la fêter à leur tour. Non seulement, il n’y a pas de pensée prosélyte chez Anne, bien entendu, mais encore, il n’y a pas, chez cette jeune fille, de barrière, entre les traditions juives et chrétiennes, qui ne prennent sens que dans les gestes quotidiens, où même une communion semble possible.

Ainsi, dans ces temps de terreurs et de persécutions, l’amitié solide, entre une famille néerlandaise chrétienne et une famille juive, permet-elle de passer outre les clivages théologiques et culturels. Il reste sans doute que les uns et les autres retrouvent sans en être vraiment conscients le sens profond de la rédemption. La rédemption biblique suppose une mise en jeu de l’homme, tout l’homme, au quotidien de ces gestes, comme le message biblique en est une illustration. Cette question de la rédemption est au centre de la problématique juive, elle est bien entendu encore au centre du ministère du Christ. Elle fait le lien entre judaïsmes et christianismes. Ce lien n’est pas théorique voire simplement intellectuel, il est avant tout incarné, vivant et s’inscrivant entre gestes et pensées au coeur d’histoires singulières. La compassion, la charité, l’amour gratuit font le reste, et permettent dès lors à la communion de s’établir. Jésus nous semble l’exprimer comme a contrario, dans l’implicite de cette rencontre peu avant sa passion avec les autorités religieuses qui avaient pour garde le Temple.

‘Jésus se rendit dans le Temple et, pendant qu’il enseignait, les prêtres et les principaux sacrificateurs s’approchèrent et lui dirent “Par quelle autorité fais-tu ces choses, et qui t’as donné cette autorité ?’ ‘Jésus leur répondit : Je vous adresserai une autre question et, si vous m’y répondez, je vous répondrai par quelle autorité je fais ces choses.’ ‘Mais ils raisonnèrent ainsi entre eux : Si nous répondons : Du ciel , il nous dira : Pourquoi donc n’avez-vous pas cru en lui ?’ ‘Et si nous répondons des hommes, nous avons à craindre la foule car tous tiennent Jean Baptiste pour un prophète.’ ‘Alors ils répondirent à Jésus, nous ne savons. Et il leur dit à son tour : Moi non plus, je ne vous dirai pas par quelle autorité je fais ces choses. 2499

Les autorités religieuses gardiennes du Temple semblent jalouses de leurs prérogatives, et sont intriguées par Jésus qui vient, quelques heures plus tôt, de renverser les tables des marchands. Mais Jésus ne parle pas sur le même registre, son autorité accomplit la rédemption promise. 2500

Les autorités religieuses juives du temps de Jésus, gardiennes du Temple, semblent oublier que leur ministère est bien celui d’une rédemption allant de la grâce de Dieu vers l’homme et non des mérites de l’homme vers Dieu. Elles semblent être jalouses d’un pouvoir alors qu’elles n’exercent qu’un service. Elles ne semblent pas attentives aux finalités mêmes de leur ministère qui est bien d’être signes d’une rédemption, ou encore l’évocation et l’appel à une guérison, à une création nouvelle dont Jésus vient d’accomplir les signes, sous leurs yeux ou presque, en guérissant les malades.

Il suffirait pourtant qu’elles se réfèrent aux textes de la Torah 2501 ceux-là même qui leur servent de références et de qui elles tiennent leur propre autorité pour se souvenir que le Dieu d’Israël ne prend pas plaisir aux sacrifices mais aux coeurs brisés, blessés, circoncis. 2502

Ceci est une constante significative du retournement pédagogique issu de la Bible. Le sacrifice est gratuit, il rejoint toujours l’offrande, le don, et se sépare ainsi d’un rituel magique, 2503 en tout cas il est appelé à faire entrer l’homme dans une relation de gratuité ouvrant la porte à une communion d’esprit entre lui et son Dieu, le Dieu de l’univers, de qui vient toujours le don premier, le don de la vie. Le but premier consiste donc à rétablir la relation d’alliance déjà passée avec Noé, et toute la création : le don premier, le mouvement premier, le don dernier, est de Dieu.

Le sacrifice n’est jamais, en tout cas sous sa forme extérieure de rituel religieux, la condition sine qua non de la bénédiction divine. Le sacrifice agréé par Dieu n’est jamais que réponse à une bénédiction première et gratuitement déversée dans le coeur, essentiellement invisible donc, une grâce première.

Rappelons qu’il s’agit là du sens du sacrifice fondateur de Noé qui est action de grâces, et fait suite au déluge mais ne le précède pas. 2504 Un autre passage de l’évangile de Matthieu renforce encore cette dimension, cette perception des choses.

‘Les pharisiens virent cela et ils dirent à ces disciples : Pourquoi votre maître, mange-t-il avec des publicains et de gens de mauvaise vie ? Ce que Jésus ayant entendu, il dit : Ce ne sont pas ceux qui se portent bien qui ont besoin de médecin, mais les malades. Allez et apprenez ce que signifie : Je prends plaisir à la miséricorde, et non aux sacrifices. Car je ne suis pas venu appeler des justes mais des pécheurs. 2505

Ces textes font écho à celui du même évangile, où Jean le Baptiste envoie des émissaires pour demander à Jésus s’il est bien le Christ.

‘Jean ayant entendu parler dans sa prison des oeuvres du Christ, lui fit dire par ses disciples : Es-tu celui qui doit venir, ou devons-nous en attendre un autre ? ’ ‘Jésus leur répondit : Allez rapporter ce que vous entendez et ce que vous voyez : Les aveugles voient, les boiteux marchent, les lépreux sont purifiés, les sourds entendent, les morts ressuscitent, et la bonne nouvelle est annoncée aux pauvres. Heureux celui pour qui je ne serai pas une occasion de chute. 2506

On peut penser que, pour tous ces exclus, ces souffrants, ces estropiés, handicapés, brutalement rendus à la liberté, à la santé de leur corps, la question de l’autorité de Jésus ne se pose pas, dans les mêmes termes en tout cas que pour les autorités religieuses. Ils constatent tout simplement que leur condition a changé, et que s’accomplit pour eux la prophétie d’Ésaïe, 2507 celle-là même que Jésus avait justement dit être accomplie en ouvrant son ministère à la synagogue de Nazareth, sa ville, avant d’en être exclu, évitant de justesse la mort. 2508

‘“Un prophète n’est méprisé que dans sa patrie “ 2509 ’ ‘Il se rendit à Nazareth, où il avait été élevé, et selon sa coutume, il entra dans la synagogue le jour du sabbat. Il se leva pour faire la lecture, et on lui remit le livre du prophète Ésaïe. L’ayant déroulé, il trouva l’endroit où il était écrit :’ ‘L’Esprit du Seigneur est sur moi, parce qu’il m’a oint pour annoncer une bonne nouvelle aux pauvres; il m’a envoyé pour guérir ceux qui ont le coeur brisé, pour proclamer aux captifs une délivrance et aux aveugles le recouvrement de la vue, pour renvoyer libre les opprimés et publié une année de grâce du Seigneur. 2510

Le récit du neuvième chapitre de l’évangile de Jean est évocateur, de ce point de vue. Un miracle de Jésus y fait l’objet d’une enquête des plus minutieuses des pharisiens et des juifs de la synagogue : Jésus, en effet, un jour de sabbat, ayant craché à terre et fait de la boue avec sa salive, vient de guérir un aveugle-né qu’il a rencontré en passant, après lui avoir appliqué cette boue sur les yeux et lui avoir demandé de se rendre au réservoir de Siloé. Les voisins de l’aveugle, ceux qui le connaissaient depuis longtemps, comme mendiant, après l’avoir écouté et discuté entre eux pour savoir s’il s’agissait bien de la même personne, le conduisirent aux pharisiens qui, après avoir écoutés, à leur tour, le même récit du témoin aveugle, expriment une division entre eux : certains disant qu’on ne doit pas accomplir de miracle le jour du sabbat, d’autres s’étonnant qu’un homme pécheur puisse accomplir des miracles. On va jusqu’à faire venir les parents de l’aveugle-né qui témoignent dans un premier temps de l’authenticité du miracle, avant, de crainte d’être chassés de la synagogue s’ils confessaient le Christ, d’envoyer les enquêteurs vers leur propre fils qui est assez grand disent-ils, pour répondre de lui-même. L’aveugle répond alors :

‘“S’il est un pécheur, je ne sais mais je sais que j’étais aveugle et que maintenant je vois “. 2511

Les pharisiens, probablement, mais le texte ne le dit pas, scandalisés, par la manière qui leur semble magique demandent à l’aveugle des précisions. Celui-ci, sans doute agacé, répond alors :

‘Je vous l’ai déjà dit, et vous n’avez pas écouté, pourquoi voulez-vous l’entendre encore ? Voulez-vous aussi devenir ses disciples ? “ 2512

Cette réponse indispose les pharisiens qui se veulent disciples de Moïse et non de Jésus.

‘Nous savons que Dieu a parlé à Moïse ; mais celui-ci nous ne savons d’où il est. Cet homme leur répondit :’ ‘Il est étonnant que vous ne sachiez d’où il est et pourtant il m’a ouvert les yeux.’ ‘Nous savons que Dieu n’exauce pas les pécheurs mais si quelqu’un l’honore et fait sa volonté, c’est celui-là qu’il exauce. Jamais on a entendu dire que quelqu’un ait ouvert les yeux d’un aveugle-né.’ ‘Si cet homme ne venait pas de Dieu, il ne pourrait rien faire.’ ‘Ils lui dirent : Tu es tout entier dans le péché et tu nous enseignes. 2513

Les pharisiens chassent alors l’aveugle. Jésus l’ayant appris, et l’ayant rencontré, lui dit alors :

‘Crois-tu au Fils de Dieu ? Il répondit : Et qui est-il Seigneur, afin que je croie en lui ? Tu l’as vu lui dit Jésus et celui qui te parle c’est lui. Et il dit alors : Je crois, Seigneur. Et il se prosterna devant lui.’ ‘Puis Jésus dit : Je suis venu dans ce monde pour un jugement (discernement ) 2514 pour que ceux qui ne voient point voient, et ceux qui voient deviennent aveugles. 2515

Les pharisiens qui étaient par là, nous dit enfin le texte, demandent tout à fait logiquement alors à Jésus s’ils sont aveugles, eux aussi .

‘Jésus leur répondit : Si vous étiez aveugles, vous n’auriez pas de péché. Mais maintenant vous dîtes : Nous voyons. C’est pour cela que votre péché subsiste. 2516

C’est donc bien de l’absence de conscience du besoin d’une rédemption personnelle dont parle Jésus et dont il fait reproche aux pharisiens. Une conscience que la pratique littérale de la loi dont elle est pourtant l’objet même, semble paradoxalement voiler à ceux-ci, confiants en leurs oeuvres, en eux-mêmes, en leur respect de l’autorité juive et de la tradition de leurs pères, au savoir maintes fois médité de leurs maîtres. Ces paroles de Jésus rejoignent, évoquant le paradoxe de la cécité de ceux qui croient voir, le récit de la tour de Babel 2517 : les hommes, tous en un même lieu, qui parlaient la même langue, ou plutôt qui croyaient se comprendre, sont confondus dans leur langage et dispersés sur la surface de la terre. Ils s’aperçoivent alors donc du fait qu’ils ne se comprennent pas. 2518 À l’instar des paroles de Jésus adressées aux pharisiens, l’intervention de Dieu à Babel n’est pas une sanction de type moral, au sens de référence à un interdit : il n’est pas interdit de tenter de rejoindre Dieu, bien au contraire, 2519 mais s’ouvre alors bien plutôt l’esprit de l’homme, à une conscience nouvelle, celle de sa misère et de son incapacité à rejoindre de par lui-même le dessein de Dieu. S’ouvre l’esprit de l’homme au besoin d’une rédemption, c’est à dire d’un rachat. Le prophète Élie, annoncé par Malachie (vers 480 460 ), comme devant venir (ou revenir), est dans la culture juive encore aujourd’hui, attendu comme l’annonciateur d’un temps de rédemption.

‘Voici je vous enverrai Élie le prophète avant que le jour de l’Éternel arrive, ce jour grand et redoutable, il ramènera le coeur des pères à leurs enfants, et le coeur des enfants à leur père de peur que je ne frappe le pays d’interdit. 2520

L’Élie qui doit venir était au centre des préoccupations juives des contemporains du Christ qui associaient la lecture de la prophétie de Malachie à l’espérance messianique, à la libération de l’empire romain. D’ailleurs, l’Élie qui doit venir est celui que Jésus présente explicitement comme étant Jean-Baptiste 2521 lui-même qui, même avant sa naissance, est également premièrement indirectement annoncé par l’ange, comme tel, à Zacharie, son père. 2522

Le judaïsme est comme en quête de rédemption, tandis que le christianisme annonce la bonne nouvelle de la rédemption accomplie. Ceci explique la place particulière, selon la lecture de Malachie, accordée à Élie qui doit venir, chanté comme héraut de la rédemption, dans la tradition juive.

‘Le désir de Rédemption est inclus dans les bénédictions de la lecture de la section prophétique à la synagogue, le Chabbat et les jours de fête “Réjouissons-vous ,Seigneur notre Dieu, avec le prophète Élie, Ton serviteur. Il est aussi mis en lumière de façon concrète quand on place un cinquième verre de vin sur la table du séder le jour de Pâque, que l’on appelle le “verre d’Élie”. Cette dénomination traditionnelle est issue des discussions qui concernent le fait de boire quatre ou cinq verres de vin et ne seront résolues qu’avec le retour d’Élie. Dans l’espoir qu’Élie arrivera et apportera la Rédemption le soir de Pessah, on ouvre la porte donnant sur la rue durant le service de Séder. L’attente fervente d’Élie est reflétée dans les zémirot 2523 du chabbat, dans les chansons populaires, et dans les piyyoutim (poèmes religieux). Beaucoup de ceux-ci sont chantés après les chabbat quand augmente l’aspiration à la rédemption et à un avenir meilleur. D’autres sont chanté à des occasions de festivités joyeuses. 2524

Cette cinquième coupe au soir du séder, cette porte ouverte ce même soir, vont peut-être plus loin que le simple symbole. Le judaïsme, bien que centré sur l’étude, le respect absolu de la parole du rabbi, reste consciemment, délibérément, ouvert à une possible conversion, une rédemption, tout à la fois attendue et imprévue, comme venant d’ailleurs. Cette ouverture, liée à l’attente messianique est souvent soulignée comme le point de rencontre avec l’espérance chrétienne guettant le retour du Christ. Comment expliquer que cette lecture juive divergente ménage à la fois cette rencontre possible avec l’espérance chrétienne sinon par le fait biblique central de la rédemption ?

Cet enjeu éducationnel commun aux deux lectures maintient un espace de liberté, ouvert à l’altérité absolue, celle-là même qui fut tant défendue par les philosophes juifs de ce siècle de BUBER à LÉVINAS. N’est-ce pas le respect de ce même espace qui a empêché les chrétiens, PÉGUY, BERNANOS, MARITAIN, MOUNIER, BONHOEFFER, SOLJENITSYNE, BARTH, ELLUL, et tant d’autres, de sombrer totalement dans les idéologies closes qui dominèrent une part de ce même siècle ? L’idéologie s’inscrivant dans la systématisation théorique et abstraite, est toujours close sur elle-même et ne permet pas de rencontrer l’altérité en dehors de la controverse, ou de la démonstration de type théorique. La “pédagogie biblique” au contraire nous semble permettre et appeler même une pédagogie de l’inconscient du type de celle que nous pourrions appeler la “pédagogie d’Anne FRANK”, inscrite au quotidien des gestes, entre gestes et pensées. Il est convenu d’admettre que la rédaction de la Mishna, à la fin du deuxième siècle, en faisant naître la référence écrite et codifiée, traduction d’environ cinq siècles de tradition halakhique législative, orale, marque l’acte de naissance définitif du judaïsme orthodoxe, d’origine pharisienne, source des judaïsmes pluriels qui vont se côtoyer jusqu’à nos jours. YEHOUDAH (YEHUDA, JUDA, YEHOUDA) HA-NASSI ( RABBI, JUDA LE PRINCE ou LE PATRIARCHE, YEHOUDAH HANASSI, Rabbi Juda HA-NASSI, rabbénou HAKKADOCHE, Rabenu HA-KADOSH ) rédigeant la Mishna, consommera à l’orée du troisième siècle, la rupture entre juifs et chrétiens.

En déplaçant définitivement la place de l’autorité, de la parole biblique à l’interprétation rabbinique codifiée et liée à la tradition orale, et, donc, à la lecture évolutive, et à l’interprétation par les maîtres, et de la Torah, et de l’histoire, il s’oppose aux évangiles et aux Pères de l’église pour qui l’autorité unique est dans la parole écrite de la Bible que Jésus accomplit. YEHOUDAH HA-NASSI ouvrira la voie à l’écriture des Talmuds et aux judaïsmes modernes. La question centrale du judaïsme post-biblique inspiré du pharisianisme antérieur et contemporain du Christ, est celle de la pureté et de l’impureté. Cette problématique peut se relier à celle de la rédemption, du rachat. La Mishna 2525 , avec ses six ordres (sédarim), 2526 subdivisés en soixante-trois traités ( massékhot) 2527 en est-elle même l’illustration. Son projet est de codifier, afin de la rendre active, la rédemption, au quotidien ; cette même rédemption que les chrétiens trouvent être, à jamais, accomplie en Jésus.

‘Le Judaïsme orthodoxe (rabbinique ou pharisien, si on veut) accorde une très grande importance aux notions de pureté et d’impureté : des aliments et des matières, des pratiques etc ... Il faut y voir, au-delà du souci daté historiquement des peuples d’Orient pour ces tabous, une volonté encore assumée aujourd’hui par les juifs religieux, de spiritualiser en quelque sorte les actes les plus concrets et les plus matériels. Ainsi, un juif religieux a-t-il soin de se laver les mains avant de déjeuner ; on peut y voir l’héritage d’un souci d’hygiène d’une peuplade nomade dans le désert où l’eau, de plus , s’enrichit d’une connotation religieuse mythique. En fait, il s’agit pour ce juif - très consciemment- de consacrer son repas quotidien (comparé dans la liturgie au sacrifice du Temple ) et d’en faire un acte religieux. La pureté est la manière juive d’insuffler à la matière un peu d’esprit. 2528

La rédemption est l’enjeu central de la Bible. Son théâtre ne sera donc pas le monde des idées seules mais la vie entière qui prend tout l’être. Son expression passera entre gestes et pensées par les signes de la présence de Dieu, au coeur de l’histoire d’hommes, histoire d’un peuple, histoire de l’église. Cette présence se manifeste le plus souvent de façon tout à fait naturelle, au travers des paroles, des gestes, des doutes, des épreuves, de témoins privilégiés dont la Bible nous narre l’histoire et les multiples aventures, mais parfois aussi sous la forme surnaturelle des miracles qui annoncent la création nouvelle, c’est à dire l’accomplissement à venir d’une rédemption définitive. Sur ce dernier point, nous pouvons nous associer au “Nouveau dictionnaire biblique 2529 pour distinguer les quatre grandes époques de l’essentiel des miracles bibliques. Premièrement, la période des miracles de Moïse et Josué accompagnant la sortie d’Égypte, le don de la Torah, et l’installation en Canaan, deuxièmement la période des miracles d’Élie ou d’Élisée, et qui marquent le devoir de résistance du peuple de l’alliance aux divinités contemporaines célébrées par les autres peuples en Canaan, troisièmement, le temps des miracles de l’exil à Babylone qui accompagnent Daniel, quatrièmement, au début de l’ère chrétienne, les miracles de Jésus, des apôtres et de l’église naissante.

‘En dehors de ces périodes-là, des hommes de Dieu remarquables ont vécu sans accomplir de miracles particuliers : citons à ce propos Abraham, David, et plusieurs prophètes éminents. Il est même dit de Jean-Baptiste, qu’il a été à la fois le plus grand de l’Ancienne Alliance et que pourtant il n’a fait aucun miracle. (Matthieu XI 11 ; Jean X 41). 2530

Le miracle premier est donc quotidien, le renouvellement des grâces chaque matin, selon la promesse faite à Noé 2531 et dont la manne du désert fut le signe. 2532 C’est à ce miracle premier que se raccroche chacun des autres miracles, dans le renouvellement de la foi qui relie l’homme alors, dans un même mouvement, au don premier de Dieu, et à toute l’histoire biblique de la rédemption.

Notes
2495.

Nous voulons évoquer ce tissu inextinguible d’expressions et de coutumes dont nous trouvons des exemples, entre autres dans les dictionnaires culturels du christianisme, ou du judaïsme, mais qui dépassera toujours largement toutes les compilations, touchant par essence l’inconscient même de notre culture. Citons entre bien d’autres ouvrages possibles :

DICTIONNAIRE culturel DE LA BIBLE” Cerf Nathan Paris 1990 ; (302 pages).

“DICTIONNAIRE culturel du christianisme “ Cerf Nathan Paris 1998 ; (333 pages).

“DICTIONNAIRE de civilisation juive” ATTIAS Christophe ; BENBASSA Esther ; Larousse Paris 1998 ; (345 pages).

2496.

Talmud de Babylone Shabat 21 b

2497.

“DICTIONNAIRE de civilisation juive” ATTIAS Christophe ; BENBASSA Esther ; Larousse Paris 1998 ; (page 275).

2498.

FRANK Anne “Journal de Anne Frank” (Het achterhuis ) suivi de huit contes inédits” Préface de DANIEL-ROPS. Calmann-Lévy Paris 1950 ; ( page 73 ; lundi 7 Décembre 1942).

2499.

Matthieu XXI 23 à 27

2500.

Ésaïe XXXV

2501.

Lévitique I à VIII

Le chapitre VIII explique l’intronisation d’Aron et de ses fils comme sacrificateurs du peuple devant Dieu.

Le Lévitique plusieurs types de sacrifices : l’holocauste qui passe l’animal par le feu, (hébreu kâlil, “la fumée monte “ ; hébreu ‘alâ’) (Lévitique I 3 à 17 ), les offrandes, sacrifices de consécrations ( Lévitique II ), les sacrifices d’action de grâces (Lévitique III), les sacrifices d’expiation, (Lévitique IV et V ), les douze pains de proposition déposés dans le Saint au jour de Sabbat, rappelaient la manne donnée aux douze tribus d’Israël, et le repos du septième jour (Lévitique XXIV 5 à 8).

D’après Xavier LÉON-DUFOUR, l’encens qui remplissait le temple pourrait rappeler la prière des temps messianiques (Lévitique II 1 à 15 ; Lévitique XXIV 7 ; Luc I 9 à11 ; Psaume CXLI 2 ; Ésaïe LX 6 ; Apocalypse V 8 ; Apocalypse VIII 3 à 5 ) in “DICTIONNAIRE du Nouveau Testament” Xavier LÉON-DUFOUR Seuil Paris 1975 ; (page 225 au mot “encens”).

2502.

Psaume XL 7 ; Proverbes XV 8 ; Proverbes XXI 3

2503.

Michée V 11 à 14 Ce texte entre bien d’autres condamne sévèrement le recours à la convocation magicienne de dieux à l’image de l’homme, en évoquant de façon prophétique la fin de telle pratiques.

2504.

Genèse VIII 20

2505.

Matthieu IX 11 à 13 ; (Luc V 29 à 32 ; Luc XIX 1 à 10 ) ; voir Osée VI 6

2506.

Matthieu XI 2 à 6

2507.

Ésaïe XL II 7 ; Ésaïe LX 6 ; Ésaïe LXI 1 à 2

2508.

L’évangile de Luc fait suivre cet épisode de la lecture par Jésus du rouleau d’Ésaïe ( Luc IV 16 à 22 ) de celui de la colère de la foule qui mène Jésus sur la montagne pour le jeter en bas. (Luc IV 28 à 30).

2509.

Matthieu XIII 57 ; Marc VI 4 ; Luc IV 24 ; Jean IV 44 ; (Matthieu XIII 53 à 58 ).

2510.

Luc IV 16 à 19

2511.

Jean IX 25

2512.

Jean IX 27

2513.

Jean IX 29 à 34

2514.

Le mot de “ discernement” est employé par la Bible de Jérusalem en lieu de celui de “jugement”.

2515.

Jean IX 35 à 39

2516.

Jean IX 41

2517.

Le texte de Babel (Genèse XI) fait suite au texte du chapitre précédent du même livre et qui évoque la postérité de Noé.

Le texte dit : “C’est par eux qu’ont été peuplées les îles des nations selon leurs terres, selon la langue de chacun, selon leurs familles, selon leur nations.” (Genèse X 5)

L’exégèse contemporaine a parfois signalé ce fait comme un exemple illustrant que le texte de Babel qui fait suite et qui commence par “ Toute la terre avait une seule langue et les mêmes mots “ (Genèse XI 1 ) serait issu de Babylonie, et se serait rajouté, après un toilettage de culture juive, au texte de Genèse avec lequel il n’aurait guère de points communs. Cette interprétation ne nous parait pas tenir compte de certaines logiques internes au texte biblique lui-même. En effet, les langues dont il est question en Genèse dix recouvrent-elles la même réalité que la langue unique de Genèse onze ? Autrement dit : quelle était cette langue unique que CHOURAQUI traduit par lèvre ? Les langues humaines que Dieu donne, au sens biblique, rejoignent la possibilité d’expression de l’altérité et donc de la parole de Dieu, le récit de la Pentecôte (Actes II 1 à 17) l’identité de chacun, la communion d’église. La seule et unique (monique, univoque) langue des hommes rejoindrait la référence au seul code incapable par définition de part sa démarche généraliste et fusionnelle, de concevoir d’altérité à lui-même et donc d’entendre la parole du Dieu Autre que l’homme. Lire à ce propos pour une approche philosophico-linguistique de la question :

ECO Umberto “La recherche de la langue parfaite dans la culture européenne “ traduit de l’italien par MANGANARO Jean Paul ; préface de Jacques LE GOFF Le Seuil Paris 1994 ; (436 pages).

2518.

Genèse XI spécialement les versets 7 à 9

2519.

Pensons au récit de Jacob supplantant Ésaü pour obtenir la bénédiction de son Père, ou encore à celui de son combat avec l’ange, à Péniel . Genèse Genèse XXVII ; Genèse XXXII 24 à 32

Pensons à ces paroles de Jésus : “Depuis le temps de Jean-Baptiste jusqu’à présent le royaume de Dieu est forcé et ce sont les violents qui s’en emparent.” Matthieu XI 13

2520.

Malachie IV 5 à 6 dans la numérotation SEGOND ; Malachie III 23 à 24 pour la Bible de Jérusalem, la TOB, selon la numérotation hébraïque.

2521.

Matthieu XI 14 ; Matthieu XVII 10 à 13 ; Marc IX 11 à 13

2522.

Luc I 16 à 17

Ce texte reprend les paroles même de Malachie en parlant du retour à Dieu.

2523.

Dans la tradition achkhenaze des chants chantés au chabbat avant et après les repas du chabbat; note personnelle.

2524.

“DICTIONNAIRE encyclopédique du judaïsme “ Publié sous la direction de Geoffrey WIGODER “The encyclopedia of judaïsm “ (1989) ; adapté en Français sous la direction de Sylvie Anne GOLDBERG avec la collaboration de Véronique GILLET, Arnaud SÉRANDOUR, Gabriel, Raphaël VEYRET ; Cerf Robert Laffont Paris 1996 ; (à la page 305 ; au mot Élie).

2525.

De l’hébreu “shanah ( chana)” qui signifie répéter, sous l’influence du mot araméen “tanna”, s’élargit au sens d’étudier.

2526.

Voir la note 85 de T 12 ; à la page 641 : “Les six ordres (sédarim ) de la Mishna ...”

2527.

Chaque traité (massékhet, pluriel massékhot) est lui même divisé en chapitres comportant chacun un nombre inégal de “Mishna” (enseignements, ordres, répétitions).

2528.

MALKA Victor “Le judaïsme” Le Centurion Paris 1975 ; ( page 41).

2529.

NOUVEAU DICTIONNAIRE BIBLIQUE éditions Emmaüs 1806 ; Saint-Légier sur Vevey Suisse ; 3° édition revue de 1975 ; (page 498 ; au mot miracle).

2530.

In ibidem

2531.

Genèse VIII 22 ; Psaume XXX 5 à 6 ; Ésaïe XL 31 ; Lamentations III 22 à 23 ; II Corinthiens IV 16 à 18

2532.

Exode XVI 13 à 35