De la prière de Jésus à la prière en Jésus

La vie de Jésus, toute entière, est l’expression même d’une prière toute tendue vers le but d’un parfait accomplissement. Accomplir les écritures revient à accomplir la rédemption promise par son Père, autrement dit à accomplir au coeur même de l’homme, l’oeuvre de son Père. En effet, Dieu a créé l’homme une première fois en Adam sans que celui-ci ne soit pour rien dans cette création. Mais Dieu avait prévu un espace d’altérité, et surtout l’arbre de la connaissance du bien et du mal, dont le fruit était voué à l’interdit. En mangeant du fruit de l’arbre, l’altérité d’esprit ou d’intention, entre Dieu et l’homme, fut consommée du fait de l’initiative première de l’homme. Ce fut ce fameux péché originel dont parle la tradition juive ou chrétienne. Mais voici l’homme, en Jésus, créé une seconde fois et cette fois-ci, il participe à sa création nouvelle, au renouvellement que Dieu ordonne, le péché est vaincu. C’est au coeur de la prière que le pédagogue Jésus se mue en témoin, que le témoin se mue en pédagogue, que le maître se mue en ami, que l’ami se mue en serviteur. 2533

À première vue, en effet, Jésus échoue en tant que pédagogue, et la croix est l’expression d’un apparent échec. Mais cet échec n’est que l’aube de toutes les victoires à venir que la résurrection annonce. Nous sommes au coeur d’une singulière pédagogie du don gratuit. En Jésus, le don gratuit de l’homme répond enfin au don gratuit de Dieu permettant désormais la communion d’église entre les hommes fondée sur la communion en Esprit et en vérité, en l’Esprit-Saint, entre Dieu et l’homme.

‘Où, quand et comment Jésus priait -il ? Jésus comme ses frères juifs a prié au Temple de Jérusalem. Trois fois par an, en pèlerinage, les juifs montaient vers la Cité Sainte. Lors de ces grandes fêtes, (Pâque, Pentecôte, et fête des Cabanes), les pèlerins récitaient les psaumes “dits des montées” (psaume 120 à 134). Avec ses parents, Jésus priait ces psaumes qui rythmaient la marche des pèlerins. Jésus a prié dans la synagogue de Nazareth où l’on se rassemblait le jour du sabbat pour la prière, la lecture de la loi et son explication. Jésus a dû prier comme on le faisait alors dans la rue, sur la terrasse de sa maison, ou dans une pièce en se tournant vers le temple de Jérusalem. Comme tout juif, il observait les prescriptions, qui organisaient la prière juive de l’époque : récitation du Chema : (Écoute Israël), matin et soir, et des dix-huit bénédictions à trois heures de l’après-midi, prières à l’occasion du repas du sabbat, des fêtes, des jeûnes des grands événements. Pendant sa vie publique, les évangiles montrent peu Jésus en train de participer aux prières requises par la loi. En revanche, ils soulignent comment la prière accompagne signes et miracles. Ainsi, Jésus prononce la bénédiction sur le poisson et les pains qu’il multiplie, sur le pain et le vin lors de la Cène du Jeudi saint. On le voit bénir les enfants alors que les disciples les rabrouent. Il prie après avoir accompli des miracles et des guérisons. Autre aspect que vont montrer les évangélistes : Jésus prie lors des grands événements qui jalonnent sa mission. Du baptême, où le ciel s’ouvre alors qu’il est en prière, à la désignation des douze apôtres, à la prière pendant la dernière Cène, sans oublier l’agonie de Gethsemani, et le pardon pour ses ennemis sur la croix. Jésus prie selon le rythme profond de son existence. Sans formalisme ni suivi de prescription. Jésus s’adresse à son Père à travers les événements qui jalonnent sa vie et sa mission. 2534

Nous ne pouvons pas lire la pédagogie de Jésus en dehors de cette perspective du don absolu et gratuit qui fait de Jésus plus encore que le témoin d’un amour parfait, le réceptacle et le conducteur, l’agneau du sacrifice, par lequel cet amour pourra désormais se rencontrer, se diffuser, se partager, se multiplier. Nous ne pouvons lire son témoignage, sa prière, sa vocation de rédemption, son amitié donnée aux disciples, le don de sa vie, pour le salut de plusieurs, pour chercher et sauver ce qui était perdu, pour le salut des brebis perdues de la maison d’Israël, pour le salut du monde, en dehors de la prière, qui fait de ce témoin, de ce pédagogue, selon ses propres paroles, un chemin reliant l’homme à Dieu son Père, et dans lequel et par lequel tout un chacun est invité désormais à marcher. C’est dans la prière, comme en témoigne et veut le rappeler l’eucharistie, la cène, que Jésus, toujours selon ses propres paroles devient la nourriture que tout un chacun pourra désormais manger, et qu’il répand la vie par laquelle et de laquelle tout un chacun pourra désormais vivre

Et nous rejoignons là toute la singulière différence entre Jésus et les rabbins qui ont marqué l’histoire du judaïsme. Ce n’est pas un enseignement, écrit ou oral, de type théorique tel qu’il ne le délivre d’ailleurs pas, qui prime dans l’enseignement du Christ. Ce ne sont ni sa faculté d’actualisation de la loi de Moïse, ni les aphorismes, ni les paraboles, qui font seuls la force de son message. Il semblerait même, mais ceci serait à vérifier plus sérieusement ou profondément, dans la mesure du possible, que quelques uns de ses enseignements ne lui soient pas très personnels, c’est du moins ce que prétend une certaine exégèse contemporaine particulièrement critique. Car Jésus n’actualise pas, il accomplit. Ses paroles ne peuvent se dissocier de ses gestes, de son être, du don rédempteur de sa vie, et, c’est pourquoi il devient important et peut-être même nécessaire que Jésus n’ait rien écrit de lui-même.

Lorsqu’il écrira sur le sable 2535 devant la femme adultère que plusieurs voulaient lapider, conformément à la lettre de la loi de Moïse, 2536 le texte ne dit justement rien de ce qu’il écrivait, comme pour montrer l’inéluctable destin, nous l’avons déjà mentionné, de la lettre sur la pierre appelée à devenir poussière, contrairement à la parole de Dieu, créatrice et re-créatrice, génératrice et régénératrice, qui se renouvelle et reste toujours nouvellement vivante, vivante pour toujours de façon nouvelle, éternelle et nouvelle, nouvelle et éternelle. 2537 Est vraiment, par contre, radicalement décisive cette prière écrite au coeur de lui-même, comme une parole vivante, comme la loi, parole de Dieu, qui passe avec lui d’une inscription sur les tables de pierre à celle dans le coeur de chair, 2538 et qui conduit Jésus à accomplir l’écriture, à accomplir le sens de ses propres paroles, c’est à dire à donner sa vie sur la croix pour la redemption de plusieurs, pour que quiconque se fie en lui ne périsse pas mais qu’il ait la vie. 2539 En effet, l’essentiel de son enseignement indique un passage, une voie possible désormais sortant de la fatalité de la mort pour conduire à la vie. 2540

‘Seigneur ,
fais connaître la Bible
à tous les peuples de la terre. 2541

Donne-leur faim de Ta parole. 2542
Fais qu’elle soit notre pain quotidien. 2543

Puissent ceux qui savent lire
déchiffrer l’Évangile de leurs propres yeux
et puissent les illettrés
rencontrer ceux qui pourront leur en faire la lecture.

Mais surtout,
Fais que ta volonté, une fois connue , soit accomplie,
et daigne nous utiliser pour cela. Amen. 2544

Cette prière de mère Térésa nous semble particulièrement inspirée par la lecture christique et chrétienne de la Bible selon l’accomplissement en Jésus-Christ. Il ne s’agit pas seulement d’ouvrir à l’intelligence mais surtout d’ouvrir à l’action d’accomplir, d’écrire dans le coeur, de laisser se transformer des coeurs de pierre en coeurs de chair, et les hommes en disciples, serviteurs et amis, et d’accomplir ainsi, la volonté de Dieu à la suite du Christ. La prière de Jésus devient alors la prière de l’homme nouveau qui se pose la question de savoir si le Christ vit bien en lui, ou si c’est lui qui s’agite pour de vaines raisons, comme l’exprime cette autre prière de mère Térésa.

‘Est-ce que le Christ vit en moi ?
Suis-je vraiment unie à Jésus au point de pouvoir dire avec Saint Paul “Je vis mais ce n’est plus moi qui vis c’est le Christ qui vit en moi” ? 2545
Est-ce que je considère réellement Jésus comme mon meilleur et mon plus grand ami, comme l’hôte de mon âme ?
Ma principale source d’énergie est-elle réellement mon amour pour Dieu et pour mon prochain ?
N’est-elle pas souvent une recherche masquée de moi-même ?
Suis-je fidèle à la prière spontanée ?
N’ai-je pas tendance à oublier que la vie intérieure est un don de Dieu et que je dois la demander humblement ?
Est-ce que je fais mon travail avec Jésus, pour Jésus, et selon Jésus ? 2546

Cette même prière adressée à quiconque d’autre que Jésus aurait des allures de référence sectaire à un gourou, et n’éviterait pas l’effet fusionnel. Mais le Christ accomplissant le don gratuit, de Dieu fait passer l’esprit et le corps de l’homme de la prière à la communion avec le Père. Le sens de la croix, de la rédemption accordée, de l’accomplissement de l’écriture, du don de l’Esprit-Saint à chacun séparément, personnellement, selon la communauté d’église, à la Pentecôte, font de cette prière un extraordinaire hymne à l’amour (hésèd) dont témoigne après Saint Paul toute la vie de mère Térésa. Ce Christ Jésus, qui se donne comme se donne la vie en nourriture, comme se donne le pain de chaque jour, comme se donne le pain d’éternité, et qui permet l’entrée dans la communion au jour donné, communion en ce jour de chaque jour qui est depuis Noé le premier signe de l’alliance, rend libre quiconque meurt à lui-même pour vivre en lui. Le prêtre catholique Jacques LOEW, parlant de la prière de Paul dont témoignent le sens et l’exhortation continuelle de ses épîtres, prière d’un homme mort à lui même pour vivre d’une vie nouvelle pour, par, et avec, le ressuscité, vie qui le transporte de façon incessante du côté du Christ, du côté de Dieu, dans le feu d’une action d’évangélisation fondatrice, rendant sans cesse grâce au Christ, au coeur même des tribulations, aura ces mots :

‘(...) il nous faut comprendre que les méthodes, les techniques, tout ce que vous pourrez trouver, le zen, le yoga, le lotus, rien de tout cela ne pourrait se substituer à la brûlure incandescente d’un coeur épris d’une grande passion. C’est parce que Paul est à la fois père et mère, subit les douleurs de l’enfantement pour le Christ et pour les membres du corps du Christ, 2547 que sa prière prend toute sa force. Nous aurons beau chercher des méthodes nous en resterons au plan d’une technique. ’ ‘ (...) Il y a, à Saint-Trophime d’Arles , en Provence une très antique statue de saint Paul, toute abîmée par le temps, une très vieille statue. Il ne reste plus que sa bouche intacte. Le nez est cassé, les oreilles écornées, mais sa bouche ouverte est d’autant plus impressionnante qu’il ne reste plus grand chose d’autre ! Belle illustration de ce que Paul demande aux Éphésiens : “Priez aussi pour moi, afin qu’il me soit donné d’ouvrir la bouche pour parler et d’annoncer hardiment le mystère de l’Évangile dont je suis l’ambassadeur dans les chaînes. Obtenez-moi la hardiesse d’en parler comme je le dois.” 2548 Voilà la demande de l’Apôtre, sa prière et celle qu’il sollicite de ses frères en priant. 2549
Notes
2533.

Romains V

2534.

“Comment priait Jésus ?” F. L. R. in “La vie “numéro 2760 ; 23 Juillet 1998 ; page 70.

2535.

Jean VIII 6

2536.

Lévitique XX 10 ; Deutéronome XXII 22 Le texte n’ordonne pas la lapidation de la femme seulement mais aussi de l’homme qui commet l’adultère avec elle.

2537.

Ésaïe XL ; Ésaïe LV ; Jacques I 16 ; I Pierre I 23 à 25

2538.

Proverbes III 3 ; Jérémie XXXI 33 ; Romains II 15 ; II Corinthiens III 2 ; Hébreux VIII 10 ; Hébreux X 16 ; (notes de référence personnelles).

2539.

Jean III 16 ; Jean XX 31 ; (notes de référence personnelles).

2540.

Ésaïe XXV 8 à12 ; Osée XIII 14 ; I Corinthiens XV 54 à 55 ; Hébreux II 14 à 18 ; (notes de référence personnelles).

2541.

Matthieu XXIV 14 ; Matthieu XXVIII 19 et 20 ; Marc XIII 10 ; Marc XVI 15 ; Jean XV 16 ; Apocalypse XIV 6

2542.

Ésaïe LXV 13 ; Ésaïe LXVI 10 et 11 ; Amos VIII 11 ; Matthieu V 6 ; Luc VI 21

2543.

Luc XI 28 ; Jean VI 22 à 59

2544.

TÉRÉSA (mère) “The Wisdom of Mother Teresa” Goodbook Oslo Norvège 1991 ; “Prier avec Mère Térésa “ Présentation de DUBOIS-DUMÉE Jean-Pierre Desclée de Brouwer Paris 1994 ; ( page 55 “La diffusion de la Bible” ).

2545.

Référence directe à Galates II 20 ; on peut se reporter également à Romains VI 1 à 11 ; II Corinthiens IV 7 à 10 ; Galates V 24 à 26 ; Galates VI 14 15 ; Colossiens II 12 ; II Timothée II 11. (Note personnelle).

2546.

In ibidem ; ( page 81).

2547.

Référence pratiquement explicite à I Thessaloniciens II 12 et à Galates IV 19. (Note personnelle).

2548.

LOEW Jacques cite ici Éphésiens VI 19. (Note personnelle).

2549.

LOEW Jacques “La prière à l’école des grands priants “Fayard Paris 1975 ; (pp 149 et 150).