Du notre Père à la prière sacerdotale

Le Notre Père et la prière sacerdotale sont sans doute deux moments forts de l’enseignement par la prière dans le Nouveau Testament, et, en tout cas dans les évangiles, selon les paroles tenues comme étant celles-là même du Christ.

Le “Notre Père” prière de l’église, léguée par Jésus pour l’église, peut être présenté bien que chronologiquement antérieure, comme le résultat, le fruit, de la prière du Christ, la prière sacerdotale où Jésus prie pour l’église.

Alors, selon la parole biblique, la révélation supposerait-elle une lecture purement diachronique de l’histoire ou au contraire une lecture synchronique ? Autrement dit qu’est-ce qui impose sa loi à l’autre, la diachronie ou la synchronie, opposition qui torture la philosophie contemporaine depuis HEGEL, MARX jusqu’à HUSSERL ?

Comme dans un jeu de bridge, pour entrer dans une partie entamée faut-il connaître forcément le jeu qui s’est déjà déroulé, en avoir une lecture diachronique ? Ou bien, au contraire, comme pour une partie d’échecs, un joueur peut-il entrer dans la partie, à n’importe quel moment et en comprendre l’état du jeu ? Les échecs, au contraire du bridge, ne supposent vraiment qu’une lecture synchronique pour entrer dans le jeu. 2560 ?

On peut lire l’ensemble de la Bible, comme un lent accouchement au travers d’une histoire qui révèle progressivement le projet de Dieu pour l’homme en la personne de Jésus. On ne peut comprendre cette notion d’accomplissement que si nous entrons dans cette dimension de l’histoire, une lecture purement synchronique de l’ensemble de la Bible est à contre pied de la forme même du texte lui-même. Mais simultanément YHVH agit et ne cesse d’agir aux travers des récits de l’Ancien et du Nouveau Testament, au présent d’histoires, dans une diachronie.

En fait, paradoxalement, la notion d’accomplissement telle que la révèle le Nouveau Testament, mais aussi telle qu’elle se pressent dans l’Ancien Testament, fait sortir du dilemme.

Il est donné à présent de relire toute la parole ancienne à partir de son point d’arrivée qui est aussi révélé dans l’écriture comme étant son point de départ.

Et voici qu’au bout de cette révélation il est, non plus une doctrine, mais une personne, non plus une démonstration, mais une parole, qui invite et donne d’aimer comme Dieu aime. Cette personne, Jésus, réunit en elle-même et Dieu et l’homme.

Cette personne c’est le Fils de Dieu qui inaugure une nouvelle race d’hommes, appelés désormais fils eux aussi, fils par adoption par pur amour, pure grâce. Jésus est celui qui, en rétrospective, permet une lecture directe de l’alliance ancienne.

Au sermon sur la montagne d’où émergera chez Matthieu la prière du Notre Père, le regard est inversé, avant d’être renversé, retourné. Le disciple est directement transporté vers le ciel et c’est depuis là qu’il regarde désormais le monde, depuis le point de vue de Dieu, ouvrant devant lui de nouvelles perspectives. Depuis le point de vue de celui qui fait se lever le jour, et tomber la pluie, sur les méchants et les bons, les justes et les injustes.

‘Vous avez appris qu’il été dit : Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi. Mais moi je vous dis :”Aimez vos ennemis, bénissez ceux qui vous maudissent, faîtes du bien à ceux qui vous haïssent et priez pour ceux qui vous maltraitent et qui vous persécutent afin que vous soyez fils de votre Père qui est dans les cieux; car il fait lever le soleil sur les méchants et sur les bons, et il fait tomber la pluie sur les justes et les injustes “. 2561

Cette nouvelle dimension de l’accomplissement ne se traduit pas par des mots ni par des ordres auxquels il faudrait simplement obéir, ou alors les ordres sont si faramineux qu’ils produisent immédiatement un sentiment d’impuissance pour celui qui écoute. Non, il s’agit d’entrer dans le processus de la grâce, le chemin du don gratuit, la communion au don gratuit. Alors, la prière que Jésus donne, est vraiment pédagogique, elle est tout autant apaisante que l‘exigence du sermon sur la montagne et de l’enseignement de Jésus, pouvait renverser les certitudes premières d’une lecture biblique sans l’Esprit qui l’habite et qu’elle annonce explicitement.

Comme le pédagogue de l’antiquité qui accompagnait l’élève sur le chemin de ses apprentissages, la prière que Jésus enseigne accompagne l’homme sur le chemin de sa vie.

“Dieu donne ce qu’il ordonne” est une phrase clé de la foi en Jésus-Christ, elle était souvent répétée par soeur Antoinette BUTTE fondatrice de le communauté de Pomeyrol au milieu de ce siècle, elle aimait ajouter qu’il était donné d’être et de vivre “ à la merci de Dieu et des hommes.” 2562

C’est sur cette autre dimension, à la merci de Dieu et des hommes, que transporte la prière que Jésus enseigne, la dimension du règne de Dieu qu’elle donne comme en communion de coeur et de regard, de découvrir, de contempler d’appeler.

C’est une prière verticale, le coeur se tourne vers Dieu, père, abba, papa, qui l’attire vers lui, et l’élève, en même temps que tout l’être soupire vers cette élévation.

‘Notre Père qui es aux cieux que ton nom soit sanctifié, que ton règne vienne que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel. ’

Le coeur s’est empli d’air comme par l’inspiration du souffle divin, il peut commencer, à présent à souffler à son tour du souffle de l’esprit ainsi reçu. Alors, le mouvement de la prière redescend vers l’homme, délivré de lui-même qui ne demande plus seulement pour lui-même mais pour tous les hommes, certes les frères d’église, les proches bien aimés, mais aussi déjà l’humanité entière, amis et ennemis, dimension universelle du nous, expression d’une fraternité nouvelle.

‘Donne nous aujourd’hui, notre pain de ce jour; ’

La quête pour aujourd’hui délivre de l’inquiétude pour le lendemain, elle ouvre au regard porté désormais sur le quotidien et les petites choses, elle fait entrer de plain pied dans la communion avec la présence vivante de Dieu qui fait se lever aujourd’hui, le jour sur tous les hommes, bons ou mauvais, justes ou injustes, comme une grâce nouvelle pour chacun.

‘pardonne nous nous nos offenses car (ou comme) nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés;’

L’homme, transporté au ciel par le sermon sur la montagne, et la vision nouvelle, qui fait entrer dans la loi non plus par l’observance stricte mais par la communion offerte en Jésus au regard de Dieu Père, prend conscience simultanément qu’il ne tient pas la distance. Transporté au ciel par la parole du Christ, le voici aussitôt comme une pierre en chute libre.

À peine a-t-il commencé la mise en pratique de cet apparent impossible enseignement, qu’il prend conscience aussitôt que bien de ses actes sont en rupture avec la volonté de Son Père.

Pardonne-nous nos offenses, le ” nous’ à nouveau employé permet également de sortir du piège du jugement d’autrui, du prochain et de soi-même ou de la culpabilité. L’offense à Dieu concerne chacun, concerne aussi les frères d’église, mais concerne encore l’humanité entière. Cette demande de pardon est mariée cependant à l’engagement au pardon envers ceux qui nous ont offensés.

“C’est en pardonnant que se reçoit le pardon” dira Saint François d’Assise. Cette ouverture au pardon, présente tout au long de l’ancienne alliance, trouve ici le moyen et l’expression parfaite de son accomplissement.

La distance est brisée entre Dieu et l’homme ; le pardon est une communion à la volonté de Dieu.

Autrement dit : celui qui est pardonné reçoit simultanément la force et la volonté de pardonner, sans quoi d’ailleurs, le pardon qu’il reçoit ne peut s’exprimer dans toute sa fécondité et celui qui pardonne est déjà pardonné.

Irruption encore, mystérieuse toujours, de l’Esprit-Saint qui pénètre l’homme jusqu’au coeur de ses entrailles jusqu’à le faire fondre, qui change les coeurs de pierre en coeurs de chair qui ouvre cette dimension nouvelle du Royaume de Dieu incommensurablement plus haute que les calculs ou les supputations fussent-elles accrochées aux plus hautes valeurs de la morale et de la vertu humaine.

Le pardon envers le prochain annonce le pardon premier de Dieu, qui à son tour annonce et féconde le pardon envers le prochain. Ici, il n’est plus vraiment question de distinguer entre morales et éthiques, fruits des spéculations humaines, ici il est question de vie ou de mort. Il n’est pas de vie sans Dieu et son pardon.

‘ne nous induit pas en tentation, mais délivre nous du mal. ’

C’est ici qu’apparaît la question vitale, l’homme régénéré vivant du souffle de Dieu, de la vie de Dieu Père, l’homme devenu fils, peut encore être tenté de s’attribuer à lui-même la gloire ... Expression nouvelle d’une liberté nouvelle ...

Mais comme tout venait de Dieu, la prière se tourne encore vers Lui. C’est le troisième mouvement, l’expiration dernière, de la prière. Voici qu’après avoir été délivrés de lui-même et plongés dans l’aujourd’hui de Dieu, le disciple et l’église, sont reliés à tous les siècles à toute l’histoire de l’église depuis le commencement, à toute l’histoire biblique, au chemin de l’alliance depuis Noé, Abraham, en passant par Moïse, David et prophètes, reliés à toute l’histoire des hommes depuis le commencement, depuis la chute première dont Jésus annonce et accomplit la réparation, dans l’oeuvre de la réconciliation entre Dieu et les hommes en lui pleinement manifestée.

‘Car c’est à toi qu’appartiennent, dans tous les siècles, le règne, la puissance et la gloire. ’

Encore faut-il attester que ces choses dites, le sont de tout coeur : ce mot amen qui nous vient d’un verbe hébreux qui signifie confirmer accepter comme vrai, on peut le traduire par l’expression “cela est vrai” ou encore “ en vérité”.

Il s’agit bien, comme dans un dialogue à l’intérieur des gestes et pensées, mais aussi à l’extérieur de ceux-ci, dans son rattachement à toute l’histoire humaine, d’une attestation que le disciple confie avec l’église de tout son être, son appartenance au Règne de Dieu, la prière pour que celui-ci gagne la terre, la reconnaissance de sa souveraineté, malgré les apparences parfois. Amen ! En vérité, donc.

Si le Notre Père est la prière du disciple, la prière sacerdotale 2563 est la prière de Jésus pour les disciples. Cette prière fait elle-même suite dans l’évangile de Jean, à une longue explication de Jésus à l’adresse des disciples qu’il va bientôt quitter et qu’il exhorte au courage, à l’amour mutuel à supporter calomnies et persécutions 2564 en son nom et qui commence par cette phrase :

‘“Que votre coeur ne se trouble point. Croyez en Dieu croyez en moi. 2565

Au fond, il s’agit donc d’une communion entre le Père et le Fils, accomplie dans l’Esprit-Saint avec l’église, une unité profonde, qui unissent la prière sacerdotale du Christ pour son église, au “Notre Père prière léguée par le Christ à l’église. Après avoir réellement indiqué la situation des disciples de Jésus, dans le monde sans être du monde, envoyés par le Fils comme lui-même fut envoyé par le Père, Jésus demande à son Père, non pas de les ôter du monde mais de les préserver du mal. L’invitation à l’unité, à la communion d’esprit, au coeur de la prière sacerdotale et qui est au centre de la prière, est ensuite essentielle.

‘“Ce n’est pas pour eux seulement que je prie, mais encore pour ceux qui croiront en moi par leur parole, afin que tous soient un, comme toi, Père, tu es en moi, et comme je suis en toi, afin qu’eux aussi soient un en nous, pour que le monde croie que tu m’as envoyé. 2566

La fin de la prière est une invitation à la communion dans l’amour manifesté.

‘Je leur ai fait connaître ton nom, et je leur ferai connaître, afin que l’amour dont tu m’as aimé soit en eux, et que je sois en eux. 2567

Jésus affirme ce qu’il accomplira sur la croix : l’amour en Dieu Père, l’amour mutuel, l’amour agapê, est bien la fin de son enseignement et du témoignage de l’église. C’est en lui par lui, avec lui, pour lui, que la pédagogie chrétienne se mue en témoignage.Comme l’écrira Paul dans son épître aux Corinthiens :

‘Maintenant donc ces trois choses demeurent : la foi, l’espérance, la charité (l’amour agapê) ; mais la plus grande c’est la charité (l’amour agapê). 2568
Notes
2560.

Cette comparaison entre bridge et échec est originalement et originellement nous semble-t-il développée par Jean POUILLON parlant de la subordination de l’histoire à l’étude synchronique perceptible dans la méthode structuraliste de Claude LÉVY STRAUSS développée dans tristes tropiques. In

LÉVI-STRAUSS Claude “Race et histoire” suivi d’une analyse de l’ensemble de l’oeuvre de Claude LÉVI-STRAUSS par Jean POUILLON Denoël Gonthier Unesco Paris 1952-1961 ; ( à la page 118)

2561.

Matthieu V 43 à 45

2562.

BUTTE Antoinette “Le chant des bien aimés” Édition Oberlin Strasbourg (2° édition ) 1984 ; à la page 55

2563.

Jean XVII

2564.

Jean XIV ; Jean XV ; Jean XVI

2565.

Jean XVI 1

2566.

Jean XVII 21

2567.

Jean XVII 26

2568.

I Corinthiens XIII 13