La veille

Une lecture biblique, centrée en Jésus-Christ est rétroactive, ni seulement diachronique, ni seulement synchronique. Elle permet de lire la radicale séparation, l’incompatibilité flagrante, entre le projet du monde ²⁵⁶⁹ qui, tel Babel, va seulement de bas en haut, ²⁵⁷⁰ et le règne de Dieu, qui descend d’en haut vers la terre, prend racine en Christ au coeur de l’homme, avant de remonter vers le ciel. ²⁵⁷¹ La présence du royaume, trésor caché, est dès lors voilée à ceux qui n’analysent les choses qu’à partir de la spéculation abstraite, idéologique, partisane, selon les enjeux du pouvoir, ou des pouvoirs, des puissances humaines, et des rapports de force, le cortège des honneurs et des reconnaissances, tout ce que nous pouvons nommer après Jean, Jacques, ou Paul, l’esprit du monde ²⁵⁷² .

Nous retrouvons là les principes d’une “distinction” telle que l’a fort bien analysée le sociologue Pierre BOURDIEU ²⁵⁷³ .

La “distinction” s’oppose parfaitement à l’élection, au sens biblique. Si les indices de la “distinction” sont, comme ceux de l’élection, le plus souvent masqués au plus grand nombre, les raisons et les conséquences de ce voilement sont diamétralement opposées. Le secret pour la “distinction” est une manière de garder le pouvoir, le secret pour l’élu de Dieu est l’insigne conséquence d’une rencontre toujours personnelle non programmable ni généralisable par système ou par équation.

La “distinction” est sensible à la médiatisation aux sondages d’opinion, aux intérêts privés des puissants, cachés aux plus humbles qui n’en possèdent pas le code d’entrée. Le projet de Dieu, au contraire n’est révélé qu’aux humbles de coeur, et conduit le disciple, selon les paroles du Christ, ²⁵⁷⁴ à devenir veilleur, guettant la délivrance promise, précédant la Parousie. La “distinction” vise au pouvoir en ce monde, l’élection appelle au témoignage dans le monde, pour le monde.

La “distinction” produit les insignes extérieurs de l’autorité dont elle dépend. L’élection produit les signes cachés d’une circoncision du coeur et d’une consécration. La “distinction” sociale, fruit de l’effort de l’homme, se bâtit sur les principes du jugement, de l’extériorité, du classement des valeurs selon la hiérarchie la plus profitable à l’exercice du pouvoir effectif ou symbolique. L’élection est grâce, don gratuit de Dieu, elle refuse tout jugement porté sur autrui, ²⁵⁷⁵ et y substitue la compassion et le discernement. ²⁵⁷⁶ Ce discernement consiste à reconnaître le Règne de Dieu, le Règne de Christ, par qui, pour qui, avec qui, tout fut créé, et ceci est nouveau par rapport à la conception messianique des juifs. ²⁵⁷⁷ Jésus explicite que ce discernement est à portée des enfants. ²⁵⁷⁸

Derrière et malgré des apparences souvent trompeuses, ²⁵⁷⁹ Dieu Règne, en une personne, où l’homme et Dieu s’épousent et se rencontrent à jamais. Cette personne est celle qui fut crucifiée et qui ressuscita au matin du troisième jour. Avec le christianisme, nous sortons en effet des prescriptions légalistes comme Paul l’exprimera très fort pour entrer dans le scandale de l’amour absolu d’un Dieu qui se faisant homme se manifeste désormais au coeur de l’homme. ²⁵⁸⁰ La veille dont parle Jésus est le lieu de la rédemption personnelle, comme dans la parabole des dix vierges : l’huile, ²⁵⁸¹ symbole de l’onction divine, donc du Saint-Esprit, dans chaque lampe individuelle, est juste suffisante pour chacune. Mais la veille est aussi, le lieu d’une compassion pour le monde. ²⁵⁸²

Nous exprimerons le sens de ce mot veille à travers l’exemple du personnage central d’un livre album pour enfants de Roberto INNOCENTI et Christophe GALLAZ ”Rose Blanche” ²⁵⁸³ . Cette fillette germanique découvre par hasard l’existence d’un camp de la mort tout proche de la ville allemande où elle réside pendant la dernière guerre mondiale. À partir de ce jour là, elle va se priver de tout elle-même en cachette pour porter la nourriture aux victimes du génocide. Il y a, dans ce don de soi, caché, à l’ombre des événements répertoriés comme importants, quelque chose de très proche de ce que Jésus voulait dire sans doute, en demandant de se tenir prêt et qu’il viendrait comme un voleur, car personne même pas lui ne savait ni le jour ni l’heure, ²⁵⁸⁴ et par ailleurs, que ce qui serait fait au plus petit, serait fait en direction de lui-même. ²⁵⁸⁵ Ne pouvait-il pas être présent lui-même dans ces prisonniers ?

‘Puis, les semaines ont passé dans le pâle hiver. L’appétit de Rose Blanche étonnait sa mère : elle emportait à l’école plus qu’elle ne mangeait à la maison - tout le pain et le beurre qu’elle pouvait et encore davantage de confitures et de pommes du jardin . ’ ‘Rose Blanche maigrissait pourtant. Dans la ville, seul le bourgmestre restait gras. ’ ‘Tout le monde se surveillait. Rose Blanche cachait ses tartines dans son cartable, et sortait furtivement de l’école.’ ‘Elle connaissait maintenant la route par coeur. Les enfants des maisonnettes étaient toujours plus nombreux et maigrissaient eux aussi derrière leur barrière. Plusieurs avaient une étoile sur la veste. Elle était jaune. ²⁵⁸⁶ ’

Nous touchons là le sens d’une prière en actes, d’actes devenus prière. Nous ne voyons plus où est la frontière entre la prière et l’acte, un peu comme en témoigne principalement depuis l’origine, jusqu'à son dénouement, finalement, la vie du Christ, telle que la narrent les quatre évangélistes, accomplissant en actes l’oeuvre de son Père, la volonté de son Père, le sens des écritures et de la révélation ancienne. Dans le livre pour enfants, que nous venons de citer, il est suggéré, à la dernière page, que Rose Blanche se soit faite tuée par les chars, lors de la libération, en voulant rendre une dernière visite aux malheureux qui étaient devenus, en secret de tous, ses amis. À l’image du Christ, sans que le livre ne mentionne jamais de dimension religieuse, son amour est allé jusqu’au don total de soi. La veille est cette lumière qui a permis à Rose Blanche de voir ce que personne ne voyait et d’agir selon sa mesure pour soulager des peines. Jésus le dira par ces mots en quittant ses disciples : Car il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis. ²⁵⁸⁷