5 Du témoin au pédagogue, du pédagogue au témoin

De la pédagogie crucifiée au pédagogue confié

Le fait chrétien bouscule l’héritage juif tout autant qu’il féconde le principe philosophique grec.

Dans la perspective grecque, en effet, telle, qu’en tout cas l’essentiel de l’héritage nous en est parvenu, à travers ARISTOTE, PLATON, le lieu de la vérité est dans le discours, et nous allons de la théorie à la pratique, du concept à l’action. L’effort de la philosophie depuis SOCRATE étant bien de mettre ses actes en conformité avec une compréhension théorique de ceux-ci. Même visitée par le christianisme, dans cette perspective grecque qui oscille entre théorie et pratique, et qui reste toujours pratiquement incontournable lorsqu’il s’agit du rapport technique à l’objet, le chemin de la progression va du “savoir que”, au “savoir faire”, pour trouver son sommet dans le “savoir dire”, qui est le propre de la philosophie ou de l’épistémologie. HEGEL, même s’il habille ce mouvement d’une dimension, d’une forme chrétienne qu’il veut à la fois décisive, centrale, première et finale, a érigé ce chemin en système, ce mouvement en dialectique, dans la phénoménologie de l’esprit.

Dans une perspective juive, située entre gestes et pensées, il s’agit de capter le sens d’une parole révélée, du commentaire que les rabbins en ont fait. Mais à partir d’un rapport autre, entre gestes et pensées, ou, encore, entre pensées et gestes, débouchant sur la prééminence de l’action, et non plus entre théories et pratiques, pratiques et théories, débouchant sur la prééminence du discours. On retrouve dès lors un cheminement autre que dans la pensée grecque,le “savoir que” précède le “savoir dire” qui lui même précède le”savoir faire”. Balançant entre Aggada, récits et allégories, et Halakhah, devoirs et principes de comportements, l’héritage juif, privilégie l’interprétation du texte, l’herméneutique, le rapport entre le rabbin et son disciple, donc une pédagogie du face à face, une éducation consciente de ses prérogatives. L’irruption centrale du Saint-Esprit en christianisme y substitue le caractère premier et décisif d’une visitation qu’atteste le récit fondateur de l’Église coïncidant avec l’irruption de l’Esprit-Saint à la Pentecôte. Dès lors, la dimension du témoignage précède celle de la pédagogie en même temps qu’elle la domine.

Si nous bifurquons du côté des catégories généralement admises par les théoriciens des sciences cognitives, “savoir que”, savoir faire” , savoir dire”, le témoin est celui qui sait que quelque chose est survenu et qui le transmet. comme cela lui est parvenu, le praticien est celui qui sait faire, qui sait pour quoi, sans forcément savoir expliquer le “pourquoi” de sa réussite, de son savoir, de son action, le maître au sens pédagogique du terme est celui qui sait expliquer, ce qu’il sait, le monter et le démonter, selon une réversibilité. Cette catégorisation se rapproche d’une conception à partir d’une philosophie de type matérialiste ou idéaliste, de l’apprentissage, puisqu’elle présuppose une différence de qualité entre le faire et le dire, au bénéfice du dire, et une prééminence chronologique au bénéfice du faire. La préséance chronologique du faire sur le dire rejoint le matérialisme, la reconnaissance de la prééminence du dire sur le faire, procède de l’idéalisme. Les sciences humaines sont, le plus souvent implicitement, tenues comme prisonnières de ce dualisme.

Dans une perspective chrétienne, intra-biblique, par l’irruption de l’Esprit-Saint, “savoir faire”, savoir dire”, savoir que” ne font plus qu’un. En Christ, en effet, le savoir se fait rencontre vivante, rencontre et appel de vie, entre Dieu et l’homme ; la vérité se fait personne, appel de communion en Dieu avec d’autres hommes. Le témoin est alors à la fois, en quelque sorte, praticien et théoricien, sans d’ailleurs que ces mots ne rejoignent l’acception que nous leur donnons dans le domaine scientifique. Soulignons alors trois aspects de cette rencontre, qui en constituent une certaine base :

  1. la grâce nécessaire et suffisante ou la gratuité salvatrice : salut par l’amour du Christ.
  2. la grâce et la vérité fécondées l’une par l’autre, l’une et l’autre par le don du Christ.
  3. la kénose de l’homme, réponse à la kénose de Dieu, ou la pédagogie crucifiée ...
‘“Je veux, en effet que vous sachiez combien est grand le combat que je soutiens pour vous, et pour ceux qui sont à Laodicée, et pour tous ceux qui n’ont pas vu mon visage en la chair, afin qu’ils aient le coeur rempli de consolation, qu’ils soient unis dans la charité, et enrichis d’une pleine intelligence pour connaître le mystère de notre Dieu et Père et de Christ, mystère dans lequel sont cachés tous les trésors de la sagesse et de la science. “ 2726
  • L’apôtre Paul situe, dans cette souffrance, cette blessure, au coeur de l’être, à l’image ou à la suite du Christ, en communion avec celles que Jésus souffrit sur la croix, l’expression et le lieu mêmes de l’alliance nouvelle : la circoncision invisible. 2727 La circoncision, en passant d’une alliance à l’autre, change de nature, de celle visible de la chair, à celle invisible, située au coeur, mais elle reste toujours comme une blessure. Le croyant vit une espérance qui n’est pas celle du monde visible autour de lui. Il en résulte une blessure et une espérance, une souffrance et une joie, une déchirure, un enfantement, qui, pour Paul, est celui, non de lui-même, du demius, ou de l’élève, sur le mode de la maïeutique, mais du Christ, présent dans les autres qu’il porte en son coeur, comme Jésus le porta lui-même. Une incarnation, par la théophanie, de cette communion est en rupture avec le dualisme que nous avons signalé dans les sciences humaines, entre idéalisme et matérialisme. Autrement dit, tout se joue dans la relation et le témoignage suscité par l’amour dont on est soi-même aimé.
  • La médiation nouvelle en Christ, entre le témoin et son Dieu, suppose toujours que l’alliance soit perçue reçue, interprétée, du point singulier de vue de l’homme témoin quel qu’il soit. C’est sur ce principe que d’aucuns parlent des théologies plurielles de Paul, de Pierre, de Matthieu, de Marc, de Luc, de Jean, de Jacques etc ... Cette référence aux théologies en tant que systèmes plus ou moins clos et rationnels, font trop souvent, comme si chaque auteur avait construit un système. Les écrits des uns et des autres ne procèdent pas sur le mode spéculatif polémique, propre aux grecs, où la vérité serait dans le discours. Ils s’inscrivent autrement, à partir d’une lecture singulière, sur le mode explicatif d’une révélation, d’une rencontre, sur le mode du témoignage et de l’enseignement.

Une telle référence aux théologies supposées plurielles à l’intérieur du Nouveau Testament, exprime un mouvement qui est relativement récent et a pu naître avec les méthodes critiques rationalistes issues des lumières. Cette référence suppose en effet, dans l’implicite au moins, une sorte de “culte” voué à la raison en tant que système, ou au moins, une prééminence du rapport à la cohérence du discours de l’interprétation présupposée, sur le fait même dont témoigne le témoin, c’est à dire la Parole de Dieu, en Christ. Il y aurait donc, dans l’implicite, à partir de la conception pluri-théologique des différents écrits du Nouveau Testament, un seul et même témoignage, le Christ, mais selon un mode pratiquement ésotérique, révélant diverses théologies exotériques. En effet, le rapport à des théologies diverses, semblerait sous-tendre que ce qui réunirait les évangiles serait un seul et même témoignage, qui serait à chercher dans une intention cachée, allégorique, pratiquement mythique, puisque invisible dans l’explicite, et la concrétion. Ceci explique, entre autres, sans doute, qu’une part de la théologie contemporaine, ne distingue plus, ou de moins en moins, dans ses études des sources chrétiennes, les textes apocryphes, des texte canoniques, ce qui revient à masquer une singularité intrinsèque.

L’universalité singulière, le caractère intrinsèque explicite, de même que le caractère extrinsèque, implicite, qui nourrissent et émergent des réalités intérieures ou externes qui fondent et accomplissent le message de la singulière Bonne Nouvelle, qui traversent les quatre évangiles et les autres écrits du Nouveau Testament, et les ont fait être réunis dans un même livre, invitent davantage à rechercher, à la manière de la littérature patristique et apologétique, une théologie commune énoncée à partir des témoignages pluriels et publics d’une seule et même vérité, en Christ, seul, plutôt que des théologies plurielles à partir d’un seule vérité hypothétique, ésotérique, mythique, comprise dans sa totalité par les seuls exégètes, formulant dès lors des théologies plurielles, comme autant d’interprétations.

Autrement dit, originellement, en christianisme, la vérité est à chercher dans la Parole de Dieu, manifestée à tous en Jésus-Christ, dans une personne, selon le mystère de l’incarnation, avant que dans le discours de l’homme sur cette parole. Et ce simple postulat est le point d’alliance, de convergence, de fondement, des divers écrits du Nouveau Testament. Ce mystère est le fondement théologique de toutes les diverses “théologies” implicites, ou des divers témoignages explicites.

N’est-il pas bien plus conforme aux écritures, selon ce qu’elles en disent elles-mêmes, de parler plutôt en ce qui concerne les quatre évangiles, et les différents auteurs des différents livres du Nouveau Testament, de différents témoignages, plutôt que de différentes théologies, et, inversement, d’une seule théologie plutôt que d’un seul témoignage ? Il nous semble tenir là une différence fondatrice entre les récits du Nouveau Testament et les récits mythiques de l’Antiquité grecque, qui eux ne sont lisibles qu’à partir de l’interprétation que l’on en fait. Autrement dit, si le mythe grec invite naturellement à des interprétations plurielles théoriques, le fait biblique invite à des prises en compte de témoignages divers sur fonds de “théologie” unanime, même si le plus souvent implicite.

  • L’expérience personnelle n’est pas reniée, tout au contraire, elle est fondatrice, mais comme visitée, rencontrée, fécondée, pour devenir témoignage pour le monde, de la Bonne Nouvelle. Les paraboles diverses faisant allusion plus particulièrement, aux travaux des champs, et aux ouvriers, comme encore les différentes rencontres de Jésus, les différents témoignages des disciples, les actes de naissance de l’église, ainsi que, plus explicitement, les épîtres de Jacques, le soulignent : la grâce si elle est première et dernière, ne signifie pas l’absence de la part humaine, mais exactement le contraire. La part de l’homme est partie intégrante de la grâce, elle en est même l’expression la plus visible. La grâce ne se substitue pas à la réponse humaine, elle l’inspire et va jusqu’à en permettre la concrétisation, l’aboutissement, transformant alors cette réponse en témoignage.

C’est en cela, à partir entre autres, d’une telle constatation, que le point de départ du témoignage chrétien, de l’annonce de l’évangile, est, non pas une théologie, autrement dit, une quête du sens de Dieu, ni une théosophie, autrement dit, une quête de la sagesse de Dieu, ni une théorie sur Dieu, autrement dit, une représentation conceptuelle de Dieu, mais une théophanie, autrement dit, une irruption, une manifestation de Dieu dans le monde des hommes, et dans le coeur du confessant.

La fête qui porte précisément le nom de la théophanie, en Orthodoxie, célébrée le 6 Janvier, rappelle le baptême du Christ par Jean Baptiste. Nous trouvons là comme une synthèse de ce que nous venons de dire. Le Fils de Dieu lui-même se laisse baptiser par un simple homme parmi les hommes, son propre cousin. Mais alors, nous pouvons lire l’ensemble des quatre évangiles, et des textes néo-testamentaires, en général, comme la narration d’une théophanie, depuis la naissance du Christ, jusqu’à son témoignage parmi les hommes, sa mort, sa résurrection, jusqu’à l’irruption de l’Esprit-Saint annonçant la Pentecôte et la naissance de l’église. Cette théophanie chrétienne est fort singulière puisqu’elle appelle, et semble prendre grand plaisir à ne se manifester que dans l’expression des hommes pour ensuite être témoignée à d’autres hommes dans et par une Bonne Nouvelle. On peut dire que cette théophanie prolonge la théophanie biblique déjà présente dans l'ancien testament, qui elle déjà ne s’exprime qu’au travers de témoignages singuliers.

Nous trouvons là une certaine rupture avec le mythe de l’arété 2728 tel que le définissait le poète SIMONIDE DE CÉOS ( - 556 ; - 467) : une déesse, alliant beauté et intelligence, inaccessible à la foule des mortels, mais accessible aux seuls êtres d’exception qui auront su s’en montrer dignes et qui, à force d’efforts, auront su l’atteindre. 2729 Ce mythe ainsi interprété, est comme fondateur, nous semble-t-il, de tout le mode de penser grec. Dans les évangiles le cheminement est inversé renversé, retourné, comme l’exprime l’évangéliste Jean, non premièrement de l’homme vers Dieu, mais d’abord, et fondamentalement, de Dieu vers l’homme.

‘Et la Parole a été faite chair, et elle a habité parmi nous, pleine de grâce et de vérité, et nous avons contemplé sa gloire, une gloire comme la gloire du Fils unique venu du Père. 2730
  • L’expérience est donc prise en compte dans sa dimension personnelle et communautaire non en termes de concepts mais retournée, rencontrée, et comme épousée en vérité, en Christ. Sans doute trouvons-nous là, la source, la raison qui font que les évangiles prennent tellement de soin à se développer dans les gestes quotidiens révélateurs d’existences, à la manière de l’Ancien Testament et cela, selon l’enracinement dans le phylum juif, et ne se situent donc résolument pas dans un discours théorique rigoureux porté sur le sens de l’existence, à la manière du phylum grec, des philosophes.

Certes, plus spécialement, l’évangile de Jean, se référant au logos, ou encore les lettres de Paul, par leurs références, par le ton employé, mais comme implicitement, retrouvent; et font allusion à, l’héritage grec, mais comme dans une autre grammaire, à partir : d’un autre rapport au langage, d’autres enjeux, d’autres perspectives, d’une autre médiation, d’une autre relation entre les hommes et avec Dieu, d’un autre rapport au temps, bref, d’un autre enseignement. Lorsque Paul évoquera le coureur dans le stade, il utilisera le mode allégorique des grecs, pour justifier son image.

‘Si j’annonce l’Évangile, ce n’est pas pour moi un sujet de gloire, car la nécessité m’en est imposée et malheur à moi si je n’annonce pas l’Évangile ! Si je le fais de bon coeur, j’en ai la récompense ; mais si je le fais malgré moi, c’est une charge qui m’est confiée. Quelle est donc ma récompense ? C’est d’offrir gratuitement l’Évangile que j’annonce, sans user de mon droit de prédicateur de l’Évangile. Car, bien que je sois libre à l’égard de tous, je me suis rendu serviteur de tous, afin de gagner le plus grand nombre.’ ‘Avec les Juifs, j’ai été comme Juif, afin de gagner les Juifs ; avec ceux qui sont sous la loi, comme sous la loi (quoique je ne sois pas moi-même sous la loi), afin de gagner ceux qui sont sous la loi ; avec ceux qui sont sans loi, comme sans loi, (quoique n’étant pas sans la loi de Dieu étant sous la loi de Christ ) afin de gagner ceux qui sont sans loi. J’ai été faible avec les faibles, afin de gagner les faibles. Je me suis fait tout à tous afin d’en sauver de toute manière quelques uns. Je fais tout à cause de l’Évangile afin d’y avoir part. Ne savez-vous pas que ceux qui courent dans le stade courent tous mais qu’un seul gagne le prix ? Courez de manière à le remporter. Tous ceux qui combattent s’imposent toute espèce d’abstinence, et ils le font pour obtenir une couronne corruptible, mais nous, faisons-le pour une couronne incorruptible. ’ ‘Moi, donc, je cours, non pas comme à l’aventure ; je frappe, non pas comme battant l’air. Mais je traite durement mon corps et je le tiens assujetti, de peur d’être moi-même rejeté, après avoir prêché aux autres. 2731

La forme du langage, que développe Paul, est bien allégorique, certes, sur un mode grec proche de celui du mythe de la caverne, mais le message énoncé ouvre aux perspectives de ce que nous avions un peu aventureusement nommé une autre grammaire : nous voulions dire un autre langage, une autre forme de relation au logos, au sens grec que prend ce mot, entre raison et sagesse, et donc un autre rapport au sens, où, ni l’homme ni Dieu, ne sont plus assimilés, l’un pour l’autre, à un objet, fût-il d’étude. Puisque tout ne part plus de l’initiative humaine, mais de l’initiative divine, qui épousa en Jésus la condition de l’homme jusqu’à, souffrir ignominieusement sur la croix et à donner sa propre vie, laisser se rompre son propre corps, verser son propre sang, pour le salut de tous.

Malheur à lui, Paul, s’exclame l’apôtre lui-même, s’il n’annonce pas l’évangile, la Bonne Nouvelle. Une rupture claire est signifiée avec l’héritage grec, mais cette rupture est exprimée dans la langue propre aux Grecs, dans les formes mêmes de langage que les Grecs de Corinthe pouvaient entendre et qu’ils avaient pour coutume d’utiliser eux-mêmes.

Cette rupture, nous le voyons bien, se reporte tout autant sur les autres axes qui ont soutenu le plan de notre travail de thèse. Et tout d’abord dans la perspective singulière de la création nouvelle, de la communion en esprit et en corps, avec le Christ. L’enjeu, selon Paul, tout en en gardant le squelette, dépasse l’enjeu de la philosophie platonicienne, proche de celui de l’arété, conciliant le vrai, le bon, le beau, cherchant la cohérence entre théories sur le dieu et mises en pratiques humaines.

Il s’agit d’entrer dans une communion d’actes et de pensées, selon le don de Dieu Père, d’accepter une adoption personnelle en tant que fils, d’aimer comme Dieu aime, de se dépouiller envers tous, comme Jésus se dépouilla, de se faire tout à tous, de mettre tout en jeu de soi-même autres, dans tous les actes, des gestes et des pensées, de gagner alors la couronne incorruptible qui consiste, à partir de l’annonce gratuite de l’évangile gratuitement reçu, de participer au salut des autres, avant de songer au sien, car le salut d’autrui semble être comme la condition même du salut de Paul.

La communion en Christ est ici implicite et évoque une relation nouvelle fondée sur l’amour agapê. Paul entretient également avec le temps une relation singulièrement différenciée de la vision cyclique qui pouvait habiter les Grecs. Le temps ouvre au moment présent l’espace d’une béance, d’une urgence pour annoncer l’évangile. C’est dans l’action ici et maintenant que se gagne l’éternité.

Nous sommes loin de l’esprit du mythe de la caverne, même si Paul, un peu plus loin, dans cette même lettre, évoquera une image proche de celle de Platon, en parlant d’un miroir 2732 , pour dire que nous ne voyons pas présentement clairement la gloire de Dieu. Ce passage se situe à la fin de ce qu’il est convenu d’appeler l’hymne à l’amour. Il ne s’agit nullement, comme dans le mythe de la caverne d’une distinction entre théories de dieu émises par l’homme, et leurs mises en pratiques, mais d’une invitation à aimer comme Dieu aime, à voir, comme Dieu voit, malgré les turpitudes et les limites, de notre condition présente. C’est pour cela, en cela, que le message peut s’incarner dans toutes les langues, comme à la Pentecôte, s’exprimer dans toutes les cultures, païennes, juives, avec toutes les personnalités humaines, fortes, ou faibles, se faire à l’image du Christ et de l’apôtre Paul, tout à tous.

Autrement dit, et nous y revenons comme un leitmotiv, la révélation vient bousculer l’héritage grec fondé sur la spéculation. L’incarnation du verbe, provoque un bouleversement d’une telle ampleur qu’il réduit toute théorie à sa finitude, et qu’il met l’accent sur une relation directe entre gestes et pensées, d’où émerge une conscience nouvelle, et de Dieu et de l’homme, et de soi et du prochain, et du règne du monde et du règne de Dieu, et du ciel et de la terre, et finalement de toute choses.

La rupture pratiquement métaphysique du Nouveau Testament, après celle de l’Ancien qui contribua à distinguer YHVH, le vivant, et l’homme fait à son image, des animaux, d’une part des plantes, d’autre part, et des choses inertes, enfin, vient traverser les pensées humaines sur dieu et réduire à l’état de simple discours hypothétiques, pensées théoriques sur dieu, puisque Dieu s’est manifesté en une personne, et que c’est en cette personne qu’il peut être trouvé, rencontré, recherché, compris.

-L’universel et le singulier s’épousent et se fécondent mutuellement sans plus de sacrifice de l’un à l’autre, ni de l’autre à l’un. L’universel accueilli est ici fécondé en opposition à l’universel construit ou conçu dans une dialectique entre raison pure et raison pratique, qui reviendrait de façon incontournable à l’usurpation de la problématique de la généralité perçue comme pure qui s’opposerait à la particularité perçue comme impure dans une opposition entre sacré et profane.

La double prise en compte, sans plus de sacrifice de l’une à l’autre, ni de l’autre à l’une, tout ayant été accompli en Christ, de la transcendance et de l’immanence, reliées l’une à l’autre par le don absolu de vie du Christ, est d’une singularité frappante et explique sans doute qu’il n’émerge pas une seule pédagogie chrétienne humaine, mais plusieurs pédagogies chrétiennes tout aussi singulières, que les individus différents, les personnes particulières, se réclamant tous et toutes, d’une même foi, pourtant. Les circonstances ou les charismes obligent sur un fonds commun à distinguer fortement mutuellement ces pédagogies les unes des autres. 2733 L’effet de fécondation mutuelle s’effectue dans le don d’amour gratuit d’un rapport d’époux à épouse entre Dieu et l’église, de Père à fils entre Dieu et l’homme, de frères à frères, serviteurs les uns des autres entre chacun et son prochain. Ces charismes s’articulent harmonieusement dans un même corps, le corps du Christ qui est l’église.

  • La foi interpellée ou l’interpellation de la foi marque et signifie la limite même de l’action éducative. L’action du sujet éducateur sur autrui en général, sur l’élève éduqué, en particulier, est contrainte, à l’intérieur de ses limites. L’objectif de la pédagogie chrétienne est forcément dès lors limité par l’adhésion, ou non, de l’être éduqué aux principes de l’évangile. Plus loin encore, il s’agit de comprendre que cette adhésion pleine n’est pas possible sans une rencontre personnelle avec Dieu. Cette rencontre avec Dieu n’est manifestée que dans la rencontre personnelle avec Jésus qui accomplit la possibilité même de cette rencontre, en tant que chemin, vérité et vie. 2734

Cette rencontre ne peut être programmée, par l’éducation prodiguée, pas plus qu’elle ne peut se prédire comme devant absolument se produire à partir d’une pratique éducative appropriée. Dieu en son Esprit, le Christ, restent les garants d’une altérité absolue entre l’être éduqué et son maître. Autrement dit , si on peut transmettre le témoignage de la foi, la détermination de chacun pour la foi reste toujours lié à une décision personnelle. Autrement dit encore, comme pour Paul sur le chemin de Damas, cette rencontre peut s’opérer sans l’intervention directe d’un témoin pédagogue.

Le rapport à la Bible, à l’éducation chrétienne ou juive n’est jamais programmation, elle se joue sur le registre “Je” à “tu”. L’autre, qu’il s’agisse de l’homme ou de Dieu, n’est jamais réduit à l’état d’objet. L’homme n’est pas l’objet de Dieu pas plus que Dieu n’est l’objet de l’homme. Toute réduction de la pédagogie à la technique est dès lors proscrite.

La Bible permet, en effet, au travers du Christ, par lui, en lui, une rencontre de l’homme avec Dieu révélé comme Père, une rencontre de l’homme avec lui-même, révélé comme fils, une rencontre de l’homme avec les autres, révélés comme frères.

Nous retrouvons le sens du baptême et de l’eucharistie, le sens de la conversion et du fait que chacun est appelé par son nom, le sens de la communauté d’église, et de l’engagement à la suite du Christ, dans le monde, et pour le monde, et son salut.

  • La pédagogie de l’homme est à la fois comme une réponse et une question, en tous les cas comme une prière, adressée au Père et visant à permettre et à s’inscrire dans la pédagogie première de Dieu. Le témoin pédagogue, le pédagogue témoin, se situent l’un et l’autre dans la perspective de cette question, de cette réponse.

Nous ne retrouvons pas vraiment dans le domaine intra-biblique la ligne de démarcation que traçait Guy AVANZINI, entre le pédagogue chrétien qui fonde en christianisme les finalités de sa pédagogie, et le chrétien pédagogue qui distingue le fondement de sa conviction des finalités mêmes de sa pédagogie. Cette distinction caractérise davantage les rapports entre le fait chrétien et la pédagogie, tels qu’ils se sont surtout développés dans l’histoire ultérieure. Cette distinction en outre, cependant, peut tout aussi bien rappeler que l’attention première des chrétiens ne s’est pas située premièrement sur le plan de la pédagogie mais sur celui du témoignage. Nous pouvons cependant en trouver des signes annonciateurs, dans l’émergence des deux royaumes d’Israël : le royaume du Nord était plus compromis et appelé à vivre son culte selon les rites païens.

Nous pourrions, en prolongeant Guy AVANZINI, parler également de témoignage et de pédagogie, ainsi que du clivage que ces deux notions appellent. Le témoin pédagogue ou le pédagogue témoin, pourrait-on presque dire, ne se distinguent pas vraiment l’un de l’autre, tant ils sont tenus par la force d’un seul et même témoignage, tant ils sont portés par un même souffle de l’esprit, qui les reconstitue, les recrée, les renouvelle, et qui les conduit, comme Jésus l’avait déjà enseigné à Nicodème, précisément là où ils ne veulent pas aller, où sans doute ils ne sauraient aller sans lui, à l’instar de Jonas partant pour Ninive, à l’instar de Philippe dans les actes des apôtres, partant à la rencontre de l’eunuque éthiopien, à l’instar aussi de Paul ou d’Ananias, de Pierre et de Corneille, ainsi que, de pratiquement tous les principaux protagonistes du Nouveau Testament. Car il n’est pas d’autres finalités, dans les textes néo-testamentaires en tout cas, que l’annonce de l’évangile.

Et l’évangile est témoigné à partir de l’insaisissable Esprit-Saint qui crée et recrée l’émergence du Royaume de Dieu, au coeur des hommes, au milieu du monde.

Notes
2726.

Colossiens II 1 à 3

2727.

Romains V 25 à 29

2728.

Arété voulut aider Jason, fort beau, et Médée, fort intelligente, à condition que leur mariage soit consommé.

2729.

SIMONIDE DE CÉOS Fragment 37 ; Anthologia lyrica graeca édition Diehl 2 ; Leipzig 1925 , 78

Cité par JAEGER Werner “Le christianisme ancien et la paideia grecque “ ; titre original “Early christianity and Greek Paideia “ Harvard University Press Cambridge Massachusetts USA 1961 - 1965 ; traduction de G. HOCQUART Faculté des Lettres et Sciences Humaines Centre Autonome d’Enseignement de Pédagogie Religieuse 1980 Metz (France ) ; (pages 89 et 97).

2730.

Jean I 14

2731.

I Corinthiens IX 16 à 23

2732.

I Corinthiens XIII 12 ; on peut voir aussi II Corinthiens III 18

2733.

Ce fut, nous semble-t-il, en tout cas à partir de notre point de vue de simple participant, venu en observateur , la grande découverte, la grande leçon, du colloque d’Angers, consacré aux pédagogues chrétiens et aux pédagogies chrétiennes.

Pédagogie chrétienne Pédagogues chrétiens Actes du colloque d’Angers des 28,29,30 Septembre 1995.

Éditions Don BOSCO Paris 1996 ; (554 pages).

2734.

Jean XIV 5 Ce que d’aucuns nomment “théologie” johannique est résumé par Jésus en réponse à une question de Thomas.