Note connexe numéro trois : Une confrontation. Extraits de : Antoine CABALLÉ op. cit. ; 1994 pp 237 à 257

-Avec les questions de l’éducation aujourd’hui.

L’homme n’accède pas à Dieu de ses propres forces. Dieu fait le premier pas : tel est le premier apport de la Bible.

À partir de ce premier pas tout acte n’est que réponse de l’homme à cette grâce première.

David écrivait déjà :

‘Mon âme bénit l’Éternel !’ ‘Que tout ce qui est en moi bénisse son saint nom !’ ‘Mon âme bénit l’Éternel et n’oublie aucun de ses bienfaits. (Psaume 103)’

La louange est une réponse libre à l’amour premier de Dieu dont David ne veut oublier aucun de ses bienfaits. La louange révèle toujours que le premier pas est accompli par Dieu, elle est révélatrice de cet ordre des choses.

Cette louange fait exister et comme se révéler encore l’unité profonde de l’être “que tout ce qui est en moi bénisse son saint nom”.

N’est-ce pas ce chant d’amour de l’homme pour son créateur source de sa propre existence, réponse à l’amour premier qu’il ressent profondément en lui, qui spécifie déjà le message biblique ?

Parmi les grands héritages de la Bible sont des chants des cantiques des musiques, ou même, spécialement dans le judaïsme, des danses.

Dans la louange, l’homme est réunifié, “tout ce qui est en lui” se fait geste ou danse, cri ou musique, il ne fait qu’un.

La question de l’éthique revient comme un cheval fou de l’oubli où elle a été, pendant un temps, tenue. Elle est au centre des questions des philosophes, des éducateurs, des entrepreneurs, des politiques, des économistes.

La préoccupation éthique qui nous vient de la Grèce suppose, au contraire de la louange, que l’homme réfléchissant sur sa condition, et se projette dans un monde idéal selon une idée qu’il se fait de la justice. D’une certaine façon, avec l’éthique, selon les grecs le monde de l’idée se détache de celui de l’expérience existentielle et fait exister un monde parallèle des valeurs, détaché de la réalité incarnée : l’homme se dédouble.

Dans le domaine précis de l’éducation, la préoccupation éthique occupe, aujourd’hui, dans le débat des sciences éducatives, l’une des premières places, sinon la toute première.

Redisons que la préoccupation biblique n’est pas a priori la morale ou l’éthique qu’elle ne rejoint que par un chemin inversé.

Il n’est pas moral ni éthique, par exemple, que Jacob ait subtilisé le droit d’aînesse à Ésaü, usant de stratagème et se faisant passer pour son frère, devant Isaac son père, vieux et presque aveugle : n’empêche que Jacob reçoit vraiment la bénédiction de la part d’Isaac son père. (Genèse 27)

Le sens de la parole d’Isaac, ce qui est dit est dit, prévaut donc sur un critère moral initial. Il faut dire qu’Isaac parle, au nom de l’Éternel dont la parole fait naître toutes les bénédictions. De cette bénédiction, de cette postérité, naîtra le Christ.

Le caractère à la fois relationnel personnel, voire intime, de la révélation finit donc étrangement par relier, chacun de ceux qui en accepte le don, à une communion en l’amour de Dieu manifesté en Christ pour eux-mêmes et pour le monde. Ce n’est pas de l’éthique ni de la morale mais un cheminement de Dieu avec l’homme.

L’homme, en effet, ne marche plus seul, il a un compagnon de route.

Tel le pédagogue de l’antiquité, quelqu’un a pris la main que l’homme lui tend, et, en chemin, des épreuves aux réjouissances, des luttes aux prières, des rires aux larmes, il éduque l’homme, un peu comme le précepteur le faisait pour l’Émile.

La différence, de taille, tient au fait qu’à l’instant où l’Émile devrait mourir c’est le précepteur qui s’offre à sa place comme victime. Mais l’Émile, l’homme, peut comprendre désormais de quel amour il est aimé et reçoit cet amour en héritage. Se laissera-t-il contaminer par l’amour de son maître ? La réponse lui reste, il demeure libre de sa réponse.

Tout homme est libre devant Dieu. Tout au plus le témoin pourra-t-il conduire son prochain au seuil de cette liberté radicale et intime.

Si l’homme veut bien se laisser contaminer par tant d’amour, cette contagion finit par l’entraîner jusqu’au don de lui-même, dans l’amour du prochain, son frère, comme le fit le premier des premiers, le Christ lui-même“le médiateur d’une nouvelle alliance “( Hébreux 9 verset 15) .

Paul écrira encore :. (...)il n’y a qu’un Dieu un seul médiateur aussi entre Dieu et les hommes, un homme : Christ Jésus, qui s’est donné en rançon pour tous. (TOB )(1 Timothée 2 versets 5 et 6)

La question de la médiation pédagogique trouve ici une réponse radicale absolue et bien originale, la voici liée intimement au prix (la rançon ou la valeur) de tout homme.

Si le médiateur entre l’homme et Dieu est le Christ Jésus aucun autre homme ne peut s’interposer entre Dieu et l’homme quel qu’il soit, qu’il soit instruit ou ignorant, sage ou fou, religieux ou rebelle à toute religion ...

Tout au plus, le témoin pourra-t-il communier dans la médiation du Christ. Ainsi Paul souffre-t-il les douleurs de l’enfantement pour l’église de Galates jusqu’à ce que le Christ soit formé en elle.

‘(..) mes petits enfants que dans la douleur j’enfante jusqu’à ce que le Christ soit formé en vous. (Galates 4 verset 19).

Le changement de centre de la conversion conduit Paul à entrer dans la volonté de Dieu pour des Galates, il ne souffre pas pour lui-même, mais il prend part aux souffrances du Christ, prenant part à son Règne.

Paul est témoin déjà de cet autre Règne pour lequel et par lequel il vit et, donc, comme tout témoin, il témoigne et rend compte. Désormais il se laissera enseigner et éduquer par Dieu seul.

Le chrétien est enseigné, recevant le signe (étymologie du mot enseigner) dans le coeur, le signe du baptême rejoint la circoncision du coeur dont parle Paul, avant d’être élevé (ou éduqué) vers les hauteurs vertigineuses d’un amour sans limite.

La révélation biblique annonce que la parole qui libère et qui s’accomplit selon la vérité vient de l’Éternel seul (et non de l’homme) mais elle va pénétrer jusqu’aux entrailles de l’homme qui marche par la foi. Tel est le sens de la nouvelle alliance. Par cette nouvelle alliance l’homme est entré dans l’intention même de Dieu. Il peut aimer de l’amour dont il est, lui-même, aimé.

Morales et éthiques, ainsi revisitées par la Bible par le cheminement inversé de Dieu vers l’homme et non plus initialement en tout cas, de l’homme vers Dieu, ne vivront pas pour elles-mêmes, elles se remettront en cause à chaque instant dans la relation intime avec Dieu, présent dans le plus petit d’entre les hommes.

Morales et éthiques ne seront plus désormais des valeurs théoriques qu’il faut mettre en pratique mais les fruits d’une grâce qui se révèle au long d’une histoire à la fois personnelle et universelle.

Ce que l’homme fait au plus petit des hommes il le fait à Dieu lui-même. Car Dieu a librement choisi de se manifester dans les pauvres et les petits.

Le fruit de cette découverte même, présence de Dieu dans le plus petit des hommes, est révélée gratuitement et ne résulte pas de la spéculation de l’esprit humain. ( Évangile selon Luc 9 verset 48 déjà cité ).

L’origine et la gloire en reviennent donc à Dieu seul. Mais Dieu, amour de tout amour, se fait humble et retourne cet amour vers le plus petit des hommes.

Ainsi, la Bible rappelle-t-elle au travers de la louange, l’unité de la personne, et la médiation nouvelle entre Dieu et les hommes, les trois dons de Dieu à l’humanité : la création, la parole, et la croix de la rédemption.

Les questions des pédagogues contemporains revisitées par la Bible pourraient y retrouver une compassion qui prend visage dans une nouvelle espérance : L’homme est aimé, il lui est toujours possible d’aimer du même amour et d’entrer ainsi dans le Règne de Dieu.

-Avec les questions épistémologiques actuelles.

Épistémologie est un mot composé d’une double racine grecque : “épistémé” qui signifie science et “logos” qui signifie étude. Le Petit Robert en donne cette définition synthétique que nous ferons nôtre :

Étude critique des sciences, destinée à déterminer leur origine logique, leur valeur et leur portée. L’épistémologie entre dans la théorie de la connaissance. 2974

KOHN et NEGRE distinguent deux méthodologies de recherche possibles compatibles et complémentaires :

La méthode qui tente d’éliminer de prime abord toute référence subjective et, celle, au contraire, qui ne gomme pas les a priori qu’elle se donne. Dans les deux cas cependant, il convient d’analyser la position du chercheur et d’en tenir compte : la recherche d’objectivité étant elle-même une subjectivité.

La subjectivité, prise en compte, est donc une composante incontournable de l’objectivité scientifique 2975 .

Nous avons, dans ce travail lui-même, évoqué l’idée que le doute méthodologique ne pouvait reposer sur autre chose que sur un acte de foi. Nous avons également montré que la Bible n’invente pas tant la foi, condition première et implicite de toute existence, qu’elle ne ne l’éclaire et la nourrit. La Bible ne fait en effet qu’éclairer la foi comme étant le moyen par excellence que Dieu choisit pour révéler son projet pour l’homme.

En Jésus Christ, tout à fait homme , tout à fait Dieu, la foi trouve selon Bible, sa raison et son sens, un nom, une personne sur lesquels reposer et se fonder.

L’alliance est en effet le moyen que se donne Dieu pour marcher avec l’homme par la foi dans le mouvement réciproque de l’homme vers lui, de lui vers l’homme.

À partir de ces constatations, il devient clair que foi et doute se répondent, d’une certaine manière, tout autant dans la démarche de celui qui se réfère au Dieu biblique que dans celle du chercheur.

La foi n’élimine pas le doute mais en déplace le rayon d’action et le champ de questionnement comme le doute n’élimine pas la foi, mais se cache à lui-même qu’il se fonde sur une certaine foi.

Notons à ce sujet les positions de :

En quoi la Bible dit-elle encore radicalement autre chose ?

Nous avions développé dans le mémoire de Maîtrise les deux modèles Nous citons ici un extrait de notre travail auquel nous invitons le lecteur à se rapporter. Il vaut encore pour la présente étude.

Le modèle Babel proposait une construction abstraite du savoir, le modèle Noé supposait un savoir en actes, en prise avec le réel. Le savoir construit collectivement nous pose donc une question incessante en tant que réalité dont il faudrait tenir compte.

Une double question en résulte .

Autrement dit, peut-on pénétrer à l’intérieur de la tour et ressortir, c’est à dire faire de cette tour, une pièce de l’arche ? Peut-on en extraire quelques pièces pour les mettre dans l’arche ? La construction du savoir commun serait-elle dès lors une réalité dont il faudrait tenir compte sans rester pour cela enfermer dans son enceinte ?

Cet écrit est peut -être une tentative de la sorte : ne pas refuser la tour de la construction commune du savoir mais l’insérer dans la globalité d’une universalité accueillie. Faire que cette tour puisse devenir déjà, par le regard qu’on y porte, une arche.

Cela supposerait une double entrée : dans le monde des savoirs reconnus d’une part, mais sans y demeurer le prisonnier et, dans l’intimité d’une rencontre transcendante, en fait, fondatrice, d’autre part. 2978

Aux modèles de Babel, savoir construit, et Noé, savoir accueilli nous ajoutions celui de la Pentecôte mais le mot modèle est inadéquat pour parler de l’Esprit Saint, personne libre et indépendante de l’homme. L’Esprit souffle où il veut, nous dit l’écriture. Il est donc l’anti-modèle par excellence, ne se laissant pas enfermer ni contenir, porteur de l’autre royaume. Il ne peut que s’accueillir mais cet accueil permet une autre construction où l’homme ne travaille plus seul mais avec Dieu.

Le miracle de la Pentecôte,les premiers chrétiens parlant la langue des étrangers en séjour à Jérusalem, révèle que l’Esprit Saint ne conduit pas à une spiritualité désincarnée mais donne d’entendre, en les rejoignant, la langue des autres, les langues humaines, leurs cheminements et leurs questions pour leur annoncer, à partir de là, les merveilles de Dieu. (Actes 2 verset10)

Ainsi donc, la perspective nouvelle des premiers chrétiens n’exigeait pas tant des hommes qu’ils s’intègrent dans leur mode de vie ou de pensée ou leur savoir, qu’elle n’allait les rejoindre dans leur mode de vie et de pensée propres s’ annonçant dès lors à partir d’une réalité concrète.

La nouvelle universalité ainsi ouverte ne conditionne pas l’expérience à une confession de foi, mais vient rejoindre en fait les expériences des hommes. L’attitude inverse serait celle d’un monisme théiste intégriste, le christianisme trinitaire originel et biblique se développe au contraire dans le dialogue et la relation qui parcourt tout le message biblique.

L’expérience chrétienne n’intègre pas le monde mais le rejoint, et témoigne dans le monde sans se fondre en lui. On peut même dire que plus le christianisme se “fondamentalise”, c’est à dire qu’il puise sa source exclusivement en Christ révélé dans la Bible, plus il se “désintègrise”, c’est à dire qu’il prend conscience que Dieu par le directement à chacun, et que nulle pression extérieure, nulle structure humaine, ne peut contraindre cette relation, comme Jésus lui-même ne l’a jamais contrainte vis à vis de quiconque.

Nous sommes loin, très loin même, nous semble-t-il du New-Âge qui tente de fonder sur une dimension spirituelle de la connaissance, la connaissance de Dieu. Le Dieu de la Bible ne se sonde pas à partir d’une gnose ou d’un savoir, mais il ouvre une certaine soif d’apprendre et de connaître, en affirmant la primauté de l’expérience personnelle sur tout discours, fut-il savant.

Ne pouvons-nous pas lire ainsi, à partir d’une telle libération des savoirs singuliers s’appuyant sur l’expérience singulière libérée de de tout diktat d’ordre théorique, et rejoignant naturellement l’universalité, puisque Dieu lui même a fait le premier pas et les a rejoints avant même qu’ils ne songent à le faire, le formidable mouvement qui, à partir de la christianisation du monde a engendré le développement des techniques et des savoirs parmi les illettrés, jusqu’à transformé, objectivement,le monde ?

-Avec d’autres textes fondateurs (essentiellement la philosophie grecque).

Nous avions, dans notre travail de Maîtrise, commencé de développer une telle approche comparative, nous en reprenons ici, par synthèse, quelques thèmes concernant la philosophie grecque, enrichis toutefois par les quelques lumières de l’étude présente. Ces thèmes pourront être développés dans la thèse future.

Nous pourrons aussi nous approcher alors des textes d’autres sources culturelles que nous laisserons pour l’instant de côté, tels les textes de l’Orient et l’Islam, voire la Mésopotamie ancienne, entre autres.

En quelques mots disons simplement ceci pour ces trois courants que nous venons de citer:

La culture grecque, quant à elle, présente la particularité, nous l’avons souligné d’être liée, dès la genèse de celui-ci, au christianisme, ne serait-ce que par l’usage de la langue hellénique dans l’écriture même du Nouveau Testament.

Nous nous approcherons essentiellement de SOCRATE mais aussi d’ARISTOTE et de PLATON qui ouvrent les deux grands courants de la philosophie selon l’essence ou l’existence. Leur problématique commune est celle de l’éthique. L’Évangile de la bonne nouvelle n’est pas une éthique à proprement parler, nous l’avons dit, mais un préalable à toute construction de cet ordre, une question posée à l’éthique, une perspective ouverte face à l’éthique.

Les deux pères de l’église que sont Saint AUGUSTIN et saint THOMAS D’AQUIN, furent, à près de mille ans d’écart, confrontés aux deux principales intrusions de la philosophie grecque dans la pensée chrétienne. D’abord PLATON auquel Saint AUGUSTIN rendait hommage tout en critiquant le néoplatonisme qui pénétrait l’église. Ensuite ARISTOTE qui influença Saint THOMAS D’AQUIN qui s’opposa cependant l’interprétation matérialiste d’un AVERROÈS.

La philosophie platonicienne et la métaphysique aristotélicienne se fondent certes sur l’idée d’une existence ou essence suprême tel le dieu de SOCRATE dont elles sont les héritières, mais ce dieu reste sur un mode conceptuel seulement accessible. Pour PLATON, rejoignant SOCRATE, il subsiste une voix intérieure démiurgique, voix de la conscience qui rejoint le dieu. Pour ARISTOTE, le dieu si tant est qu’il subsiste encore, n’est qu’un principe organisateur du monde.

André Jean FESTUGIÈRE écrit à propos de la métaphysique aristotélicienne et de son caractère inéluctablement finaliste:

‘(...)s’il y a relation de l’homme à Dieu, il n’y en a point de Dieu à l’homme. Et l’on voit bien pourquoi c’est que la première relation est une relation de nécessité, la composition de l’homme ne s’entend que par rapport à un absolu simple, au lieu que la seconde se révèle entièrement gratuite, de bonté pure. Rien n’exige que Dieu pense à l’homme dans le système d’ARISTOTE tout au contraire exige que Dieu ne pense qu’à lui-même. (...) et la critique serait vaine à l’égard d’une doctrine qui ne vise qu’au nécessaire. 2979

Cette séparation irrémédiable entre le monde pur des idées et celui des corps aboutit à faire de la théologie chrétienne une vision désincarnée et toute spirituelle largement incomplète et déficitaire par rapport à la révélation biblique qui concerne l’être unifié.

Revenons donc encore à l’unité profonde de la personne selon le judaïsme qui s’oppose à la vision grecque dont le mythe de la caverne est une figure 2980 .

La formule de Paul utilisant les trois termes pneuma (l’esprit), psyché (l’âme), et sôma ( le corps) dans la première épître aux Thessaloniciens a fait couler beaucoup d’encre. D’aucuns y ont vu les signes d’une subdivision hellénique. L’apôtre y écrit ceci :

‘Que le Dieu de paix lui-même vous sanctifie totalement, et que votre esprit, votre âme et votre corps soient parfaitement gardés pour être irréprochables lors de la venue de notre Seigneur Jésus Christ. (TOB) (1 Thessaloniciens 5 verset 23)’

La note de la TOB spécifie.

‘Nous avons rendu la phrase de façon à faire apparaître une simple énumération des termes qui, l’un comme l’autre, peuvent désigner chez Paul, l’homme tout entier, qu’il s’agisse de pneuma, de psyché ou de sôma. Point n’est alors besoin d’un emprunt à une anthropologie grecque à trois composantes qui ne s’exprime d’ailleurs jamais en ces termes.’

Rejoignant l’interprétation qu’en donne FESTUGIÈRE 2981 , nous pouvons également supposer que Paul emploie les termes familiers à la culture grecque pour faire entendre son message.

Une lecture attentive de ce message ôte les derniers doutes, Paul parle de la garde de Dieu sur l’homme, il fait référence donc à ce regard inversé que nous avons maintes fois mentionnés. Il parle aussi de l’être tout entier il y a donc une référence unitaire dans le texte lui-même. Enfin, il poursuit en disant :

‘Celui qui vous appelle est fidèle c’est lui encore qui agira (verset 24 )’

L’unité de l’être ne signifie pas son monolithisme, et nous pouvons peut-être considérer, avec l’ensemble des théologiens contemporains, que l’âme,l’esprit, le corps, mais aussi le coeur ou les entrailles sont des aspects d’une seule et même personne.

La philosophie naît avec SOCRATE et PLATON dans la contemplation de l’Idée porteuse du Vrai du Beau du Bien mais dont la perception n’est qu’un reflet. On accède à l’Idée dont la lumière pure est inaccessible, par une projection, un effort de conceptualisation de l’esprit qui porte en lui-même le négatif de cette lumière extérieure.

Pour SOCRATE 2982 , la maïeutique permettra cet accouchement de l’être à l’Idée.

Le partage entre l’âme et le corps le monde “pur” des idées et celui “impur” des corps imposait en effet à SOCRATE la recherche d’une idée pure dénuée de toute subjectivité ayant, seule, à ses yeux, caractère d’universalité.

‘SOCRATE’ ‘Est- ce que, selon toi, le savoir et le croire, la science et la croyance sont la même chose ou pas ? ’ ‘GORGIAS’ ‘Selon moi SOCRATE ce sont des choses distinctes.’ ‘SOCRATE’ ‘Et tu n’as pas tort, car en voici la preuve. ’ ‘Si l’on te demandait : existe-t-il une croyance fausse et une autre vraie tu répondrais que oui,à ce que je présume ?’ ‘GORGIAS’ ‘Éxactement’ ‘SOCRATE’ ‘Bon, mais existe-t-il une science fausse et une autre vraie ?’ ‘GORGIAS’ ‘Non nullement.’ ‘SOCRATE’ ‘Il est alors évident que science et croyance sont distinctes. 2983

La démythologisation raisonnée ainsi opérée par SOCRATE introduit au doute méthodologique scientifique que développera la philosophie moderne.

La démythologisation biblique, dès l’Ancien Testament, procède d’une autre manière et oppose mort et vie.

Claude TRESMONTANT écrit ceci :

‘... Si ARISTOTE et PLOTIN ont enseigné que les astres sont des substances divines et animées, et si le christianisme, avec le judaïsme, a apporté la thèse selon laquelle il n’en est rien, ce n’est pas au christianisme qu’il faut le reprocher, et la doctrine chrétienne, à ce sujet, n’est pas compromise en sa rationalité parce que liée à la théologie chrétienne. De fait les astres ne sont pas des substances divines et animées. Si PLATON et PLOTIN enseignent l’éternel retour, la divinité substantielle de l’âme et sa chute dans un corps mauvais, la transmigration, et bien d’autres mythes encore, ce n’est pas au christianisme qu’il convient de faire grief de ne pas les avoir acceptés. (...) 2984

Pour Israël, Dieu est le vivant qui a seul le pouvoir de faire vivre, les idoles sont de pierre et bien mortes. Parmi les idoles, à la suite de Claude TRESMONTANT, signalons les totems (ou fétiches), les césars (les pouvoirs ou les chefs politiques), les éléments et les astres. Finalement le pouvoir de démythologisation d’une telle approche semble objectivement supérieur à celui d’une pensée purement théorique ou idéaliste.

Pour Israël, si Dieu règne, tout le reste de la création lui est soumis. Or, la création fut faite pour l’homme qui doit à son tour la gouverner, les fausses croyances sont celles qui soumettent l’homme à des créatures qui normalement sont appelées à lui être soumises.

Ainsi, la démythologisation fut antérieure et plus radicale en Israël qu’en Grèce. L’entreprise de démythologisation de la Bible au nom d’une raison rationalisante, qui fut, par exemple, celle des théologiens de la mort de Dieu, devient dérisoire lorsque nous constatons que cette démythologisation est présente dans le texte lui-même et a procédé son oeuvre la plus radicale dans l’histoire au nom de la vie de Dieu pour le monde (ce qui est le contraire de la mort).

S’opposent la tradition philosophique de la pensée comme fondement à celle judéo-chrétienne et biblique du fondement de la foi qui trouve dans le christianisme son accomplissement en Jésus-Christ.

Une même radicalité originelle et fondatrice réunissent cependant christianisme et philosophie. Au départ du christianisme comme de la philosophie se trouve une mise à mort suite à un procès tronqué : ici SOCRATE et là le Christ. Les services rendus à la Vertu et à la philosophie avaient conduit SOCRATE à être condamné à boire la ciguë. L’Amour gratuit (agapè), conduit le Christ à la croix 2985 .

PLATON rend compte des dernières paroles de SOCRATE qui, après avoir utilisé tout son savoir pour sa défense, accepte de mourir dignement, sans haine, sans rancune, et sans mépris.

Jusqu’au bout, par son raisonnement, SOCRATE tiendra tête à ses juges et lorsqu’on lui demandera de choisir sa peine après le verdict de condamnation il réclamera ni plus ni moins rien d’autre qu’ une récompense.

‘Qu’est-ce que je mérite pour m’être ainsi conduit ? Une récompense Athéniens, s’il faut vraiment me taxer d’après ce que je mérite, et une récompense qui puisse me convenir. 2986

SOCRATE refusera même la possibilité qu’il avait de s’enfuir de la prison conseillé par ses amis, et, c’est la tête haute, qu’il mourra.

‘Vous aussi, juges, vous devez avoir bon espoir en face de la mort et vous mettre dans l’esprit qu’il y a une chose certaine, c’est qu’il n’y a pas de mal possible pour l’homme de bien, ni pendant sa vie , ni après sa mort, et que les dieux ne sont pas indifférents à son sort. Le mien non plus n’est pas le fait du hasard, et je vois clairement qu’il valait mieux pour moi mourir à présent et être délivré de toutes peines. De là vient que le signe ne m’a retenu à aucun moment et que je n’en veux pas beaucoup à ceux qui m’ont condamné ni à mes accusateurs.(...) Mais voici l’heure de nous en aller, moi pour mourir et vous pour vivre. Qui de nous a le meilleur partage, nul ne le sait excepté le dieu. 2987

SOCRATE nous révèle un divorce entre nos théories ou nos idées, ou projets et la mise en pratique de celles-là ou de ceux-ci.

Ces accusateurs le condamnent au nom, en théorie, de la vertu, avec le projet de la servir : en pratique ils méconnaissent ces fondements et SOCRATE jusqu’au bout tient à le leur rappeler. Jusqu’au bout, SOCRATE reste un maître sans chaire ni écrit simplement par la seule force de sa pensée, maître de lui-même et il boira la ciguë qui le conduit à son dernier voyage. Sans doute est-ce à cette grandeur d’âme, à cette fidélité à ces principes qu’il doit d’être considéré comme le patron de tous les philosophes. 2988

Le Christ meurt sur la croix sans dire un mot pour sa défense, fidèle non à un idéal, mais à l’accomplissement d’une Parole, obéissant à la Personne Vivante avec laquelle il dialogue jusqu’à ressentir son absence. Il n’invite pas ses bourreaux à mieux gouverner, à mieux réfléchir, ou à plus de cohérence, mais demande seulement au Père deleur pardonner “car ils ne savent pas ce qu’il font”. 2989

Là, où SOCRATE reste maître de lui-même le Christ s’en remet au Tout Autre, Tout Proche, Dieu, son Père et, souffre pour ses persécuteurs jusqu’à transpirer des larmes de sang. Là où SOCRATE garde des alliés et des fidèles, Jésus meurt abandonné de tous, les disciples eux-mêmes ne peuvent le suivre et sont un instant dispersés. Le Christ offre sa vie pour ceux-là même qui le crucifient, pour ceux-là même qui le renient ou le trahissent. Il indique le prix désormais de la vie de tout homme : Fils. Et du lien qui les unit : Frères. Il est le médiateur d’une fraternité nouvelle dont le prix est l’Amour absolu du don gratuit de lui-même, comme le Père l’a permis et voulu.

Malgré les apparences ces deux mises à mort n’ont ni le même sens, ni ne sont de la même nature.

La mort de SOCRATE est le triomphe scandaleux provisoire et déraisonnable de la raison d’état sur la raison logique.

La croix, est le fruit d’un renoncement librement consenti et l’expression d’une Victoire (elle débouche sur la Résurrection), signe de l’alliance nouvelle indestructible de Dieu vers l’homme. Elle signifie le chemin de la vie, par la mort à soi-même.

Le chemin du désir par la mort à son désir, de la raison par la mort à ses “bonnes raisons”. La raison trouve ici son sens à partir d’une rupture radicale d’une perte de ses sens : la mort à soi-même conduit vers la vie.

Là où SOCRATE est soutenu par son raisonnement, le Christ est porté par sa prière. Désormais, l’homme trouvera la réponse à son dialogue perpétuel avec Dieu et, par la mort à lui-même, accédera à la vie offerte donnée en Christ. SOCRATE en restant maître jusqu’au bout de lui-même montrait qu’il est possible de mettre en conformité ses actes avec ses idées. Le Christ révèle comment il faut aimer, et comment l’homme seul, par lui-même, est impuissant à vivre et à comprendre à mettre en conformité gestes et pensées. Enfin devant la mort, alors que SOCRATE raisonne pour convaincre, le Christ parle par son silence et nous convertit par son geste.

Le christianisme tout entier postule du prix et de l’unité singulière de la personne. Unité qui ne sépare pas l’idée du geste. Au contraire comme l’indique Maurice BLONDEL redressant le chemin de la philosophie pour y rencontrer l’évangile l’action est le lieu d’une conscience universelle.

Une union conjugale entre l’esprit et la pensée par l’irruption de l’Esprit Saint 2990 , fait de la pensée un monde ouvert enfin séparé de la tentation de l’idéologie totalisante ! Pensée joyeuse féconde parce que fécondée, par l’esprit d’Amour universel. C’est le mystère de la Pentecôte.

Avec BLONDEL nous pouvons parler de phénoménologie de l’Amour dans le don de l’Esprit.

‘...la Force, en laquelle consiste le don de l’Esprit ... procède d’une maîtrise supérieure à toutes les considérations, à toutes les résolutions dont nous pouvons trouver le principe naturel au fond de notre raison ou de notre générosité spontanée ou acquise. Elle s’allie à la douceur à l’humilité, à la patience inaltérable, à l’accueil des épreuves qu’elles viennent soit de Dieu soit des hommes qui n’en sont que plus purement aimés. Elle ne ressemble donc pas à la dure et orgueilleuse constance du stoïcisme, ni même à cette ataraxie du sage antique ou du contemplatif bouddhiste qui cherchent dans une indifférence souveraine ou dans une pitié compatissante et annihilante, la tranquillité prochaine de la mort ou du nirvana... Ainsi le don de Force arme la faiblesse humaine...,jusqu’au dépouillement complet , jusqu’à l’union transformante, jusqu’à la configuration du vieil homme à Celui qui est à la fois sa victime et son sauveur.” 2991

L’intelligence se trouve ainsi également fécondée.

‘Intelligere, selon l’étymologie, intus legere, c’est lire à fond, entrer dans l’intime recel, apercevoir le sens qui sous les mots sous la science même restait voilé ; c’est déchiffrer ce qu’on ne parvient pas à saisir tout d’une vue tout d’une prise. Ici encore le don de l’Esprit peut paraître contredire, en réalité il accomplit le voeu et la prétention que l’intelligence humaine, laissée à elle même ne saurait atteindre ou procurer entièrement. 2992

Étrange paradoxe : à l’homme s’abandonnant par la foi, renonçant à tout prendre, il est donné d’entrer dans le mystère profond de Dieu et de comprendre (prendre avec) Dieu lui même.

La sagesse elle-même change de nature et de dimension.

‘Aussi, dans le langage proprement chrétien le mot sagesse est infiniment plus haut et plus profond , à la fois que sa signification humaine.(...) Car le don de sagesse (...) réalise déjà une unité concrète et une surabondance de vie qui surpasse toute conception et tout progrès réalisable par l’effort naturel de la spéculation et de l’action. 2993

Désormais, la sagesse n’est plus construction humaine mais repose sur la crainte de Dieu. L’amour en devient le centre et le coeur. La pédagogie qui en découle est bien différente. À la pédagogie de la maïeutique qui est une technique ou un art succède celle de l’invitation à la communion en esprit et vérité avec le Christ.

L’opposition est également évocatrice entre deux textes parlant des douleurs de l’enfantement.

SOCRATE en parle en ces termes :

‘Or l’état où justement se trouvent ceux qui me fréquentent, cet état, est aussi tout pareil à celui de ces femmes qui enfantent : ils éprouvent en effet des douleurs d’enfantement(...) Mais voilà quelles douleurs d’enfantement mon art est capable d’éveiller mais aussi de calmer (...) 2994

SOCRATE agit comme un maître, un médiateur, un accoucheur qui initie ses élèves les faisant naître à eux-mêmes.

Paul est un apôtre, il n’est pas médiateur et se réfère au seul médiateur qu’il reconnaisse, le Christ chemin entre Dieu et les hommes. Et pourtant il prend part, aux souffrances, aimant de l’amour qui aime.

L’apôtre Paul dit ceci : “Mes enfants pour qui j’éprouve de nouveau les douleurs de l’enfantement jusqu’à ce que Christ soit formé en vous.” (Épître aux Galates chapitre 4 verset 19 (déjà cité)).

La souffrance de l’élève, pour SOCRATE, a presque valeur de rédemption en tout cas elle est chemin vers une révélation. Pour Paul, seule la foi est rédemptrice, la révélation est première et non dernière, la souffrance est un fruit de l’esprit, communion d’amour, qu’il éprouve lui-même pour ceux qu’il instruit et accompagne et qu’il appelle non pas ses élèves mais ses enfants.

Ce renversement du regard que nous avons tant évoqué nous introduit à chaque pas davantage, vers ce que nous appellerons l’autre pédagogie ou la pédagogie autre qui émerge de toute la Bible.

Apprendre ou enseigner ne sont plus des techniques ou un art mais des invitations à une communion nouvelle avec le Fils et le Père dans l’Esprit Saint, communion au règne Tout Autre, règne d’amour et de paix, règne de Dieu.

Notes
2974.

Édition de 1991

2975.

KOHN et NÈGRE “Les voies de l’observation” Nathan Paris 1991 ; (239 pages).

2976.

KOHN Ruth Canter “Le chemin c’est le marcheur”

in Perspectives Documentaires en Éducation INRP N° 28 (1993) (pp. 27 à 42)

2977.

RUYER Raymond

“La gnose de Princeton des savants en recherche d’une religion” Hachette-Pluriel Paris 1991; (447 pages). 1° édition 1974

2978.

Antoine CABALLÉ op. cit. - Université Louis Lumière Lyon 2. 1993 ; (à la page 122) .

2979.

FESTUGIÈRES André Jean “ L’idéal religieux des grecs et l’évangile” Librairie Jean GABALDA Éditions J GABALDA Paris 1932 ; (340 pages).(pages 54, 55)

2980.

PLATON “La République” Livre VII

2981.

FESTUGIÈRES André Jean “ op. cit. ; Paris 1932

2982.

PLATON ” Théétète ou de la science” Paris Gallimard Paris 1950 (NRF Pléiade) p 95, 96 tome 2

On retrouve cette citation à la page 293 de ces notes connexes. Les deux textes écrits dans des périodes différentes, nous utilisions la même citation : ici même pour montrer ce dialogue de SOCRATE comme instituteur du doute méthodologique, plus loin pour montrer le caractère interdépendant soulignés par l’épistémologie et la recherche scientifique contemporaines entre postulat scientifique, hypothèse et croyance.. Nous aurions pu alors ajouter à nos références de la page 293 le théorème de GÖDEL que nous venons d’évoquer à la page 69 de ces même notes.

2983.

PLATON “ Gorgias” extraits traduits par François MILLEPIERRES collection Hatier 1967; p.24 64 pages

2984.

TRESMONTANT Claude “Les idées maîtresses de la métaphysique chrétienne. “ Le Seuil Paris 1962 ; .aux pages 113 et 114

2985.

On peut lire la passion du Christ dans (Matthieu ch.26 27 28 , Marc ch 14 15 16 Luc ch 22 23 24 Jean ch 17 18 19 20).

2986.

PLATON “L’apologie de SOCRATE” 2° partie XXVI in

L’apologie de SOCRATE “ CRITON -PHÉDON” traduit par Émile CHAMBRY Flammarion Paris 1987 (p. 49) 187 pages.

SOCRATE demande à être nourri au prytanée, haut lieu d’Athènes et d’être ainsi traité en héros !

2987.

Ibidem 3° partie XXXIII in (p. 55)

2988.

L’expression (en post face de l’apologie de SOCRATE op. cit.) est de Maurice MERLEAU PONTY qui écrit :

Pour retrouver la fonction entière du philosophe, il faut se rappeler que même les philosophes-auteurs que nous lisons et que nous sommes n’ont jamais cessé de reconnaître pour patron un homme qui n’écrivait pas, qui n’enseignait pas du moins dans les chairs d’État, qui s’adressait à ceux qu’il rencontrait dans la rues et qui a eu des difficultés avec l’opinion et avec les pouvoirs,il faut se rappeler de SOCRATE”

2989.

Évangile selon Saint Luc chapitre 23 verset 34

2990.

Maurice BLONDEL La philosophie et l’esprit chrétien PUF Paris 1944 ; ( p. 9). (tome 1 autonomie essentielle et connexion indéclinable) voir la citation page 46 du présent document.

2991.

Maurice BLONDEL la philosophie et l’esprit chrétien PUF Paris 1946 ; ( p.305 et 306 )

(tome 2 conditions de la symbiose seule normale et salutaire)

2992.

Ibidem p. 308

2993.

Ibidem ; (p. 312).

2994.

PLATON “ Théétète ou de la science” Paris Gallimard 1950 (NRF Pléiade) Paris p 95, 96 tome 2