Note connexe numéro onze. Pour une raison désenchantée d’elle-même:ou raison, rationnalité et,rationnalisme ... Extraits de : Antoine CABALLÉ op. cit. ; 1994 Pages 227 à 230

La question de la raison

Nous distinguerons le courant rationaliste que nous appellerons ouvert dont se réclame LALANDE André (1867/ 1963) du scientisme et du positivisme ou des métaphysiques scientifiques ou idéologies ayant le discours scientifique pour parure.

‘“Le rationalisme estime également que la raison est corrélative de la réalité qu’elle contient des principes permettant de la comprendre, même s’il admet qu’elle n’épuise pas la nature et l’action des êtres réels. (...) Enfin le rationalisme (...) tend à voir dans la raison quelque chose de divin.’ ‘(...) Ceux qui admettent la Raison mais écartent toute religion révélée, et même l’idée de Dieu, transfèrent à celle-là, comme dans le culte révolutionnaire, tous les caractères essentiels que la tradition attribuait à celles-ci.” 3122

André LALANDE fut-il suffisamment entendu, lorsque, au nom de ce rationalisme ouvert, il faisait la distinction (et insistait sur celle-ci) entre la recherche, la démarche, l’attitude, la connaissance scientifique d’une part et la théorie qui se pare de scientificité et qui sert de norme à un moment donné de l’histoire d’une société ?

La majorité des intellectuels, particulièrement de l’après guerre, furent fascinés par le marxisme. Le discours de la psychanalyse, ou la théorie de l’évolution à partir de SPENCER (1860/1929) ou DARWIN(1809/1882) et l’évolutionnisme, restent aujourd’hui très fascinants, pour beaucoup d’entre eux.

Or ceux-ci ne sont et n’offrent que des théories qui ne peuvent être admises en tant que science, qu’en tant que théorie voire de métaphysique scientifique. Ces théories spécialement furent souvent prises en tant que sciences normatives alors qu’elles n’étaient que des échafaudages de l’esprit reposant sur des postulats précis, c’est à dire des options philosophiques demeurant souvent comme cachées, une fois affirmées en préambule, sinon totalement omises.

KIERKEGAARD (1813/1855), dans les miettes philosophiques, soulevait déjà la question que Jean BRUN souligne aujourd’hui : la démarche scientifique en éliminant le doute au sein même de la construction de son raisonnement, puisqu’elle procède par assertions successives (ou hypothèses) qui se vérifient ou non à chaque étape d’un raisonnement reposant sur des principes de causalité ou nécessité, dans un cadre d’une construction logique du raisonnement, et d’un enchaînement de ceux-ci, finit, dans la formulation même des dites hypothèses, par occulter le doute qui les avait en quelque sorte fondées, et se présente sous la forme d’une vérité qui reposerait sur ladite démarche, d’où une sorte de syllogisme interne pratiquement incontournable puisqu’il est inhérent à la science elle-même, d’où également les risques de confusion dans bien des esprits.

On en est arrivé ainsi historiquement à distinguer la raison spéculative, rationnelle, la raison pure de KANT (1724/1804), incapable selon KANT de montrer Dieu (mais ne l’a-t-elle pas rencontré ? ), de la raison raisonnable, raison pratique capable seule de mettre en pratique à partir des finalités morales.

Or pour LALANDE la raison est une, à la fois rationnelle et raisonnable. Il la décrit ainsi.

‘“Agir raisonnablement, c’est n’avoir pas uniquement pour moteurs des impulsions ou des sentiments, mais être en état d’expliquer ces actions à ceux qui sont capables de les comprendre, en faisant appel à des idées et des règles dont ils admettent aussi la validité. La raison est donc un facteur essentiel de la personnalité morale, en tant qu’irréductible aux intérêts, aux passions, ou aux lubies de l’individu. Et c’est ce qui fait qu’elle est très mal vue par beaucoup d’entre eux.’ ‘Le rationalisme consiste à prendre parti pour l’existence et la valeur et l’existence d’une raison ainsi entendue.”’ ‘(...) Cette raison est communauté : caractère inséparable du caractère normatif ainsi compris. Elle s’exprime par une législation spontanée, théorique et pratique, lien des hommes en tant que “semblables” 3123

Le clivage n’est plus dès lors entre raison pure et raison pratique, entre rationnel et raisonnable, tels que KANT les définissait, mais entre raison constituée et raison constituante, autrement dit entre la raison de la raison, singulière mais tout aussi raisonnable et rationnelle, et la norme reconnue et partagée de celle-ci.

Cette dualité entre une raison constituante et une raison constituée, est un refuge nécessaire et indispensable contre la théorie de l’état Léviathan imaginée par Thomas HOBBES (1588/1679) qui voyait dans la dictature le seul moyen d’asseoir une société selon des valeurs morales, selon une conception d’un matérialisme mécaniste, réfutant le principe et rejetant finalement l’idée d’une intériorité en l’homme 3124 , thèse qui sera implicitement reprise, après l’évacuation pure et simple du critère moral, par les psychologues comportementalistes tels Ian Petrovitch PAVLOV (1849/1936).

Ainsi, il apparaît que le cheminement de la pensée selon la révélation biblique, s’il reste autre, ne s’affronte pas avec cette rationalité que nous nommons ouverte qui ne cultive pas de culte envers elle-même. La raison désenchantée d’elle-même telle que la définissait LALANDE n’est pas en contradiction semble-t-il avec la raison qui émerge du message biblique même si elle procède d’un toute autre démarche et revêt d’autres finalités et d’autres fondements.

La pensée de l’homme qui marche avec son Dieu dont nous parlait ROSENZWEIG est constituante, mais reste toujours prière, elle n’est donc jamais parfaitement close ou constituée. Elle ne peut devenir système fermé. Elle comprend quelque chose de Dieu sans le comprendre jamais totalement. Et c’est pourquoi cependant elle n’avance pas par le raisonnement, mais par la foi.

Cependant encore, cette foi n’est pas contredite par la raison que nous définissons comme ouverte qu’elle vient nourrir.

Notes
3122.

LALANDE André “La raison et les normes” Hachette Paris 1948 ; (263 pages) pages 10 et 11

3123.

Ibidem pages 6 et 9.

3124.

André LALANDE réfute au nom même du rationalisme la conception de HOBBES. Il cite entre autre un article de Eldwin MUIR dans un article du “Penguin new writting” traduit dans écho (1,5 Janvier 1947) sous le titre “l’homme naturel et l’homme politique” ” montrant la liaison entre la conception de l’homme naturel sans dualité, semblable en cela à n’importe quel autre animal, et la conception de l’État-Léviathan, modelant et organisant à son gré les individus”.

Thomas HOBBES écrivit sa thèse du Léviathan en 1651.

Nouvelle publication “Léviathan : traité de la matière, de la forme et du pouvoir de la république ecclésiastique et civile” éditions Sirey ; (1983).