Envie de savoir et peur d’apprendre ...
Ce dédoublement de la personne théorisé, comme nécessaire par DURKHEIM et ALAIN maîtres à penser de l’école française, mais qui semble inhérent à la réalité de toute l’école moderne, est à l’origine d’un refoulement dans le lieu scolaire, de la personne profonde. Serge BOIMARE instituteur dans une classe à l’intérieur d’un institut psychothérapique, en Juin 87 aux colloques de Bobigny sur le thème penser et apprendre, fit une intervention remarquée. 3168 La population dont s’occupe Serge BOIMARE est composée “d’enfants qui ont pour point commun d’avoir été mis à l’écart des filières classiques de l’enseignement parce qu’ils n’apprennent pas mais surtout parce qu’ils remettent en cause, par leur comportement agité et souvent violent le cadre scolaire.” 3169 Serge BOIMARE écrit que les seules explications classiques “au désastre intellectuel qui touche la masse de ses enfants” qui arrivent en 6 ° sans connaître les lettres de l’alphabet sont celles des enseignants qui évoquent un manque de curiosité ; ou au contraire celles des psychanalystes qui parlent de peur de transgression par rapport à un milieu culturel qu’une réussite scolaire viendrait destabiliser ; ou encore les rapport aux tabous liés intimement à l’histoire personnelle et familiale de ces enfants. Ces explications dit-il sont insuffisantes. Ces enfants sont, dit Serge BOIMARE, prêts à savoir mais ils ont peur d’apprendre.
Autrement dit, le chemin de la connaissance que l’on voit essentiellement comme une source de progrès, comme un facteur de mieux être, fait peur à ces enfants et ils l’évitent car il est plein de risques pour leur équilibre psychique qu’ils maintiennent de façon précaire. 3170
Serge BOIMARE voitdans tout apprentissage un passage par une brèche qui suppose l’abandon provisoire des questions personnelles de convictions même parfois pour se lancer tout entier dans la question de l’étude ... il faut lâcher prise.
Paradoxalement ce temps de suspension qui devrait être propice, à la construction et à la mise en forme provoque la dispersion et la déroute. Ces enfants le vivent comme un vide comme une brèche parce que le doute et le manque qu’ils y rencontrent sont trop forts pour stimuler l’activité de penser.”
Les explications que donnera par la suite Serge BOIMARE, ainsi que les remèdes qu’il proposera sont, de mon point de vue, moins convaincants ... il me suffit de son observation fine pour relever cependant l’analogie évidente entre cette brèche, ce passage entre deux mondes, et le passage de Noé à qui il faudra aussi affronter le déluge. Apprendre pourrait donc consister en ce passage entre deux mondes, deux histoires ; et ce passage doit toujours traverser un déluge. Or, pour traverser la tempête il faut le minimum de confiance qui va nous permettre de lâcher prise, de s’abandonner en quelque sorte à la question que l’apprentissage propose. Les comportements caractériels d’élèves que j’ai rencontrés tout au long de mes classes ressemblent fort à la description que Serge BOIMARE donne de ces êtres généralement “sur-masculinisés” lorsqu’il s’agit de garçons ou généralement “sur-féminisés” lorsqu’il s’agit de filles, qui ont pour idole Rambo ou Superman ou encore ... Martine. Mi anges mi démons 3171 , ils ou elles, se protègent derrière une virilité ou une sensiblerie feinte de tous les instants. L’obstacle à la rencontre que leur offrirait l’apprentissage se trouve dans le refus d’abandonner la prise sur soi-même qui empêche de prendre prise sur le monde. Comme le fait finalement, mais à sa manière, Serge BOIMARE j’ai travaillé beaucoup avec les enfants sur ces passages par le moyen, entre autre, du théâtre, afin de les faire sortir du tout ou rien qui semble se jouer pour eux à chaque instant et qui interdit l’évolution de leur personne. Avant d’aborder, dans le prochain chapitre, de manière plus précise, les conclusions globales que je tire des interviews, il apparaît que ces auto-apprenants que sont les autodidactes ont tous su, à un moment ou à un autre, assurer ce passage et reproduire ensuite cet acte de confiance.
g)Envie d’apprendre et peur de savoir ou la parole du geste.
Le savoir théorique hypostatique peut également conduire à alimenter, au contraire des enfants de Serge BOIMARE, une envie d’apprendre, mais une peur de savoir.
La soif d’apprendre devient en effet l’insigne aujourd’hui affiché par bien des intellectuels, des pédagogues, ou étudiants d’université, une sorte de passe droit de l’honnête homme moderne, une sorte de certificat de conformité à l’ordre. Au contraire afficher une quelconque conviction est suspect alors, dans le doute, on s’abstient.
Cette abstention s’accompagne d’un refus de se confier en soi-même pour comprendre par soi-même. On se réfère au savoir objectif, hypostatique, comme ces infirmières mais, comme pour elles, il ne correspond pas à une réalité. Ce problème procède du même dédoublement de la personne que dans la situation précédente, concernant les enfants inadaptés ou en butte aux normes sociales (contribue-t-il à le créer ?) ; les effets en sont simplement inversés.
Pour souligner l’évolution historique qui a conduit progressivement à la confiscation de l’opinion née de l’expérience singulière, taxée de particulière, et soumise à la féodalité de la généralité imposée en guise d’universel, un exemple :
De 1883 à 1887, en cinq années, 639 (!) ouvrages étaient publiées sur la lecture, écrits pour la plupart par des personnes (enseignants, parents, philosophes) tirant leur méthode de leur pratique de leur philosophie ou de leur observation 3172 . Quel enseignant ose encore aujourd’hui, donner sa méthode?
Ainsi en est-il également de l’évolution, à partir de finalités confisquées, vers une pédagogie techniciste qui n’ose plus se prononcer que sur le comment des choses, mais que toute remise en cause de l’ordre hypostasié du discours théorique et “objectif”, effraie. Dans les réunions publiques, les expressions les plus répandues, l’étude des tics verbaux contemporains, à commencer par ceux de cet écrit même, pourraient de ce point de vue être significatifs :
Emplois, dès la moindre émission d’une subjectivité, des mots d’approximation tels peut-être, des conditionnels etc ... mea culpa pour les nombreux qui peuplent cet écrit ... La réserve ainsi affichée cache parfois davantage la crainte de se distinguer qu’une véritable ouverture d’esprit ; comme si l’opinion devait attendre l’approbation, en guise de vérification, de la parole théorique hypostasiée drapée d’objectivité. La véritable ouverture, au contraire, est dans l’exposition d’un point de vue, dans la capacité à écouter ceux des autres, et éventuellement changer de position, après un échange ou une démonstration. A la soif d’apprendre se référant à un savoir théorique hypostasié, il faudrait substituer le désir de comprendre qui s’appuie sur l’intime conviction, l’intuition dont parle BERGSON, l’opinion qui s’exposant accepte dès lors qu’on la conteste. Ce désir est le moteur de la démarche de l’autodidacte comme finalement de celle de tout apprenant cherchant à comprendre. Le pédagogue est celui qui saura rendre à l’apprentissage un visage. Il se fera accompagnant plus que spécialiste. Le geste est chargé d’une conscience, il porte une parole qu’il est possible d’essayer ensuite de comprendre, qu’il est surtout nécessaire et impératif de fonder. Comment ne pas citer ici Gérard CHAUVEAU ?
Quelle est la meilleure méthode pour apprendre à lire ?
-La meilleure c’est celle de la grand-mère ! Vous prenez une grand mère et un petit; vous placez si possible le petit sur les genoux de la grand-mère, puis vous prenez un livre qui plaise aux deux et vous faites lire ... la grand-mère. Renouvelez l’opération 10 20 30 fois ... 3173
Le geste retrouvé est dans l’acte de la grand-mère, incarné dans l’amour tendre pour l’enfant ; dans cet amour, le livre prend sens ; c’est au geste auquel il faudrait rendre toute la dignité, sa conscience, sa qualité prophétique, nous y reviendrons. Alors, ce ne sont même plus les méthodes qui distingueront la pédagogie et le pédagogue mais une fragile et humble et profonde et toujours plus profonde, qualité d’être, institutive d’une qualité de rencontre. La lecture de la grand-mère institue l’enfant à la lecture, le voici lecteur. Parole du geste qu’il faut écouter et accueillir comme un trésor singulier et personnel, et déjà universel. Cette parole du geste n’est pas l’expression d’une toute puissance, elle se nourrit de l’espace habité d’affection, qui appelle la réponse de l’élève, sa responsabilité future et déjà présente, déjà fondée.
Sous la direction de Philippe MAZET et Serge LEBOVICI “Les colloques de Bobigny Penser et apprendre” édition. ESHEL Paris 1988 ; ( 314 pages )l’article de l’intervention de Serge BOIMARE va des pages 159 à 170.
p159
p 161
J’aurais plutôt pu écrire : ou (au sens exclusif) tout ange ou tout démon ... C’est ce dédoublement de personnalité qui est frappant chez les personnes dites caractérielles ... L’absence de passage et de nuances donc entre des sentiments toujours vécus sans retenue et de manière absolue m’a toujours étonné. Tout est toujours tout blanc ou tout noir, jamais gris ... On passe de l’enthousiasme au désespoir de la tendresse à la colère destructive de la façon la plus inattendue, selon un régime de perpétuelle douche froide.
Guy AVANZINI (sous la direction de ) La pédagogie du XVII ° siècle à nos jours PRIVAT Toulouse 1981.
Jean GUILLON au chapitre Lecture et écriture. p. 297
CHAUVEAU Gérard “ La lecture doit être magique” in La croix l’événement du 30 Janvier p. 3
J’ajoute moi-même les points de suspension entre ” lire” et ” grand mère” ... Comment ne pas être émerveillé en effet par la réponse de Gérard Chauveau spécialiste s’il en est de l’apprentissage de la lecture écriture, lorsqu’il définit la meilleure méthode dans la relation amoureuse et chaleureuse d’une grand mère qui apprend à lire à son petit en lisant ... elle-même, pour lui ?