ANDERSEN, par l’émotion communiquée, rappelle et ravive la vocation profonde de notre humanité - nous pouvons employer ici le terme vocation qu’employait avec Emmanuel MOUNIER, le mouvement personnaliste chrétien, il s’agit bien de vocation de l’être c’est à dire d’une aspiration vitale conciliant et réunissant désir et conscience : son art est davantage un état intérieur communiqué qu’une technique proprement dite.
Le Rossignol de l’empereur fournit une illustration de cette conception : le vrai Rossignol dont le chant n’est pas parfaitement cadencé et carré comme les valses du Rossignol mécanique, a seul le pouvoir par l’émotion transmise de faire passer l’empereur de la mort à la vie ....
Il semblerait que ce soit là la vocation de l’oeuvre de ANDERSEN, comme aussi, de l’ensemble du message biblique, dans son acception chrétienne. La résurrection du Christ au matin du troisième jour, au premier jour de la semaine juive, signifiait cette chose. Pour le christianisme tout commence par ce passage de la mort à la vie, dont le baptême fait signe. Tout s’achève aussi par ce passage depuis la mort est vaincue.
- Le déséquilibre final du récit ou l’art et la force de la suggestion :
Le costume neuf de l’empereur en fournit une illustration ... Cette arme s’est transformée en technique utilisée par bien des auteurs contemporains de la littérature enfantine.
La fin reste ici suspendue : la phrase de l’enfant : “ mais l’empereur est nu “ se suffit à elle-même pour déséquilibrer l’histoire et rendre ridicule la vanité de l’empereur et la stupidité de la foule comme celle des courtisans...
ANDERSEN ne dit pas grand chose de la suite ...Il laisse chacun face à face avec l’émotion ainsi suscitée...
Il ne tire pas de morale contrairement à la fable, ou à la leçon de morale; il laisse comprendre, il induit un regard neuf, son enseignement n’en est que plus fort et plus profond...Du coup la morale, si morale il y a encore, ne s’énonce plus en des termes étroits de principes contestables mais retrouve ce qui en constitue l’essence profonde...
Ce qui importe pour ANDERSEN c’est la capacité à s’émouvoir qui donne sens à toute morale et la fonde en quelque sorte : le déséquilibre du récit permet d’en jouer et d’ouvrir ainsi des portes dans le domaine du sensible du coeur et de la conscience plus que par la rationalité dont il se défie...Ce déséquilibre lui permet également de rendre toute sa force à l’évidence .... Ne retrouve-t-on pas ici une illustration de cette phrase du Christ dans l’évangile de saint Luc :
“ Je te loue Père Seigneur du ciel et de la terre de ce que tu as caché ces choses aux sages et aux intelligents et de ce que tu les as révélées aux enfants. Oui Père je te loue de ce que Tu l’as voulu ainsi. “ 3568
- L’émotion pure jusqu’à la pitié...
Ainsi l’émotion sera pour ANDERSEN le moyen privilégié voire exclusif de toucher son auditoire ....
Qui n’est pas sensible à la tragédie amoureuse de la petite sirène ou à celle de la solitude et de la misère de la petite marchande d’allumettes ?... De toute évidence et de toutes les manières, ANDERSEN veut émouvoir son public, il est un éveilleur de sentiments ... et d’aucuns lui reprochent parfois une complaisance dans la narration des malheurs ...
- La référence à la foi chrétienne : le rapport entre foi et croyance...
Même si ANDERSEN fait appel dans ses récits aux croyances ancestrales comme les sirènes, les fées et les sorcières, les trolls, l’oiseau phénix etc... il distingue ces croyances qui ne sont que des habits pour dire une vérité, de la foi confiante au sens chrétien du mot qui se rapporte étymologiquement à la confiance ... La foi n’est pas anecdotique... mais centrale et motrice dans ses récits ; elle constitue l’approche par excellence vers la découverte d’une vérité transcendante par delà la vie et la mort.
C’est elle qui anime et ranime le petit soldat de plomb, c’est elle encore qui anime Gerda qui va jusqu’au bout de son périple pour retrouver son bien aimé...c’est elle encore qui ranimera la petite marchande d’allumettes et lui fera allumer les unes après les autres toutes les allumettes jusqu’à retrouver sa grand mère dans le ciel ... c’est elle enfin qui, sublime, fait abandonner à la petite sirène sa propre existence au profit de son bien aimé. Cette foi rappelle celle du centenier romain suppliant Jésus pour la guérison de son fils. 3569
La foi est transcendée par l’Amour inconditionnel de l’autre, la préférabilité inconditionnelle de l’être bien aimé, elle ouvre les portes de l’Eternité... La foi est gratuite et permet la rencontre dans l’au-delà avec les bien aimés perdus comme dans la mort du vieux chêne. 3570
-Une bonté divine veille sur l’homme par delà les sorts et mauvais sorts de l’existence...
Ainsi la petite sirène est-elle miraculeusement en dernière minute rachetée ... Une chance lui est donnée d’accéder à l’éternité. Mais le vrai miracle pour elle, comme pour l’empereur, se situe dans les larmes, dans le fait qu’elle puisse pleurer, désormais, comme les humains.
“Et la petite ondine leva ses bras vers le soleil de Dieu, et pour la première fois, elle sentit des larmes. ” 3571
- L’humour et l’innocence triomphante ...
Henri BERGSON voyait dans la joie qu’il distinguait du plaisir ou le simple rire l’expression de l’intuition intelligente et expressive de la vie.
Le plaisir n’est qu’un artifice imaginé par la nature pour obtenir de l’être vivant la conservation de la vie ; il n’indique pas la direction dans laquelle la vie est lancée. Mais la joie indique toujours que la vie a réussi, qu’elle a gagné du terrain, qu’elle a remporté une victoire : toute grande joie a un accent triomphal ...
Partout où il y a joie il y a création : plus riche est la création, plus profonde est la joie.
La mère qui regarde son enfant est joyeuse parce qu’elle a conscience de l’avoir créé physiquement et moralement ... Prenez des joies exceptionnelles, celles de l’artiste qui a réalisé sa pensée, celle du savant qui a découvert ou inventé.
Vous entendez dire que ces hommes travaillent pour la gloire et qu’ils tirent leurs joies les plus profondes de l’admiration qu’ils inspirent. Erreur profonde ! On tient aux éloges et aux honneurs dans l’exacte mesure où l’on n’est pas sûr d’avoir réussi ... C’est pour se rassurer qu’on cherche l’approbation et c’est pour soutenir la vitalité peut-être insignifiante de son oeuvre qu’on voudrait l’entourer de la chaude admiration des hommes ... Mais celui qui est sûr absolument sûr d’avoir produit une oeuvre viable et durable celui-là n’a plus que faire de l’éloge et se sent au dessus de la gloire, parce qu’il est créateur, parce qu’il le sait, et parce que la joie qu’il éprouve est une joie divine” 3572
L’humour pour ANDERSEN c’est l’éclat de rire partagé que suscite l’enfant qui voit la nudité de l’empereur il n’est pas moquerie pure ...Même s’il suppose un second degré; il n’est jamais ricanement gratuit sur le dos du bouc-émissaire ...
L’empereur du costume neuf n’est-il pas dans la situation de plaisir tel qu’il est défini par BERGSON, et l’auditeur d’ANDERSEN invité à la joie selon la définition qu’en donne le même auteur ? Ainsi, ANDERSEN veut-il nous faire passer du plaisir à la joie, pour reprendre les termes de BERGSON. Le rire exprime pour ANDERSEN, comme BERGSON le dit de la joie, une victoire de la vie et de l’intelligence ... lorsque nous rions avec ANDERSEN ce n’est pas par simple effet de style, ni béatitude éthérée, ni ironie masquant un désespoir, l’encrier et la plume en montrent un exemple. Le rire est révélateur d’une victoire de la tendresse, et la tendresse nous renvoie à l’évidence du don gratuit de toute chose, et, rarement, hormis dans quelques contes de jeunesse comme le grand Clauss et le petit Clauss, en tout cas, à l’ironie pure qui se réjouirait du malheur d’autrui ...
Ici, la sottise est davantage l’adversaire à vaincre que la méchanceté, car celle-ci semble être issue de la sottise ou de l’orgueil : nous retrouvons, par anticipation encore, les réflexions de Karl BARTH théologien protestant du vingtième siècle ...
- La parabole (ce qui est différent de la fable)...
Le vilain petit canard, la plume et l’encrier , le costume neuf de l’empereur, sont plus des paraboles que des fables dans ce sens que la morale n’y est pas explicite, nous l’avons vu ... L’avantage qu’ANDERSEN en tire est de nous laisser face à face avec notre réflexion éthique concernant notre existence, réflexion que son récit a contribué à déséquilibrer ... Il n’y a pas qu’une seule leçon à tirer de ces histoires ... mais une réflexion à poursuivre ou à commencer ... La parabole est parfaitement adaptée à un tel message.
De “La plume et l’encrier” nous pouvons tirer toute une réflexion inépuisable sur les questions de la vocation de l’artiste, de son inspiration, son mérite, sa reconnaissance, les rapports entre art et foi, art sacré art profane ... âprement pour ANDERSEN l’art a une vocation de louange .... tout le reste n’est que sottise et vanité ... Du “costume neuf de l’empereur “ nous tirerons toute une réflexion sur les rapports entre savoir et pouvoir, entre théorie et pratique geste et pensée (le fil invisible n’est-il pas la théorie irréaliste etc ...?)
Nous pouvons lire “Le vilain petit canard” à la lumière des travaux de René GIRARD 3573 . Le bouc émissaire est fondateur de l’unité du groupe des canards...
Le principe mimétique la “mimésis” est le désir fondateur de la construction de la personne. La “mimésis” reconnue, permet l’intégration dans le groupe. Le jeune cygne rejeté ne se sent lui-même reconnu que lorsque qu’il trouve un groupe auquel il peut s’identifier : les cygnes majestueux. ANDERSEN est profondément imprégné par ce qui pour René GIRARD constitue l’originalité biblique et chrétienne : la prise de partie pour le rejeté et l’exclu comme source de salut. L’individu primera toujours ici sur le groupe ou la collectivité. Cette attitude est une constante de toute l’oeuvre d’ANDERSEN. 3574 Jésus, lui-même, tel le serviteur souffrant, 3575 restera seul à porter jusqu’au bout le message du salut, seul contre tous, face à la foule et dans l’abandon absolu. 3576
La parabole n’est pas la fable, nous l’avons dit, en ce qu’elle ne débouche pas sur une loi morale. Elle n’est pas davantage une allégorie comme par exemple l’allégorie du mythe de la caverne. Elle est ” machal”. C’est à dire qu’elle rejoint en hébreu l’étymologie première de la parole. La parabole est une parole, nous dit Alphonse MAILLOT. 3577
Le deuxième livre de Samuel 3578 raconte comment la mort de Urie est hypocritement et lâchement programmée par David, qui l’envoie se faire tuer à la guerre, en l’exposant à la première ligne des combats. Et tout cela pour lui prendre sa femme. La parabole du prophète Nathan, racontée à David, pour David, est très largement citée en exégèse biblique comme un prototype de la parabole biblique. Elle utilise le récit, et l’allégorie, non pas pour en tirer en une morale dont les préceptes peuvent être réinvestie ou un enseignement rationnel,mais pour renverser, retourner, le regard de David, le convertir, donc, et le conduire alors à la repentance. La parabole dès lors s’inscrit dans la vie dans laquelle elle prend sens et à qui elle donne sens. Ne retrouvons-nous pas cette attitude chez ANDERSEN lorsqu’il explique l’origine de la naissance de ses écrits toujours ancrés dans le quotidien, relié à des rencontres, et tenant compte des réactions des uns et des autres, dans leur élaboration et leur amélioration ?
-La force d’évidence ou l’art journalistique de la synthèse et de la non démonstration irréfutable pour un changement de notre regard..
ANDERSEN a sans doute appris, par son métier de chroniqueur, à regarder le monde, et, que la vérité se donne à qui sait regarder et écouter avec les yeux émerveillés de l’enfance : son objectif ultime semble être de nous montrer par les yeux de l’enfant, l’évidence : le fil et le tissu sont absents et le costume neuf de l’empereur n’existe pas véritablement, la marchande d’allumettes meurt de froid au milieu de nos préparatifs de fête, ou encore comme dans “la plume et l’encrier” la nature est bien la plus belle des oeuvres d’art ...
Luc X 21
Luc VII 2 ou Matthieu VIII 5
Il rejoint ici Karl BARTH théologien protestant du XX ° siècle dont la théologie christocentrique défend l’idée que le monde est déjà sauvé...
ANDERSEN Hans Christian “Édition intégrale des contes” traduction de P. G. LA CHESNAIS en 1937 ; Gallimard & Mercure de France Paris 1979 ; tome 1 “Contes merveilleux et fantastiques” ; ( page 31 ).
Au début du récit on trouve cette phrase. “Lorsque ainsi, le soir, bras dessus bras dessous, ses soeurs montaient en haut à travers la mer, la petite soeur restait toute seule et les suivait des yeux, et elle avait comme une envie de pleurer, mais l’ondine n’a pas de larmes, et souffre d’autant plus.” Ibidem ( page 15 ).
BERGSON “Energie spirituelle “Alcan 1919 2 ° édition 1922 p 23
Se reporter à ces ouvrages de René GIRARD :
GIRARD René “La violence et le sacré” livre de poche pluriel Ed. Grasset 1° édition 1972 Paris 1980 ; (534 pages).
GIRARD René “Des choses cachées depuis la fondation du monde” Paris 1978 Ed. Grasset et Fasquelle ; (485 pages).
GIRARD René “Le bouc émissaire” livre de poche Ed Grasset .et Fasquelle Paris 1982 ; (313 pages).
GIRARD René TREGUER Michel “Quand ces choses commenceront” Arléa Paris 1994 ; (198 pages).
On peut lire dans le psaume CXVIII 22 “La pierre que les maçons ont rejetée est devenue la principale de l’ angle ; c’est là l’oeuvre du Seigneur quelle merveille à nos yeux” On peut voir aussi Matthieu XXI 42 , Marc XII 10... Luc XX 17 ou Actes chapitre IV 11 etc... Pour la parabole de la brebis perdue que le berger va chercher abandonnant pour elle tout le troupeau, on peut lire l’ évangile de Jean X 11
Ésaïe LIII
On peut lire l’évangile de Jean XXVIII, XXIX, le récit de la Passion.
MAILLOT Alphonse “Un Jésus - “Vous, qui dîtes-vous que je suis ?” Lethielleux Paris 1996 ; (à la page 60).
II Samuel