11 Des questions éthiques soulevées par la transmission des contes

-La question de l’imposition morale ou de l’imprégnation éthique?

Si nous admettons qu’avec ANDERSEN, comme nous avons tenté de le montrer, quelque chose passe du christianisme celui-ci ne se confond ni avec une éthique individuelle ni avec une morale collective ; il est l’origine d’une relation nouvelle rapprochée et vivante entre l’homme et dieu un dialogue commencé par l’histoire biblique, sans cesse recommencé dans l’histoire personnelle de chacun qui se fonde se nourrit et débouche en Christ à la fois complètement homme et complètement Dieu...

Alors,la rupture avec les principes moralisants ou avec une éthique personnelle à construire, est évidente et radicale. L’expérience personnelle de la foi est une rencontre qui se donne à accueillir et s’édifie dans le dialogue plus qu’elle ne se construit par un effort de l’esprit. .Et cela même s’il demeure essentiel de voir et de voir juste (pensons au costume neuf de l’empereur : l’enfant révèle l’évidence cachée aux yeux des “sages” ... pour contredire les propos de ALAIN dans la perspective chrétienne croire permet de voir. 3609 )... on peut penser aux paroles de Jésus :

“ Je te loue, Père Seigneur du ciel et de la terre de ce que tu as caché ces choses aux sages et aux intelligents et de ce que tu les a révélées aux enfants.” 3610

Chez ANDERSEN comme dans les évangiles la raison est subordonnée à une révélation née

-soit du sentiment d’une intuition, pour reprendre un terme de Bergson : la petite sirène lorsqu’elle voit son prince pour la première fois, sait qu’elle ne pourra désormais vivre que pour lui.

- soit de la foi confiante et aimante - (Gerda)

- soit de l’ expérience directe comme Saint Thomas “le disciple du Christ”...(la maman de l’enfant mort, l’empereur).

Cette révélation est une grâce qui modifie le regard porté sur les choses. Alors, la foi chrétienne explicite naît d’une révélation et restera toujours une expérience personnelle qu’il serait vain et inutile d’imposer à quiconque ou de s’imaginer l’avoir fait, elle ne tient pas de la construction pure et intellectuelle. Cependant lorsqu’elle s’impose par pure grâce révélée il devient sinon impossible du moins bien douloureux de la refouler 3611 . Cette foi révélée ne se distingue pas de la foi initiale vitale simplement confiante et guidée par l’Amour (la petite Gerda etc...)

L’intelligence ici est donnée a posteriori. Elle n’en est pas du tout occultée mais comme renouvelée : Si Thomas le disciple dut voir pour croire, et si Jésus lui dit qu’il était préférable de croire sans voir, Thomas n’en a pas moins cru 3612 . Il n’y a pas opposition entre la foi et l’expérience concrète ils s’appellent mutuellement. Et cette foi naïve mais profonde habite ANDERSEN... Elle est tellement ancrée en lui qu’il lui devient impossible de ne pas en parler et cette façon candide de s’adresser à Dieu dans son journal pour tout et pour rien n’est pas tant “religiosité” 3613 , (ANDERSEN ne fréquentait semble-t-il pas spécialement les églises), que l’expression d’une conscience de la présence de Dieu davantage le tout Proche que le tout Autre. Cette révélation de la proximité de Dieu liée à son altérité pourrait constituer tout à la fois la spécificité du message chrétien et de la grâce qui y est rattachée.

-Les questions de la mort et de la vie abordées auprès des enfants ?

La mort est terrible dans sa radicalité et c’est pourquoi sans doute elle est très refoulée par nos sociétés modernes qui se complaisent dans l’illusion de son absence. ANDERSEN semble se complaire au contraire dans ses descriptions dont il dépeint tout à la fois la radicale souffrance de l’absence pour ceux qui restent et l’espérance qui y est rattachée... Plus sûrement, il n’occulte jamais Cette réalité de la mort, prise en compte, même si vaincue et dépassée, nous l’avons vu, est constitutive, cependant, pour lui du sens à la vie et de la vie même.

L’enfant, écoutant ANDERSEN, connaîtra très tôt cette dimension de la mort avec qui il devra dialoguer durant toute son existence. La question de la mort, scandale pour la vie, va interpeller chacun et l’enseignant lui-même qui, une fois de plus, ne pourra simplement s’en tenir à son rôle de médiateur. Elle conduit par sa nature à la question de l’après et du sens de la vie ...

Devant la mort et le vide émotionnel qu’elle provoque il ne sera plus question pour le maître comme pour quiconque de maîtriser totalement sentiments et arguments et le mythe de l’instituteur “républicain”, toujours maître de lui-même, tel que ALAIN le rêva, sera battu en brèche.

-Raison et pensée, rationnel et raisonnable, intelligence et intellect.

“Durant les longues nuits de Juillet dans la campagne embaumée de Grasse ou de Vence, la luciole de Provence poursuit son étrange vol d’ombre et d’éclat intermittents. Tour à tour elle s’allume et elle s’éteint. Tantôt elle éclaire d’un trait rapide son itinéraire capricieux en attirant le regard qui ne voit plus que ténèbres en dehors de son sillage de lumière. Tantôt elle disparaît, laissant revoir l’obscure clarté de la nuit pendant que nous nous demandons où surgira de nouveau la froide lueur qui va vers un but certain. Ainsi nos pensées alternent et composent leur rythme vital ; et leur clarté partielle avec ses étroites limites et ses intermittences, permet, par des éclipses mêmes, d’entrevoir l’immensité encore nocturne de la route à parcourir.” 3614

Maurice BLONDEL, philosophe chrétien, parle par cette métaphore des effets produits par la pensée de Dieu qui renvoie à des éclairages et aussitôt à des questions.

Entre BLONDEL et ANDERSEN il y a plusieurs mondes de séparation, religieux, culturels, temporels ...

Nous pouvons cependant prendre la liberté de prolonger cette utilisation de l’image de la luciole à la question du raisonnable et du rationnel de l’intelligence et de l’intellect et de rejoindre ainsi ANDERSEN.

Chez ANDERSEN seul raisonnable et intelligence subsistent et trouvent grâce à ses yeux : lui qu’on a taxé parfois de moraliste, nous permet ces révélations illuminées du type de la lumière de la luciole qui nous renvoient aussitôt à la nuit obscure puis à la pénombre avant de nous aveugler de nouveau par une révélation nous laissant seuls avec nous-mêmes, face au chemin à parcourir encore.

Une telle perspective empêche par définition un enfermement de Dieu dans la perception, ou la pensée de quiconque il en est toujours extérieur, le Tout Autre, et donc il reste toujours une quête à poursuivre et partager, jamais il ne se réduit à un discours qu’on assène..

Notes
3609.

Jean XXVIII 29 “Jésus lui dit : ”Parce que tu m’as vu tu as cru. Heureux ceux qui n’ont pas vu et qui ont cru”

3610.

Nous lisons dans Matthieu XI 25 (voir aussi Luc X 21 ).

3611.

Voir “la juive”

3612.

Jean XXVIII 28 ”Thomas répondit mon seigneur et mon Dieu.”

3613.

Régis BOYER dans “Oeuvres “ tome 1 Gallimard 1992 Paris

3614.

Maurice BLONDEL “ La pensée” tome 1 Librairie Félix Alcan Paris 1934 ; (p. 202).