Annexes numéro 7. La foi chrétienne, l’école française, l’école.

Lettre à la présidente de la fédération protestante de l’enseignement

Antoine Caballé

Mas Eulàlia

Bénières

42 330 Saint-Bonnet les Oules.

Tél : 77 30 12 74

Saint-Bonnet Les Oules

Le 28-10-95

A Janine KOHLER

Bonjour,

J’ai reçu votre courrier avec plaisir. Je vous en remercie vivement. Je crois bien vous avoir rencontré, lors d’une conférence que vous aviez donnée à Saint-Étienne.

Je souhaite prendre un abonnement pour ”foi-”éducation “ dont j’ai bien reçu le dernier numéro, je joins donc à cette lettre un chèque de 150 francs, à cet effet.

Je travaille effectivement à une thèse de doctorat, en Sciences de l’Éducation, sur le thème général de l’éducation et la Bible. J’ai déjà présenté en 1994 un DEA, intitulé “De l’action éducative de la Bible.”

Je m’intéresse particulièrement, pour aller vite, à la singularité de la Bible en matière éducative.

À Angers, Anne Marie GOGUEL m’a parlé de la fédération protestante de l’enseignement. Je veux y adhérer mais je souhaite auparavant, dans cette lettre, vous manifester mon souci actuel, afin que les choses soient plus claires entre nous. Il s’agit de la question de la laïcité à la française.

La société française, comme désormais toutes les sociétés européennes -la Suède luthérienne vient récemment de franchir un dernier pas en ce sens-, vit sous un régime de séparation entre églises et état. Cette laïcité est inhérente au témoignage qui fonde l’église et la foi chrétienne. “ Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu ”

L’évangile est la bonne nouvelle, annoncée au monde, d’un autre royaume, dont Jésus est le premier né. Le chrétien, comme les premiers disciples, est donc envoyé dans le monde sans être du monde.

Ainsi, les premiers disciples n’ont-ils pas lutté contre l’empire romain, mais annoncé cette bonne nouvelle au monde, souvent dans les catacombes et les persécutions, et jusque dans le martyr.

Il existe, cependant, dans cette Europe laïque, une spécificité française dont nous héritons tous, et qui complique, de mon point de vue, les choses.

Plus (ou moins) que laïque, la société française est traversée spécialement dans le domaine éducatif, par une idéologie laïciste et étatiste qui, sous le prétexte initial de réduire l’hégémonie de l’église catholique romaine, s’est, peu à peu, depuis plus d’un siècle, développée, en incrustant dans la conscience de beaucoup de personnes de bonne volonté initiale, une sorte de nouvelle religion traversant toutes les couches sociales, cultures et opinions politiques.

Religion, où l’état s’est finalement substitué à Dieu. La république, à l’église. Le culte voué à une certaine raison, au témoignage de l’esprit saint.

Une seule foi, un seul roi, un seul état, étaient déjà la devise de Louis XIV, lorsqu’il révoqua l’édit de Nantes et persécuta les huguenots. À la foi en l’église catholique, on a substitué la foi en la laïcité, la république a succédé à la monarchie absolue, pour le reste ... le principe s’est de beaucoup assoupli certes, mais reste inchangé, bien que cloisonné à l’intérieur de la seule école ... fort heureusement, car autrement nous serions en dictature ... républicaine, ce qui n’est, bien entendu, pas le cas.

Dans l’école, cependant, selon cette idéologie laïciste et étatiste, il faudrait que tous soient unis et fondus derrière une devise humaine et collective prétendant intégrer toute existence et occultant finalement qu’une rencontre personnelle et singulière avec le sens des choses ne soit inféodée à cette perspective généraliste et imposée.

Ainsi, “l’affaire du voile” reste à cet égard symbolique. Certains n’acceptent pas qu’un signe extérieur puisse signifier un attachement qui singularise la personne.

Pourtant, alors que le premier des principes d’éducation suppose l’unité de la personne et l’accueil de celle-ci dans sa singularité, on accueille seulement ceux et celles qui soumettent, dans l’enceinte scolaire, leur foi singulière à celle de l’état français qui se dit garant de la neutralité.

Il ne s’agit pas d’être naïfs et de ne pas vouloir voir que, derrière le voile, il puisse exister une manoeuvre politique de destabilisation de l’école, ou même une pression familiale occulte sur de jeunes filles.

Il existait d’autres moyens de s’en assurer que d’exclure des enfants de l’école.

L’accueil de la personne telle qu’elle vient et non telle que nous la voudrions, est cependant bien la première condition nécessaire d’une éducation qui ne soit pas dressage.

Ainsi, institue-t-on un principe de dualité, pour ne pas dire de duplicité, de la personne, entre sacré et profane, dualité dont les théoriciens de DURKHEIM à ALAIN, sociologue et philosophe de l’école française, quasi officiels et dominants, dans l’entre deux guerres, se sont fait les chantres, les idéologues.

Le privé serait profane. Le public serait sacré. L’homme serait double.

Se distingue ici la version française des droits de l’homme plus collectiviste et étatiste que la version américaine dont l’origine est davantage marquée historiquement par les Quakers de William PENN, chrétiens biblistes, en Pennsylvanie, que par les idéologies issues des lumières qui ont beaucoup plus marqué l’histoire française qu’américaine.

Ainsi, l’ école a-t-elle, entre autres, réduit à néant les langues locales en imposant une seule langue exclusive à tous, sous prétexte d’unité nationale et politique.

Un peu comme le latin était la seule langue tolérée à cette même époque par l’église catholique, pour évoquer le texte biblique.

À la Pentecôte, pourtant, les disciples parlèrent la langue des étrangers à Jérusalem pour leur annoncer les merveilles de Dieu. La perspective chrétienne révélée par l’écriture n’est pas de fondre tous et chacun derrière une langue officielle mais de retrouver, comme un trésor caché, le dieu inconnu de chaque singularité, chaque culture, chaque langue.

Ainsi, la perspective éducative, telle que la Bible nous la révèle, n’est pas de fondre chacun derrière une idéologie collective, mais de rassembler les hommes de toutes races cultures et religions pour leur annoncer gratuitement la bonne nouvelle du salut pour tous en Jésus.

Ce furent les traductions de la Bible en langues vernaculaires qui contribuèrent, à l’époque de la renaissance, au développement de bien de langues nationales, autres que le latin.

On retrouve en France, dans l’école seulement, le principe de l’état romain tolérant pour toutes les religions pourvu seulement qu’elles reconnaissent l’autorité absolue et dernière de César. Or, “rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu” ne signifie pas une allégeance de Dieu par rapport à César, mais, plus simplement, une séparation entre Dieu et César, ce qui nous révèle que Dieu est libre par rapport à César.

Au contraire, dans la perspective chrétienne, César est soumis, même s’il l’ignore lui-même, à la toute puissante bienveillance de Dieu. Cette séparation entre Dieu et César, dans notre perspective chrétienne, est donc sans doute nécessaire, mais aussi suffisante. Tout le reste ajouté est de trop et peut-être dangereux.

Et c’est bien parce qu’ils refusaient le fameux “avé César “ et non pas l’ obéissance aux lois romaines, que les premiers chrétiens furent persécutés. Ils refusaient d’être doubles, comme Jésus lui-même n’exprima, dans son ministère, en tous lieux qu’une seule et même parole, une seule et même bonne nouvelle, à la mesure de la qualité de l’écoute qu’il trouvait parmi ceux qu’il rencontrait.

Il faudrait distinguer donc, bien plus que cela n’est généralement fait, entre laïcité et laïcisme.

Comme aussi entre séparation des pouvoirs et étatisme, c’est à dire, entre la veille légitime de l’état sur l’expression libre des consciences individuelles et collectives, de chaque conscience qui ne porte pas atteinte à l’existence et au choix personnel d’autrui, et la substitution aux consciences personnelles et singulières par une idéologie de l’état.

Pour MUSSOLINI, selon sa propre expression, l’état devait être la conscience suprême, la conscience des consciences.

On pourrait malheureusement reprendre cette devise pour l’école française, sans trop soulever de protestations chez bien des enseignants français contemporains.

Or, même si cette devise se limite à la seule école française, à l’exclusion de la société civile, elle ne peut, bien entendu, être vécue sans violence et elle s’oppose au fondement, à la source de notre foi.

L’école, lieu d’éducation, est bien un lieu d’interpellation des consciences, d’une importance première, parce que le plus souvent initiatrice de choix futurs et surtout de manière de poser ces choix.

Elle ouvre et permet ainsi des perspectives alors qu’elle en limite d’autres, elle augure d’un lien social entre les hommes, elle prédispose plus ou moins à aimer à accueillir l’autre, l’étranger, dans sa diversité, mais aussi à affirmer avec plus ou moins de conviction sa propre perception des choses, face à la contradiction, face à l’adversité.

Elle prédispose plus ou moins à accueillir, l’handicapé, l’étranger, comme un frère. Elle prédispose plus ou moins à préparer la paix ou au contraire à fomenter la guerre.

Elle hiérarchise des valeurs, elle peut, par exemple sous- évaluer le travail manuel et surestimer les connaissances abstraites. “Shalom” disent les hébreux lorsqu’un étranger franchit le seuil de leur maison. Shalom : la paix. L’éducation à l’accueil mutuel, au dialogue, au pardon, telle pourrait être la mission d’une école inspirée de la bonne nouvelle de l’évangile.

Veillons donc à ne jamais confondre notre conscience personnelle, limitée certes, mais essentielle, avec celle de Dieu, qui reste le Tout Autre que nous-même, qui ne nous appartient pas personnellement, mais dont nous voulons témoigner, comme aussi avec celle de l’état qui préside aux lois humaines.

Telle pourrait être alors l’une des exhortations cachées derrière la phrase de Jésus adressée aux pharisiens et hérodiens qui lui demandaient s’il fallait payer le tribu à César. Payer le tribu à César, être obéissant envers ses lois : “oui”. Lui soumettre notre conscience pour l’adorer : “non”.

Or, la situation française dans l’école permet-elle de faire clairement cette distinction, entre l’obéissance à César et la soumission de la conscience de l’enseignant à une idéologie ? La séparation qui pourrait donc rester à faire en France, par rapport aux autres pays européens voisins, est celle entre éducation et pouvoir politique, comme il existe par exemple une séparation entre pouvoir politique et justice. Ainsi donc, paradoxalement, nous ne serions pas tant en pointe de la laïcité, mais, au contraire, d’une certaine manière, en retrait, malades d’une idéologie et subissant, du fait d’une séparation incomplète des pouvoirs, une ingérence abusive d’une pensée unique et officielle, dans le domaine éducatif. Or, s’il est un lieu où la pensée unique est à fuir n’est-ce pas l’éducation ? Mais la “religion laïciste” sursoit pour beaucoup de professionnels de l’éducation à la pourtant nécessaire et indispensable démarche personnelle.

Voyons quelques conséquences, parmi d’autres, de cette “religion laïciste”, bien française, dans le domaine éducatif:

-Ignorance et même occultation du fait chrétien dans notre histoire ... malgré les efforts tardifs commencés au niveau du collège ... depuis quelques années.

-Réduction, en dépit de toute réalité objective, du christianisme à un fait purement privé. La foi est heureusement personnelle mais non pas privée puisqu’elle exprime un témoignage pour le monde et que nous ne pouvons comprendre l’histoire de notre monde sans la rencontrer.

-Amalgame par méconnaissance entre le fait chrétien et “les religions”. L’évangile est une bonne nouvelle non pas une religion. Mais pour le savoir il faut l’avoir lu.

-Ignorance du texte biblique. Ce qui provoque paradoxalement une crédulité accrue ... et une certaine religiosité.

-Absence pour imaginer une pédagogie qui s’inspire du message de liberté de la foi en Jésus et de la Bible.

-Confusion entre la perspective dite tolérante mais en fait, quête d’équilibre social, qui fut d’ailleurs celle de l’empire romain, avant qu’il ne persécute les premiers témoins, et la bienveillance envers tous qui fonde le message de l’évangile de la nouvelle alliance. L’amour jusqu’envers les ennemis : telle est l’invitation qui nous est faite par Jésus.

-La perspective éducative souvent posée en seuls termes de fonctionnalité d’un système d’état, dont les finalités échappent à chacun et surtout au pédagogue lui-même ...et dont les prétendues nécessités de la conjoncture économique semblent être les maîtres pour ne pas dire le dieu.

-Confusion entre le nécessaire accueil de chacun, de chaque conscience dans son intégrité, et la neutralité qui se justifie mal derrière un prétendu respect dû à chacun.

La neutralité n’existe pas, cela se démontre aisément, les scientifiques aujourd’hui, eux-mêmes, nous l’assurent, et je me demande si, en guise de neutralité, l’enseignement n’est pas bien plutôt neutralisé.

Au prétendu respect de la conscience de chacun qui préside à l’impossible neutralité, il faudrait substituer l’accueil de chacun, dans sa conscience propre qui suppose une bienveillance inconditionnelle et exigeante.

Ainsi, avons-nous glissé lentement vers l’idée que toute conviction, hormis celle qui se parerait de neutralité pseudo-scientifique, serait suspecte. Cette neutralité apparente cachait, ou cache encore, pourtant, bien souvent, une idéologie rampante d’autant plus efficace que dissimulée. Comme si nous pouvions enseigner sans conviction. Il me semble que l’école doit être le lieu du réveil des vocations qui ne s’expriment que dans la conviction.

Ce n’est pas la conviction qui est suspecte mais bien le refus d’écouter celle d’autrui. La conviction de l’enseignant devrait-elle donc rester cachée au risque de ne pas permettre de libérer son élève par rapport à l’effet démiurgique ?

Nous ne libérons nos élèves de nous-mêmes que si nous leur donnons nos sources.

La Bible et son extraordinaire message de promotion humaine qui provoqua, entre autre, le mouvement de la réforme, et qui met aujourd’hui encore tant d’hommes et de femmes debout, peut-elle se rencontrer en ignorant ... la Bible ?

L’originalité du message biblique d’éducation, de sa perspective pour l’homme, appelé à devenir fils de Dieu, par pure grâce divine, est pourtant bien singulière et ne peut

certes s’inventer.

Dans son travail d’éducateur, le chrétien, dans l’école publique, peut souffrir de ne pas laisser pratiquement la possibilité, à un enfant, d’une rencontre personnelle et dialoguée, avec le texte biblique sous peine de suspicion probable de manquement à un principe implicite de laïcité.

Pourtant, cette perspective ne serait pas prosélyte au sens étroit du terme. Il ne s’agirait pas d’enrégimenter pour faire grandir telle ou telle communauté chrétienne, mais de permettre que les enfants aient conscience que ce texte a existé, et existe, qu’il fonde bien des initiatives humaines de notre histoire et de notre présent.

La Bible, d’ailleurs, dans son message singulier ne s’adresse pas à des structures, mais interpelle l’homme dans sa singularité personnelle. Il suffit de jeter un coup d’oeil sur le texte pour en être convaincu et sur l’histoire pour en être confirmé. Les huguenots, entre autres, en ont témoigné.

Dans l’histoire, on persécute et on interdit la Bible généralement, au nom de structures ecclésiales ou politiques.

On ouvre la Bible ... et naissent des communautés décentralisées et vivantes où la responsabilité de chacun est interpellée.

En résumé : un problème majeur de notre histoire scolaire française est, de mon point de vue de chrétien, de ne pas, ou pratiquement pas, avoir permis, dans le cadre de notre école publique, de rencontre libre et dialoguée entre l’enfant et le texte biblique, reléguant symboliquement celui-ci aux textes réservés aux initiés, voire ésotériques.

Me promenant à la fnac de Saint-Étienne, récemment, j’ai découvert que le rayon “religion “ venait de disparaître, tandis que celui “ésotérisme” doublait son volume. Personne ne trouverait paradoxalement prosélyte de consulter un catalogue astrologique dont les prédictions fleurissent dans les journaux des écoles et de collèges. Et pourtant ...

Pour dédramatiser un peu, ajoutons que rien n’est bien nouveau sous le soleil. En lisant les évangiles on s’aperçoit que Jésus fut également contraint peu à peu à fuir les synagogues. Ainsi, les lieux qui semblaient prédestinés à recevoir son enseignement lui furent progressivement fermés. Cela n’empêcha pas la bonne nouvelle d’être annoncée au monde. Et son école devint le pays d’Israël tout entier, ces élèves, des gens sans culture, et son message put s’adresser à tous, juifs et non juifs, pour le salut de tous, le salut du monde.

Les autorités de son temps l’ont pris pour un demeuré, un usurpateur, un possédé, un blasphémateur. Et il fut rejeté de tous jusqu’à mourir sur la croix. Il me semble que c’est toujours, aujourd’hui, au pied de cette croix, que le témoin est conduit à dire son témoignage.

Pour résumer encore -peut-être trop succinctement?- nous retrouverions ici le choc décisif entre les deux royaumes dont nous parle le message de l’évangile, le royaume de Dieu, le royaume du monde : le royaume de Dieu annoncé en Jésus-Christ d’une part, et, d’autre part, le royaume du monde bâti de main d’hommes, choc qui traverse et accompagne tout le ministère du Christ, au long des évangiles, d’Hérode à Pilate, et se traduit comme un antagonisme entre la prise en compte du plus faible et de chacun, en priorité, -la brebis perdue a plus de prix que le troupeau tout entier-, et la volonté systémique et généraliste qui réduit chacun à n’être qu’un rouage du système construit de main d’hommes (Babel, Babylone). Ce choc des deux royaumes provoque le combat que nous sommes appelés à livrer, spécialement dans notre temps, sachant que nous avons, d’ores et déjà, malgré les apparences trompeuses, la victoire acquise en Jésus-Christ.

Ce difficile combat se joue à l’intérieur de chacun de nous. Il n’existe donc pas de dispositions légales qui l’assurent à notre place. Il n’existe que la bienveillance envers tous comme un fruit d’un amour sans mesure, celui de Dieu pour chacun des hommes. Cette bienveillance nous fait entrer dans le communion du Père, nous devenons sel de la terre.

Je concède que ma synthèse est bien rapide et beaucoup trop schématique et peut-être même trop virulente, je m’en excuse, je n’ai pas cherché à heurter et je me surprends moi-même de

la rudesse de mon analyse, mais je la crois assez claire et finalement assez fidèle à ma pensée.

La quête de lucidité n’exclut pas la bienveillance que nous devons à tous et pourrait même la fonder. Il ne s’agit pas, en effet, de cultiver une position de principe anti-laïque ou laïque, mais d’être mû par une quête de lucidité, quête d’espérance, de bonne nouvelle.

Il ne s’agit pas du tout, non plus, de porter un jugement sur les personnes qui s’investissent ou se sont investies dans un combat pour ou contre l’école laïque en croyant bien faire, mais d’analyser lucidement une situation présente, héritière d’une histoire et porteuse d’un avenir. L’évangile agit pour la promotion de l’homme plus que pour celle de l’école qui n’est que structure.

L’école est pour l’homme, non l’homme pour l’école.

Il ne s’agit cependant nullement, enfin, de fuir la responsabilité que nous confie le politique pour une éducation pour tous dans le cadre d’écoles publiques qui trouvent d’ailleurs, une source historique chez bien des auteurs de Jan Amos KOMENSKY à Pauline KERGOMARD, d’inspiration réformée ou bibliste, mais de croire et de manifester que l’évangile s’adresse à tous, tout en respectant intégralement chacun dans sa conscience propre et personnelle qu’il vient même révéler.

La vocation du pédagogue chrétien est un appel pour cohabiter avec bienveillance, avec des pédagogues d’autres convictions, dans la transparence et l’écoute sur fond de respect.

Cette cohabitation ne suppose donc pas le refus d’afficher ses convictions, mais d’être convaincus que de part leur nature même, celles-ci ne violent pas l’espace irréductible de l’intimité personnelle, où chacun, maître ou élève, rencontre sa propre conviction, sa propre vocation.

Cette cohabitation ne taxe pas non plus tout désir de convaincre de prosélytisme, mais le considère comme une élément inhérent à la conviction même, à l’éducation même. Un mot clé pourrait donc être non plus la tolérance qui tourne à l’indifférence, bien souvent, et dont Jésus ne parle pas vraiment, mais la bienveillance envers tous.

Je vous prie donc de recevoir ces questions et préoccupations ouvertes, avec bienveillance également, comme une preuve de confiance, comme le reflet d’une quête personnelle et non comme un flot de certitudes closes sur elles-mêmes.

Il reste bien vrai cependant que je ne me retrouve pas non plus dans le combat laïque d’aujourd’hui. Il me semble, en effet, moins que jamais à propos, pour les chrétiens, de plus, socialement de plus en plus minoritaires, de continuer à se poser en gestionnaires sociaux, imaginant, par exemple, un nouveau pacte laïque comme si une réelle menace pesait aujourd’hui en France sur la laïcité politique de séparation des pouvoirs religieux et politiques, que de réfléchir au sens aujourd’hui d’une éducation inspirée de la bonne nouvelle de l’évangile.

Une authentique et bien plus réelle menace ne pèse-t-elle pas sur l’éducation à l’espérance, sur l’éducation tout court ?

Les protestants que nous sommes devons réfléchir à ces choses en étant critiques vis à vis de notre propre histoire et de nous-mêmes.

La vocation chrétienne est depuis toujours la bonne nouvelle annoncée à tous gratuitement, mains nues, et coeur ouvert, et non la gestion du monde au nom du Christ ou d’un principe s’y substituant.

Dans toute société, dans toute situation, dans toute histoire, la mission d’être témoin de la bonne nouvelle, mission à laquelle tout chrétien est invité et pour laquelle il est envoyé, répond toujours à un appel personnel qui s’inscrit dans une communauté d’église mais qui ne peut s’y inscrire que si la vocation est personnellement ressentie.

Ainsi, cette vocation, cette mission du chrétien dans le monde, n’est jamais confortable, elle sera sans doute, longtemps encore minoritaire, elle ne passe pas directement par des organisations socio-politiques, même si elle peut bénéficier de leur protection.

Elle se nourrit toujours et premièrement d’une rencontre personnelle, sens de la conversion. Cette rencontre de chacun avec sa vocation personnelle rejoint et épouse celle de la communauté vivante, visible ou invisible, l’église, corps du Christ, à l’oeuvre dans le monde, pour le salut du monde.

Sur ce point, je crois rejoindre Emmanuel MOUNIER qui voyait dans la quête, la recherche, et la révélation de la vocation de chacun, le sens (ou un des sens) du témoignage du chrétien, mais aussi de l’éducation chrétienne.

Cette quête ne peut se faire que dans le respect et la recherche d’un accueil, d’un dialogue libre et ouvert, entre chacun, maître ou élève, dialogue libre et ouvert aussi avec celui que nous appelons Père et qui nous est révélé par la parole biblique, à travers Jésus Christ.

Je crois également rejoindre Karl BARTH lorsqu’il disait, après avoir pourtant résisté au nazisme, que, pour le chrétien, il lui fallait rendre grâce de ne pas être persécuté par les autorités civiles, et que le message de la bonne nouvelle se transmettait en marge de ces mêmes autorités, dont l’existence était néanmoins nécessaire ... tant que nous n’étions pas dans le royaume.

Finalement, il nous est possible de rendre grâce chaque fois qu’un espace de liberté est ouvert dans une société humaine pour que, librement, un culte puisse être rendu à Dieu.

J’entends ici le mot culte au sens le plus large possible.

Cette liberté n’est pas aujourd’hui permise partout dans le monde, et je crains que certains y portent atteinte, un jour, au nom même de dieux ou de principes d’apparences généreux, voire même, paradoxe des paradoxes, prétendus tolérants.

Encore une fois, la perspective de la gestion sociale m’échappe et je ne vois pas là notre vocation première.

Je crois qu’il s’agit davantage d’un esprit à trouver, à rencontrer, chez les enseignants, les parents, les élèves, les responsables de l’école, plutôt que de textes et de lois.

Un espace irréductible, au fond du fond de la conscience personnelle de chacun, est celui de la rencontre avec le Christ, invitation à son royaume. Cet espace à été révélé au monde, comme ce trésor caché de la parabole, par le message biblique.

En travaillant à la possibilité d’une libre rencontre de chacun avec la parole biblique, nous retrouvons l’esprit de la réforme : le seul intermédiaire, entre Dieu et chacun, le Christ Jésus qui nous est révélé par la parole biblique.

La parole biblique recevant le souffle l’esprit saint qui l’anime, parle, directement au coeur. Spécialement, lorsque celui-ci est dans l’indigence et s’éprouve comme misérable. Lorsqu’une personne dans l’épreuve, la souffrance, la solitude, découvre le superficiel des croyances humaines, elle soupire, et, dans cette quête, Dieu se manifeste.

Cette situation de conversion n’est jamais le fruit d’un calcul pédagogique. Ainsi, le pédagogue chrétien ne peut, fort heureusement, décider ni provoquer artificiellement la conversion d’un seul de ses élèves.

Tout se joue dans l’intimité profonde d’une rencontre qui change tout et renverse toute logique. Je pense à Jean Paul KAUFFMANN qui, lors de son état d’otage au Liban, trouva le réconfort par la lecture biblique, ou encore à mes propres parents et proches, d’origine catalane, réfugiés politiques de la guerre d’ Espagne, qui, pendant l’occupation allemande, entrèrent en possession d’une bible. La lecture quotidienne du texte, en petite communauté d’exilés, sous le prétexte initial de mieux maîtriser la langue française, conduisit à la conversion de plusieurs.

Soeur Antoinette, fondatrice de la communauté de Pomeyrol m’avait dit, combien, dans sa jeunesse, en Alsace, dans une école publique, elle avait été marquée par la lecture de l’épître à l’Amour (1 Cor XIII) qu’elle avait trouvée, parmi d’autres textes, dans un livre.

Un pédagogue qui se préoccuperait des besoins de la personne de chacun avant de ceux de tout système, privé, étatique, politique, ou même religieux, respecterait cette intériorité profonde de chacun et s’appuierait en elle.

Ce pédagogue ne serait donc pas a priori hostile à la rencontre personnelle qui peut conduire à une conversion.

Si le pédagogue de bonne volonté peut donc accueillir la réalité de la conversion, l’idéologie est toujours prise à défaut par elle, et incapable de la comprendre, car furieuse d’être incapable de la contenir.

J’entends, par idéologie, un système d’idées cohérent basé sur un principe fondateur.

Le principe fondateur peut bien être ouvert et généreux, l’idéologie qui en découle, fut-elle laïque, est toujours close sur elle-même. N’imaginant pas un dehors.

L’idéologie, pour reprendre l’expression des philosophes, est totalisante.

Or Dieu révélé par la Parole est le Tout Autre qui se fait tout proche, il suppose toujours que nous accueillions un autre que nous mêmes.

Une des missions de l’éducateur chrétien est sans doute de veiller à garder dans nos écoles, nos pédagogies, une fenêtre ouverte, évitant le système clos d’idéologies totalisantes, fussent-elles fondées sur des principes généreux et ouverts.

Je crois enfin que, fort heureusement, l’esprit souffle où il veut, et, qu’aucun système ne pourra jamais empêcher totalement son témoignage. Un proverbe espagnol dit à peu près ceci : “Lorsque l’homme ferme la porte de sa maison à Dieu. Dieu passe par la fenêtre.”

Soeur Antoinette, encore, s’étonnait et s’inquiétait de cette école qui, m’écrivait-elle un jour, n’est pas contre Dieu mais apprend si bien à s’en passer.

Un printemps, dans notre jardin, il y a quelques années, j’avais été étonné de voir qu’une branche du vieux saule, cassée et détachée du tronc, avait tout de même bourgeonné, se nourrissant par elle-même, en elle-même, de la sève qu’elle contenait. Aussitôt, avais-je pensé, à travers cette image, à notre école.

Je crois que l’école laïque française a bénéficié, dans ses premières années d’existence, comme d’une profonde bénédiction, du fond d’éducation chrétienne tissé par deux mille ans d’histoire, comme aussi de l’engagement de nombreux éducateurs chrétiens, ou simplement de bonne volonté.

Pendant une saison, un temps, la branche a bourgeonné, la bénédiction de Dieu a agi non pas de part ces principes laïques, mais de part la vie qui animait beaucoup de ses responsables, de ses enseignants, ou de ses élèves, esprit nourri de l’évangile de responsabilité et d’amour. Mais si nous ne soignons pas la bouture, si nous ne la mettons pas dans de l’eau, avant de la raccrocher à la terre ou au tronc, ce bourgeonnement ne durera pas, nous aurons faussement attribué à la séparation, ou à la branche elle-même, ce qui, en fait, n’était qu’un résidu de sève qui provenait du tronc. “Je suis le cep” dit Jésus.

Fort heureusement, dans notre société française contrairement aux sociétés totalitaires, l’école seule a été coupée du tronc, et la nourriture, pour les enseignants et les élèves, est venue, le plus souvent, d’ailleurs, ce qui a probablement empêché le dessèchement définitif.

Il faudrait concevoir nos structures éducatives comme des arches ouvertes aux deux extrémités, pour un passage entre deux mondes. L’arche de Noé, en illustre la figure. C’est par Noé que l’alliance a commencé à cheminer jusqu’à nous.

Et non comme des tours, où tous ne travaillent, où tout ne prend sens, que pour la construction commune, mais où tous sont dispersés lorsqu’ils arrivent en haut, se découvrant tout à coup comme ne parlant plus la même langue.(Genèse 11)

De tout bord on note aujourd’hui, avec amertume la montée de l’individualisme. E. MORIN parle de la parcellisation des savoirs, du manque de vision globale. La figure de Babel a comme prophétisé ces choses, non pour annoncer un jugement, mais pour préparer la bonne nouvelle, de la victoire par l’amour, communion dans le don gratuit.

Je regrette vraiment de ne pas pouvoir poursuivre plus loin cette réflexion que cette lettre m’aura seulement permis de commencer d’exprimer, ce dont, encore une fois, je vous remercie vraiment, mais j’en éprouve une insatisfaction réelle. Je vois bien qu’il faudrait poursuivre plus loin et réfléchir et se confier encore. Tout n’est pas toujours simple et il y aurait beaucoup à dire encore, sans doute.

J’adhérerai, si vous l’acceptez, à la F P E, avec d’autant plus de joie que cette “confession “ m’a libéré, même si je me doute que parmi les adhérents, beaucoup ou certains, ne partageront pas mon point de vue.

Le dialogue est plus que jamais nécessaire, les avis contraires ne me gênent pas du tout et sont souvent source d’enrichissement, même si je tiens à mon indépendance de pensée et d’expression. Il nous faut confier toute chose, jusqu’aux termes du dialogue entre pédagogues chrétiens ou non, de bonne volonté.

La rencontre avec Anne Marie GOGUEL à Angers fut vraiment très chaleureuse et j’en garde un souvenir vivant et ému. Je regrette seulement, je devais partir avant la fin du colloque, de ne pas avoir eu le temps d’entendre sa communication donnée le dernier jour. Est-il possible de se procurer une copie ou un enregistrement de celle-ci ? Veuillez de toute façon, si cela vous est possible, transmettre mes amitiés chaleureuses à Anne Marie GOGUEL.

Sentiments fraternels en Jésus-Christ.

PS : J’allais envoyer cette lettre lorsque j’ai appris, avec grande tristesse et émotion, l’assassinat de monsieur RABBIN et, j’ai, du coup, retardé l’envoi de quelques jours. J’ai vécu cet événement comme une double et profonde blessure.

Comme chacun le sait, l’homme qui a tiré étudiait le texte biblique à l’université. Il disait servir la volonté de Dieu.

Quelle lecture contre nature pouvait-il bien faire de la Bible, même s’il ne s’agit que de l’Ancien Testament, qui est le livre qui donne ce commandement essentiel, dès l’ancienne alliance: “Tu ne tueras point “? (Exode XX 13)

Et tout à coup, ma lettre m’a paru, pendant un temps, presque légère. Fallait-il vous l’envoyer ? La Bible peut-elle réveiller des passions meurtrières ?

Puis, je me suis souvenu que le Christ lui-même, lors de la tentation est tenté par des citations bibliques et aussi enfin que ce sont des gens qui connaissaient très bien l’écriture et qui croyaient la servir qui ont fomenté le complot qui le conduisit jusqu’à la croix.

Lorsque, tout au long des évangiles, on attaque Jésus en citant des textes de la Bible, il répond toujours en reprenant la parole biblique qui, par lui, devient parole, par l’esprit qui l’anime.

Jésus accomplit l’écriture qui en lui devient chair, se fait homme parmi les hommes et traverse le vie des hommes, comme une lumière dans les ténèbres. (Jean I)La lettre tue mais l’esprit vivifie “ (II Corinthiens III 6) dit même l’apôtre Paul. Oui, cette parole est si radicalement nouvelle et vivante que sa lettre sans l’esprit qui pourtant n’a cessé de l’inspirer et de la susciter, peut parfois être utilisée contre toute intelligence de la parole même, pour condamner, juger, discriminer et pire encore.

Comme si la dernière ressource qu’utiliserait le mal pour résister à la bonne nouvelle de l’amour vainqueur, soit un recours désespéré à la lettre détachée d’un contexte, coupée de son esprit, ignorant la perspective extraordinaire et nouvelle ouverte pour tous les hommes par la parole-même.

Mais la parole est justement plus forte qui va jusqu’à prophétiser ces choses.

Raison de plus pour la lire, l’étudier, la prier, dans l’esprit qui l’anime.

Il nous reste une certitude : l’Esprit Saint de Dieu, esprit de paix, de réconciliation, de vie, d’amour entre tous les hommes, est déjà vainqueur, quelles que soient les premières apparences parfois trompeuses.

Nous voyons des gens en Israël parler de façon nouvelle sur cette terre, et autour d’elle, de pardon, de paix, du refus de la violence, de réconciliation, d’amitié, et tout notre être en tressaille d’émoi, d’allégresse.

Il reste la force de la prière, pour tous, pour ceux dont le coeur est embrasé d’amour, et pour ceux qui, comme cet homme égaré qui assassina monsieur RABBIN - nous pouvons prier pour lui particulièrement -, ont le coeur aveuglé par la haine.

Que l’Esprit, qui fait toutes choses nouvelles, gagne tous les coeurs à l’amour invincible, indestructible, du Père manifesté parfaitement en la personne de Jésus qui donna sa vie pour tous. C’est de lui, en lui, par lui que nous vivons aujourd’hui, toujours. Qu’Il nous inspire en tout. Amitiés.