Pour poursuivre la réflexion, un texte écrit en 1993 (légèrement revu en 2003 )... Deux visions de la laïcité : Michel SERRES et Emmanuel MOUNIER

Une école publique ne saurait se distinguer d’une école étatisée que si elle se développe dans ce que Karl POPPER appelle une société ouverte de type démocratique en opposition aux sociétés fermées où l’idéologie de l’état n’admet pas de point de vue contraire.

Dans cette perspective deux visions de la laïcité pourraient encore s’opposer :

La première nous parait rapidement implicitement supposée plus qu’évoquée par un texte de Michel SERRES dans son ouvrage Le tiers-instruit.

Michel SERRES évoque Arlequin comme incarnation symbolique de l’humanitude : dans une telle attitude philosophique la pluralité le métissage individuel caractérisent la construction de la personne.

Le livre commence par un spectacle d’Arlequin enlevant un à un ses costumes bigarrés jusqu’à découvrir enfin sa peau. La “séance” se termine ainsi :

“Tout à coup, silence; le sérieux même la gravité descendent dans la salle, voici le roi est nu. Et l’écran dernier vient de tomber. Stupeur ! tatoué, l’Empereur de la lune exhibe une peau bariolée, donc le bariolage bien plus que la peau... Même la peau dément l’unité prétendue par son dire, puisqu’elle est aussi un manteau d’Arlequin....”(...)“...

“Comment les milles couleurs du bariolage peuvent-elles se résoudre dans leur somme blanche ? De même que le corps, répondaient les doctes, assimile et retient les diverses ,différences vécues pendant les voyages et revient à la maison métissé de nouveaux gestes et d’autres usages, fondus dans ses attitudes et fonctions, au point qu’il croit que rien , pour lui ne changea, de même le miracle laïque de la bienveillance de la neutralité bienveillante, accueille, dans la paix, tout autant d’apprentissages pour en faire jaillir la liberté d’invention donc de pensée.” 3631

La laïcité ainsi illustrée par Michel SERRES est de parti-pris humaniste, mais elle garde un relent matérialiste et déterministe supposant la neutralité bienveillante pour permettre à la liberté de penser de jaillir.

Il ne semble pas pouvoir y avoir pour Michel SERRES de rencontre directe entre deux subjectivités qui puissent produire de l’altérité.

Il ne semble pas y avoir non plus d’unité profonde singulière de la personne.

Autrement dit l’altérité ne se produit pas directement comme unifiée mais elle est le résultat d’une sorte d’amalgame d’impressions diverses

En parallèle au déshabillage d’Arlequin, lisons Emmanuel MOUNIER dans son manifeste sur le personnalisme.

Émmanuel MOUNIER évoque un autre déshabillage, une autre forme de révélation, qui, cette fois-ci, va à la rencontre de la personne singulière et non pas bigarrée.

“Dépouillons les personnages avançons plus profond. Voilà mes désirs mes volontés , mes espoirs mes appels. Est-ce moi déjà ?

(...)

Ce n’est pas l’unification systématique et abstraite, c’est la découverte progressive d’un principe spirituel de vie, qui ne réduit pas ce qu’il intègre, mais le sauve , l’accomplit en le recréant de l’intérieur. Ce principe vivant et créateur est ce que nous appelons en chaque personne, sa vocation.

Elle n’a pas pour valeur première d’être singulière, car tout en le caractérisant de manière unique, elle rapproche l’homme de l’humanité de tous les hommes.

Mais en même temps qu’unifiante , elle est singulière par surcroît. La fin de la personne lui est ainsi en quelque manière intérieure : elle est la poursuite ininterrompue de la vocation.

Il suit que le but de l’éducation n’est pas de tailler l’enfant pour une fonction ou de le mouler à quelque conformisme, mais de le mûrir et de l’armer (parfois de le désarmer) le mieux possible pour la découverte de cette vocation qui est son être même et le centre de ralliement de ses responsabilités d’homme.” 3632

Si à première vue cette approche est très proche de celle de Michel SERRES, on voit bien également qu’ici la réunification est le fait de la personne elle-même et non le résultat “d’une neutralité bienveillante” .

Le maître ne sera pas tant neutre qu’armé de conviction à l’écoute d’autres convictions toujours prêt cependant à les contester si besoin... Autrement dit, si Michel SERRES parle d’instruction, Émmanuel MOUNIER évoque davantage l’éducation. Certes pas l’école comme le foyer éducationnel unique de l’école mais comme foyer éducationnel tout de même. Autrement dit nous trouvons là dans l’implicite des deux textes plus que dans leur dimension explicite les deux conceptions de la démocratie et donc de l’école :

- l’une plus héritière des lumières, et de CONDORCET revendique la neutralité de l’espace public,

-l’autre qui est davantage d’origine biblique et se contente, si l’on peut dire, d’une séparation entre les différents espaces. Y sont reconnus, certes, entre autre, l’espace de la personne qui en tant qu’homme et citoyen est libre de ces choix et l’espace politique qui a pour devoir la gestion des biens communs dans le respect des convictions de chacun. Mais elle ne dissocie pas l’émergence de la vocation personnelle de l’utilité commune.

Le personnalisme affirme la dimension singulière et communautaire de la vocation humaine.

La première vision de Michel SERRES (qui enseigne aujourd’hui aux États-Unis !) est souvent celle des pays marqués par le catholicisme romain, c’est à dire historiquement à culture biblique relativement peu développée, et la seconde dont Emmanuel MOUNIER (le catholique!) semble annoncer la préférence est historiquement davantage développée dans les pays de culture biblique, donc protestante.

Les deux conceptions de la laïcité, que j’ai osées développer en prolongeant, peut-être outrageusement ces deux points de vue qui découlent d’approches voisines mais finalement si différentes se chevauchent souvent, ne se distinguent donc pas aisément dans le concret, et pourraient donc peut-être rationnellement cohabiter.

Je crains cependant que si la seconde tolère la première, la réciproque pose davantage question. La neutralité affichée peut masquer une idéologie implicite dans laquelle tous ne se retrouveront pas. Dans la deuxième vision ce qui importe n’est pas tant la neutralité, nous l’avons vu, que la conviction exprimée tout haut mais se sachant assise sur le “noétique “ commun à tous.

Dans cette école, la conviction singulière de l’enseignant serait recherchée. Celui-ci se devrait simplement d’être capable de concevoir la légitimité d’autres points de vue que le sien propre, de ne pas sanctionner en aucune manière non plus, chez un élève ou chez un autre professeur, une telle émergence mais au contraire de la conduire à s’affirmer.

Cette dernière conception plus en harmonie avec l’héritage biblique, se distinguerait et devrait se séparer donc de tout pouvoir politique par nature toujours impositif sans pourtant le combattre par principe. Et nous retrouvons la logique laïque. La mort du Christ sur la croix abandonné de tous, outragé par les soldats romains, hué par la foule et victime pour finir du complot des pouvoirs religieux, de la violence “émissaire” de la foule, le pouvoir politique quant à lui se lavant les mains, comme Ponce Pilate, n’est-elle pas en effet l’expression-même que le message christique ne peut s’imposer par la force ou le pouvoir ? Il ne peut s’agir que de conversions libres, sans pression : pensons encore aux deux brigands à côté de Jésus au moment de sa mort ...

Aujourd’hui, il reste deux approches qui cohabitent et dont les frontières ne sont pas toujours faciles à dresser. 3633

-La première postulerait l’émancipation de l’humanité par le développement des savoirs : les savoirs font grandir l’humain.

-La seconde prônerait le développement du sens singulier et commun de l’homme, l’humanisation comme source et condition première de tout développement : l’humain seul fait grandir les savoirs.

Notes
3631.

Michel Serres “Le tiers-instruit” Bibliothèque François Bourin Paris 1991 p.14 et p 16 et p 17

Nous citons un passage de ce même texte à la page 47 des notes connexes.

3632.

Emmanuel Mounier : manifeste au service du personnalisme Oeuvres complètes tome 1 p 527 528

Nous citons un passage de ce même texte à la page 47 des notes connexes

3633.

L’évolution personnelle de Michel SERRES depuis son texte de 1991 montre l’étendue de cette complexité. Les frontières sont quelque peu arbitraires entre les deux visions, surtout lorsqu’on veut y plaquer non plus des courants de pensée mais des personnes. Évoquant le développement des technologies nouvelles, Michel SERRES parle aujourd’hui de “rédemption des savoirs”et critique quelques positions “trop scolastiques” de l’école française. SERRES Michel “Des autoroutes pour tous”, Propos recueuillis par Luis JOIN-LAMBERT et Pierre KLEIN in revue Quart Monde, no 163, mars 1997 95480 Pierrelaye France

D’autre part du côté des tenants aujourd’hui de l’héritage de la philosophie d’Émmanuel MOUNIER, nous trouverions sans doute des points de vue différents de ceux que nous développons ici.