Prédication en l’église réformée de Saint-Étienne Le 09 Septembre 2001 Tout laisser pour le suivre ?

Luc XIV 25 à 33

Lettre à Philémon 8 à 17

Cette foule avide de guérisons de signes, de prodiges et des bonnes paroles de Jésus sait-elle au moins qui est cet homme qu’elle suit par les chemins ? Jésus semble lui lancer un défi : Nul ne peut être son disciple s’il ne le préfère à son père, sa mère, ses enfants, ses frères, ses soeurs, et jusqu’à sa propre existence. De même pour quiconque ne renonce pas à tout ce qu’il possède. Or ce défi, qui de nous peut le relever ? Les paroles de Jésus reviennent-elles à condamner à décourager la foule de ses admirateurs ? Qui de nous peut se dire disciple ? Et pourtant tout est là : la radicalité de l’injonction ne souffre d’aucun compromis. Qui est-il donc celui qui se permet une telle insolence digne à première vue de tous les pires gourous et maîtres de sectes ? Qui est Jésus ? Remarquons d’abord que pour parler à la foule Jésus se retourne. Jésus prend le temps de se retourner, il prend le temps de s’arrêter pour s’adresser à ceux qui le suivent, pour s’adresser à nous. Comme s il s’agissait d’une halte provisoire sur sa route vers Jérusalem, un temps pour réfléchir et partager sur son chemin vers la croix. Il évoque les paraboles de cet homme qui construit une tour ou de ce roi qui veut partir en guerre, et il invite chacun à peser le pour et le contre, à mesurer ses forces. Jésus nous invite à jauger, à mesurer, à réfléchir, à ne pas agir sur un coup de tête, comme il est bon pour chacun de nous que nous le fassions à l’aube de cette rentrée avant d’entreprendre quelque chose de neuf. Jésus ne rejette donc pas la sagesse humaine, le bons sens.

À première vue seule une armée d’élite saurait répondre à l’injonction et seules quelques élites seraient susceptibles de relever ce défi, et nous songeons à frère Roger de Taizé, à soeur Antoinette de Pomeyrol, à Mère Térésa, à François d’Assise, à l'abbé Pierre, à soeur Emmanuelle, aux moines, aux prêtres, aux martyrs, aux apôtres, aux disciples. Eux au moins ils ont tout laissé pour suivre Jésus. Mais nous ? Ces paroles ne s’adresseraient-elles alors qu’aux cadres aux responsables de l’église ?

Un message pour la multitude, un autre pour les disciples, les prêtres. Serait-on chrétien à deux vitesses ? Une vitesse pour l’élite, une autre pour la foule. Comme il existe dans certaines pratiques religieuses plus ou moins ésotériques des initiés et des profanes. Je ne crois pas qu’il en aille ainsi car il n’y a rien d’ésotérique dans les paroles de Jésus, car tout dans le message de Jésus est révélé aux enfants, car les disciples justement qui le suivent sont des hommes simples et souvent sans culture.

Mais ce retournement de Jésus signifie peut-être encore autre chose. Car tout dans son message est retournement. La radicalité du choix que Jésus pose accomplit, la radicalité du choix que pose déjà YHVH lui-même au peuple d’Israël à travers la loi de Moïse : “Je mets devant toi la mort et la vie, choisis la vie.” Mais celui qui pèche contre moi hait son âme. Tous ceux qui me haïssent aiment la mort. “ disait le livre des Proverbes que nous avons lu tout à l’heure. En Jésus, accomplissant la révélation entière, l’écriture, les prophètes, ce n’est plus l’homme qui cherche Dieu, - dans cette phrase Dieu serait tel le complément d’objet du verbe, réduit à l’objet de la quête humaine. Mais par l’effet d’un retournement c’est bien Dieu qui se met en quête de l’homme et qui le trouve en Jésus.

Car Jésus ne demande pas à tous de tout quitter pour le suivre, souvenons-nous de Zachée, Lazare et de tant d’autres à qui Jésus n’a pas demandé de le suivre et qui sont restés tranquillement chez eux auprès des leurs. Non, Jésus demande, seulement si l’on peut dire, ce qui n’est pas la même chose, de le choisir lui, plutôt que toutes ces choses, de renoncer à toutes ces choses à cause de lui, de mourir à soi-même pour vivre en lui. De porter sa croix pour le suivre.

Et nous voyons bien justement qu’au moment de la croix ceux qui resteront auprès de lui ne seront pas précisément les douze qui on tout lâché pour le suivre, à l’exception de Jean, mais entre d’autres Marie sa mère, Nicodème, Simon de Cyrène qui portera même la croix du Christ, ou encore ces deux brigands à sa droite et à sa gauche qui n’ont rien laissé mais qui se sont trouvés là tout simplement. Et souvenons-nous encore de cette parole de Jésus à Marie et Jean : “Voilà ton fils ““Voici ta mère”

Non seulement Jésus ne méprise pas les liens familiaux mais la relation nouvelle à laquelle par lui nous sommes invités est celle d’une filiation nouvelle, à Dieu que nous nommons papa, d’une fraternité nouvelle en direction de tout homme. Notre Père c’est Dieu lui-même, notre frère c’est Jésus et à travers lui tout homme Non seulement Jésus ne méprise pas les liens familiaux mais il les remet en valeur en quelque sorte. Pour nous qui vivons en famille, qui disposons de biens, il s’agit d’aimer Dieu avant toute chose et son prochain comme soi-même comme le signalait déjà la loi de Moïse. Ce qui revient à choisir Jésus qui accomplit la loi. Il ne s’agit pas d’abandonner sa famille mais de faire de sa famille le premier lieu de louange. Un coin de l’église universelle.

Nos proches parents, il ne s’agit pas de les aimer moins mais de fonder en Dieu notre amour pour eux, et donc de les aimer en amour et vérité. Et pour ce qui est de notre propre vie, le regard de Dieu son amour pour nous nous délivre de nous-mêmes. Car réduire l’autre à l’objet de soi-même est une perpétuelle tentation. Ainsi la vendetta, les guerres, se justifient toujours au nom de l’amour de quelques uns au détriment de quelques autres. Car depuis Caïn et Abel, depuis même Adam et Eve, ce sont ces rapports viciés entre amour et jalousie où le désir de l’autre se substitue à l’amour gratuit qui est à l’origine de la chute de l’homme. Suivre le Christ tout en restant chez soi auprès des siens peut être une vocation . Certains quittent tout, d’autres restent, tous pour la gloire de Dieu.

Alors de cette foule plurielle sans visages faite d’anonymes Jésus veut faire surgir des visages des personnes singulières. Et c’est sans doute pourquoi paradoxalement en évoquant pour chacun ce qui lui est le plus cher il renvoie chacun vers lui-même jusqu’à sa propre personne, son propre corps dont il peut faire la prison de ses sens ou le temple de Dieu. Et nul ne peut exister s’il n’est d’abord renvoyé vers ce qui lui importe le plus, avant d’être détaché, des liens qui le retiennent prisonniers.

Car de la même façon que pour cette foule Jésus n’est peut-être encore qu’une idole qu’un objet, qu’elle suit tout aussi avidement qu’elle le rejettera violemment, notre amour pour les autres peut finir par les étouffer. Car il n’est possible de saisir les paroles de Jésus que si nous saisissons de quel amour Dieu nous aime et aime chacun. La loi de Moïse visait à révéler que Dieu n'est pas une idole, qu’il ne peut se confondre avec les projections humaines, il ne peut se réduire à l’objet, qu’il n’est prisonnier ni de la création, ni de la créature, ni d’aucune représentation humaine.

Jésus nous invite aussi à comprendre que Dieu donne accès au Royaume gratuitement à quiconque l’accepte. Mais cet amour est passé par la croix où le retournement des perspectives ouvre le chemin de la mort à la vie. Sur la croix Jésus donnera sa vie en victime innocente sans demander à quiconque rançon de cette mort mais au contraire en demandant à Dieu son Père de pardonner à ceux qui le crucifient. De même il se peut que des persécutions accompagnent la vie des chrétiens car ils portent une contradiction dans ce monde. L’histoire de l’église naît dans les martyrs joyeux et aujourd’hui encore nombre de témoins sont persécutés dans plusieurs pays à cause de l’évangile. Cette contradiction est liée à l’émergence des personnes, des visages là où ne discernait qu’une masse, une foule. Plus personne, homme ou femme, n’est assigné à résidence par son statut familial, ethnique, social. L’évangile nous annonce la liberté et notre émancipation par rapport à toutes ces chaînes.

Nous avons lu la lettre de Paul en prison écrivant à son ami Philémon le priant de recevoir désormais son esclave Onésime comme son propre frère. Nous avons là l’illustration de ce que Dieu veut faire en nous, de ce que Jésus veut dire. L’amour pour nos proches pour nous-mêmes pour chaque chose n’est qu’un tremplin pour comprendre de quel amour infiniment plus large Dieu aime chaque homme et de quel amour nous sommes appelés à aimer Dieu, chacun et nous-mêmes. Car avec Jésus le projet de Dieu a avancé d’un cran ultime. La distance entre Dieu et l’homme est résorbée. Il ne s’agit plus seulement de servir Dieu de lui être agréable mais de vivre de son Esprit et d’aimer comme Dieu aime. Et ceci n’est plus le fruit de nos mérites mais de la grâce de Dieu. Et c’est pourquoi que bien qu’en prison Paul n’est pas triste mais annonce qu'une espérance qui retentit jusqu’à aujourd’hui.

Il n’est pas impossible de lire autrement encore ces paraboles du vigneron qui veut construire une tour et du roi qui part en guerre. Et si ce vigneron, ce roi de la parabole étaient Dieu lui-même ? Et si Dieu avait besoin de nous pour gagner ce combat dans le monde, le combat du Royaume de paix d’amour de justice ? Et s’il attendait que nous soyons disponibles pour livrer l’ultime pacifique combat ? S’il avait choisi d’avoir besoin de nous ? Le texte que nous venons de lire se poursuit par l’image du sel.

“Vous êtes le sel de la terre” dit par ailleurs Jésus. “Mais si le sel perd de sa saveur avec quoi le lui rendra-t-on ?” ajoute-t-il. Il s’agit bien de porter la saveur de Dieu au monde. Mais nous ne pouvons le vivre que si nous saisissons la grâce qui nous est offerte de laisser notre coeur être travaillé, habité par le Christ où se rejoignent et se fécondent notre humanité créée et déchue mais aimée et la Toute Puissance grâce de l’Amour du Dieu vivant.

Alors, qui est Jésus que la foule suit et semble adorer comme on adule ne star mais en oubliant de l’aimer ? Il est celui qui nous donne ce qu'il ordonne. Il nous donne de l’aimer et d’aimer comme Dieu aime, et nous-mêmes et chacun de ceux que nous rencontrerons. Car ce qu’il nous demande il l’a déjà accompli pour nous, en nous : c’est le don d’amour gratuit.