I. Les enfants en danger : l’Assistance publique dans la loire

L’abandon d’enfant est un acte ancien 78 , que les textes officiels ont plus accompagné et encadré que véritablement combattu. Le lieu d’abandon est connu : l’hospice, au besoin équipé d’un « tour » permettant d’assurer l’anonymat des parents tout en permettant une rapide prise en charge de l’enfant, afin de limiter la mortalité. Le devenir de l’enfant également : placé à la campagne en nourrice jusqu’à douze ans, il sera ensuite pourvu d’une place, à la campagne aussi le plus souvent. Danielle Laplaige fait malicieusement remarquer qu’il ne s’agit jamais ici que d’une reprise du mode d’éducation en vigueur dans la haute société, qui « confiait ses enfants, dès leur naissance et pour quelques années, à des nourrices villageoises de modeste condition. » 79

Confiés à l’Église sous l’Ancien Régime, les enfants abandonnés deviennent avec la Révolution « enfants naturels de la Patrie » (loi du 4 juillet 1793) ; la charité se laïcise, l’État prend en charge cette protection, présentée désormais comme un devoir, et tente, un court instant, de rendre leur dignité à ces enfants (les « bâtards » du langage courant) et à leurs mères (ces « filles mères » qui n’ont pas totalement disparu de notre vocabulaire) : les enfants trouvés ne porteront plus que le nom — plus neutre — d’orphelins, les mères sont encouragées à garder leur enfant, en étant accueillies dans des « maisons maternelles » où elles pourront accoucher dans de bonnes conditions et en se voyant proposer une allocation pour allaiter elles-mêmes leur enfant ; le tout dans le secret le plus absolu 80 .

L’époque napoléonienne connaît une réorganisation complète du dispositif d’accueil : le décret du 19 janvier 1811 crée l’Assistance publique. Chaque arrondissement doit posséder un hospice dépositaire, le Trésor public prend en charge les frais de fonctionnement, le complément étant fourni par les communes et les revenus des biens propres des hôpitaux ; le « tour » est généralisé. Cette générosité n’est pas désintéressée puisque l’enfant, après douze ans, est mis à la disposition du ministre de la Marine ; l’État, en quelque sorte propriétaire de l’enfant, peut en user à sa guise et l’armée napoléonienne a besoin de recrues. Ceux qui y échappent sont placés chez un patron, dont les droits sont considérables, jusqu’à vingt-cinq ans : il ne leur doit que la nourriture, le logement et l’entretien 81 .

Avec le temps, les pécules apparaissent, et l’on tente de limiter le nombre des enfants en remplaçant les tours par des bureaux d’admission, en réduisant le nombre des lieux d’abandon, en tentant de favoriser l’allaitement maternel.

Avec les lois du 24 juillet 1889 82 , du 19 avril 1898 et du 28 juin 1904, l’Assistance publique se voit confier, en plus de la charge classique des enfants abandonnés, celle des enfants dont les parents ont été déchus de leur puissance paternelle, des enfants accusés pendant la durée de l’instruction ou condamnés, et obtient un cadre clair pour les « pupilles difficiles ou vicieux » qui peuvent désormais être confiés, en dernier recours, à l’Administration pénitentiaire 83 .

Nous distinguerons donc l’étude du cadre général du fonctionnement de l’Assistance publique, du cas plus particulier des « enfants moralement abandonnés », nouvelle catégorie née de la loi de 1889, et des pupilles ayant eu affaire à la Justice. Pour les premiers en effet, l’administration se pose en protectrice, suppléant la famille qui a abandonné son enfant, alors que pour les seconds la Justice a condamné la famille, l’a jugée déficiente et lui a retiré l’enfant pour le confier à l’administration. Le résultat sans doute est identique, et dans les deux cas l’enjeu est la protection de l’enfant, mais la cause est fort différente. Reste à voir si ces deux catégories d’enfant connaissent au sein de l’Assistance publique un sort différent.

Mais ces enfants ont cependant pour point commun l’absence de famille, soit qu’elle ait disparu, soit qu’ils en aient été éloignés. La vie qui leur est organisée par l’administration prend donc une importance considérable, que ce soit par le choix des familles d’accueil, ou par le souci d’assurer leurs études par exemple. Il est donc nécessaire de s’arrêter sur le fonctionnement quotidien du service.

Notes
78.

Voir par exemple Danielle Laplaige, Sans famille à Paris, orphelins et enfants abandonnés de la Seine au XIX e siècle, Paris, Centurion, 1989, 204 p., collection « Païdos Histoire », p.11-14.

79.

Danielle Laplaige, op. cit., p.12.

80.

Jean Sandrin, Enfants trouvés, enfants ouvriers XVII e -XIX e siècle, Paris, Aubier, 1982, 255 p., collection « Floréal », p. 70-72.

81.

Jean Sandrin, op. cit., p.76-77.

82.

Voir son texte en Annexe 2.

83.

Code de l’enfance traduite en justice, Paris, Arthur Rousseau, 1904, 467 p., p.159 et suivantes pour la loi du 24 juillet 1889, et p. 384 et suivantes pour les articles 4 et 5 de la loi du 19 avril 1898 : on notera que le recours à l’AP est un choix par défaut, la famille, les particuliers et les institutions charitables ayant la priorité ; loi du 28 juin 1904, Supplément au Code de l’enfance traduite en justice, Melun, Imprimerie Administrative, 1922, 477 p., p. 55 et suivantes. L’article 1 stipule que « les pupilles de l’assistance publique qui, à raison de leur indiscipline ou de leurs défauts de caractère, ne peuvent être confiés à des familles, sont placés, par décision du préfet, sur le rapport de l’inspecteur départemental, dans une école professionnelle. » Cette école professionnelle peut être agricole ou industrielle, départementale ou privée.