A. Les enfants protégés par l’administration

Cadre chronologique oblige, nous n’avons guère examiné les sources antérieures à 1850, sans pour autant couper des séries documentaires qui le chevaucheraient. Toutefois, une incursion limitée (géographiquement) dans des temps plus anciens permet de remettre en perspective la loi de 1811 et son application.

1) Les temps anciens

Sans pousser trop loin le voyage à rebours ni alourdir le propos, on peut cependant constater que l’application de la loi de 1811 sur l’Assistance publique a été lente, et sans doute différente d’un point à un autre du département.

Ainsi à Charlieu, tout au nord du département, loin du chef-lieu et malgré la sous-préfecture de Roanne à une vingtaine de kilomètres, l’hôtel-Dieu fait de la résistance. Certes, d’après les archives que nous avons pu consulter 84 , le nombre d’enfant reste négligeable ; il atteste néanmoins d’une force d’inertie opposée aux réformes.

On ne reviendra pas sur des cas trop anciens. Il faut noter toutefois que l’hôtel-Dieu n’est pas le lieu naturel d’abandon des enfants 85  : en réponse à un arrêté départemental leur enjoignant de prendre en charge un enfant abandonné chez son nourricier et de rembourser les arriérés de vingt-sept mois de nourrice, les administrateurs en appellent au ministre de l’Intérieur en pluviôse an VI (décembre 1798). La somme a bien été payée, « malgré que cette maison n’a jamais été chargée des enfants abandonnés et qu’elle soit privée de secours », il reste maintenant à la rembourser et à prévoir le financement de la nourriture et de l’entretien de l’enfant en question 86 .

A l’inverse, lorsqu’il s’agit, un peu plus tard, d’appliquer la loi de 1811 en mettant fin à l’accueil des enfants, l’hôtel-Dieu renâcle.

A l’État dressé en exécution de l’article 3 de l’arrêté de M. le Préfet du 8 octobre 1811 des enfants abandonnés admis de l’hospice de Charlieu et qui sont transférés à l’hospice civil de Roanne figurent trois noms :

  • Françoise Buttet , 9 ans, placée à l’hospice à la suite du décès de sa mère dans ce même établissement, son père ayant été appelé à l’armée comme conscrit de l’an IX ; elle est placée le 1er Vendémiaire an XIV (23 septembre 1805) à Chandon chez Claude Delorme et sa femme Benoîte Lépinasse moyennant douze francs par mois, pendant deux ans environ, puis revient à l’hospice où elle est logée, nourrie et entretenue.

On supposera qu’âgée alors de cinq ou six ans, elle a pu rendre quelques services à l’hôtel-Dieu, où ne devait pas manquer le linge à entretenir ni les tâches ménagères, pour autant qu’on admette, et rien n’en est dit, que le modèle suivi ici est celui ailleurs dominant : des tâches manuelles concernant surtout l’habillement 87 .

  • Philibert et François Meynard (5 ans et demi et 3 ans), sont les enfants naturels de la « fille Meynard décédée dans l’indigence », admis à l’hospice sur décision du sous-préfet. Ils sont placés depuis le 7 décembre 1810, Philibert chez le cultivateur Benoît Chevalier de Charlieu pour une durée de trois ans et une pension annuelle de soixante-douze francs, et François chez Madeleine Prohence veuve Tacher à Saint-Bonnet-de-Cray (Saône-et-Loire) pour douze francs par mois.

La différence de prix de pension, du simple au double, paraît logique puisque l’âge conditionne les services que peut rendre l’enfant à la famille qui l’accueille. Cela est confirmé par la différence du lieu de placement 88  ; le plus âgé chez un agriculteur, le plus jeune chez une veuve qualifiée de « ménagère ». On peut imaginer que les tâches seront à l’avenant. L’âge toutefois surprend, et l’on peut espérer que le travail confié à un garçon de moins de 6 ans n’est pas écrasant. On retrouve ici du reste les sommes et les âges évoqués pour la jeune Françoise Buttet , placée entre 4 et 6 ans, puis reprise par l’hôtel-Dieu pour y travailler.

Il faut cependant relativiser, en rappelant les conditions de ces placements : à proximité du lieu de naissance des enfants, sans la distance qui sera, on le verra plus loin, la règle en cette matière, et chez des gens qui ont pu connaître, croiser ou entendre parler de leur famille.

En tout cas, la jeune Buttet ne sera pas envoyée à Roanne ; son père réapparaît opportunément et la reprend.

Le cas des deux enfants Meynard est plus épineux. Le sous-préfet de Roanne a beau rappeler le 30 mai 1812 aux administrateurs de l’hôtel-dieu que l’hospice de Roanne est le seul habilité à recevoir les enfants abandonnés, ils figurent encore sur un nouvel exemplaire de l’Etat… cité plus hautet daté cette fois du 9 juin 1812. Une délibération de la Maison d’hospice de Charlieu réclame même sur un ton passablement larmoyant la prise en charge des frais de leur pension, représentant « une dépense de deux cents sept francs par année ce qui prive d’autant les pauvres malades ».

Faute de trace ultérieure, on supposera que les choses ont fini par rentrer dans l’ordre légal. Aucune réticence ne s’exprime en tout cas lorsque quelques années plus tard, en avril 1817, un enfant est exposé à la porte de l’hôtel-Dieu et recueilli. Il est transféré à Roanne sur la demande du sous-préfet 89 , qui ne manque cependant pas de faire une remarque opportune pour les finances publiques : l’enfant devra être apporté à l’hospice de Roanne avec l’acte qui constate son exposition, sauf à retrouver ses parents « et pourvu que cet enfant appartienne à une personne aisée puisqu’on nous annonce l’intention de le retirer dans quelques mois ». Il est recommandé, pour s’en assurer, de consulter les médecins, officiers de santé et sages-femmes de la commune, qui logiquement ont dû participer à l’accouchement. Le but évidemment est de faire prendre en charge les frais de pension de l’enfant par sa famille.

Les recherches ont dû être infructueuses, puisque l’enfant est apporté à l’hospice de Roanne quelques jours plus tard. On passera sur ce préjugé romantique qui voudrait que des gens de bien(s) abandonnassent leur enfant ; l’enfant perdu, notable putatif ? La suite nous en montrera la vanité.

C’est aussi le dernier cas d’enfant recueilli à Charlieu que nous avons repéré. Par la suite, se conformant elles aussi à la loi, les familles ou les mères s’adresseront à l’hospice de Roanne. Peut-être pourrait-on également se hasarder à poser ici l’hypothèse que Charlieu, petite ville entourée de campagne, est moins concernée que les plus grosses agglomérations, et que l’abandon est moins un fait rural qu’urbain. A moins qu’un acte tel que l’abandon, qui nécessite un minimum de discrétion pour ne pas devenir source de honte (honte de soi, ou honte colportée par les autres raillant la « fille mère »), soit plus aisé à accomplir à l’abri de la foule de la grande ville.

Notes
84.

Hôtel-Dieu de Charlieu : le rangement en cartons est peut-être un peu artisanal (mais le musée est récent et a assurément d’autres préoccupations plus pressantes), mais le classement a été clairement organisé. Nous avons utilisé les cotes 18 : Malades de l’hôtel-Dieu par années, 1817-47, 1849, 1852 (carton 9), 59AI : Documents concernant les enfants trouvés, 1798-1817 (carton 7) et 85DIII : Registres d’entrée des malades, 1824-31 (carton 12). On peut se reporter en complément à Estelle Boyer, L’hôpital de Charlieu au XIX e siècle, mémoire de maîtrise sous la direction de J.L. Maynaud, 1996, 101p. Elle cite l’épisode du refus d’envoyer les deux enfants abandonnés à Roanne p. 41-42.

85.

Ce qui explique sans doute que la cote 59AII, Documents concernant les enfants abandonnés recueillis par l’hôtel-Dieu de 1835 à 1868 ne signale en réalité aucun cas d’abandon…

86.

HDC59AI.

87.

Danielle Laplaige, op. cit., p.73 à propos du placement des pupilles de l’Assistance de Paris : « Les filles sont prédominantes dans tous les métiers liés à la confection de vêtements et d’accessoires ». Ce qui n’est jamais qu’une confirmation de la vision de la jeune fille, future épouse, ménagère et mère de famille.

88.

Le terme de placement est entendu au sens de procurer une place, c’est-à-dire un emploi, à l’enfant. Il est sans doute plus discutable pour les plus jeunes, pour qui les activités professionnelles ne sont pas supposées être prédominantes, mais rappelle cependant, par analogie avec son sens médical (proche de l’internement), qu’il s’agit d’une décision extérieure à l’enfant et qui lui est imposée.

89.

HDC 85D, lettre du 1er mai 1817.