a) les chiffres de la série 1204W des Archives départementales.

Si cette mesure est continue, sa représentativité peut être discutée quand on la compare à d’autres sources. En se référant au Tableau du Mouvement et de la Dépense des Enfants trouvés dans le département de la Loire 92 qui couvre les années 1827-1842, on trouve pour les années qui nous concernent les chiffres suivants (Tableau 1).

Tableau 1 : comparaison de chiffres issus de la série 1204W avec des sources officielles (1839-1842)
  Nb expositions Chiffres 1204W Nb décès Chiffres 1204W
1839 388 56 220 0
1840 417 96 199 0
1841 410 103 173 1
1842 429 99 196 1
Graphique 1 : nombre de pupilles de plus de 13 ans inscrits à l’Assistance publique de la Loire au 1
Graphique 1 : nombre de pupilles de plus de 13 ans inscrits à l’Assistance publique de la Loire au 1er janvier (1863-1892)

Quelques précautions doivent donc être prises avant de se livrer à l’étude des chiffres généraux, et en tout état de cause il serait hasardeux de se lancer dans un commentaire trop précis.

Pour leur part, les procès-verbaux d’abandon déposés aux Archives municipales 93 de Saint-Etienne fournissent les données suivantes pour la seule ville (l’arrondissement en principe) de Saint-Etienne (Tableau 2). Nous retrouvons cette fois des données cohérentes avec celles de la série 1204W, à partir de 1859, ce qui laisse entendre que la hausse du nombre des abandons n’est due qu’à un défaut d’enregistrement ou de transmission des entrées, et que les chiffres issus de la série 1204W ne peuvent être considérés comme fiables qu’à partir de cette date.

Tableau 2 : comparaison de chiffres issus de la série 1204W avec ceux des PV d’abandon (1839-1847)
  Nb abandons Chiffres 1204W   Nb abandons Chiffres 1204W   Nb abandons Chiffres 1204W
1839 213 31 1848 164 31 1857 227 78
1840 254 62 1849 181 37 1858 216 110
1841 240 56 1850 146 27 1859 186 175
1842 257 57 1851 158 32 1860 162 165
1843 287 59 1852 165 46 1861 204 203
1844 225 60 1853 176 45 1862 176 171
1845 214 43 1854 187 51 1863 202 202
1846 160 30 1855 212 61 1864 175 175
1847 124 26 1856 228 56 1865 90 176

C’est l’occasion de rappeler la fragilité des sources 94  ; on considèrera la série comme un échantillon, le volume des fiches sur une période séculaire atténuant toutefois les effets de cette sélection sauvage dans les dossiers… Il est vrai par ailleurs que le but de cet aperçu concernant le volume des abandons ne doit pas cacher que l’essentiel reste bien le sort qui sera fait, ensuite, aux enfants.

Les volumes sont cependant importants (Graphique 1), et même si on peut discuter, en partie, leur réalité, ils montrent le poids du service des Enfants assistés dans le département, et éventuellement les difficultés à le gérer : presque 2500 pupilles de plus de treize ans inscrits en 1892 95 , et jusqu’à trois à quatre abandons par semaine à Saint-Etienne, entre cinq et sept par mois à Roanne et Montbrison dans la période plus ancienne (Graphique 2), même si, rapporté au nombre de naissances, l’effet est moins saisissant ; sur une période très limitée, les chiffres du Tableau 3 nous en donnent un aperçu.

On peut dès lors comprendre les descriptions des contemporains, qui voient dans ce déferlement d’enfants abandonnés vers les villes, en plus d’une charge de plus en plus lourde sur les finances publiques, une forme d’invasion, voire de parasitisme. Un rapport d’inspection daté du 22 septembre 96 1834 relève ainsi :

  • Il y a à l’Hospice de Saint-Etienne huit cent soixante et onze enfants trouvés, « ce nombre est vraiment effrayant, mais Saint-Etienne est une ville toute manufacturière » ; ils sont pour un tiers enfants de « filles mères que l’on admet trop facilement pour faire leurs couches à l’hospice » : elles viennent en réalité des départements voisins quand elles sont à terme, logent chez des parents ou amis, et sont admises à l’hospice sans difficulté. Elles y accouchent et disparaissent alors qu’elles pourraient élever elles-mêmes leur enfant.
Tableau 3 : pourcentage des abandons par rapport aux naissances (1839-1842)
Naissances Abandons %
1839 Montbrison 3919 84 2,11 97
  Roanne 4430 73 1,64
  St Etienne 6563 231 3,51
  Total 14912 388 2,6
1840 Montbrison 3920 64 1,63
  Roanne 3821 83 2,17
  St Etienne 6431 270 4,19
  Total 14172 417 2,94
1841 Montbrison 3991 83 2,08
  Roanne 4242 64 1,5
  St Etienne 6455 263 4,07
  Total 14688 410 2,79
1842 Montbrison 4188 75 1,79
  Roanne 4282 85 1,98
  St Etienne 6757 269 3,99
  total 15227 429 2,81
Graphique 2 : abandons d’enfants dans la Loire par année (1842-1942) (d’après ADL 1204 W)
Graphique 2 : abandons d’enfants dans la Loire par année (1842-1942) (d’après ADL 1204 W)

D’autres sont déposés au tour par des sages-femmes qui « au moyen d’intelligences dans le voisinage de l’hospice mettent en défaut le zèle et les précautions des sœurs et savent de suite où sont placés les enfants. » Elles le disent aux parents.

D’une façon générale, les administrateurs sont, partout, « trop faciles à rendre gratis les enfants à leurs parents. »

  • A Roanne, il y a trois cent soixante-dix-sept enfants trouvés. Ceci est « dû en partie au département de l’Allier dont les cantons les plus voisins apportent beaucoup d’enfants à Roanne. » Là aussi les parents savent trop facilement le lieu de placement de leur enfant. Un autre problème existe, qui peut-être ne facilite pas leur recrutement : les nourrices ne sont payées que tous les six mois, au lieu de trois en principe.

Il y a trois cent trente-trois enfants trouvés 98 à Montbrison. Le tour, ouvert « il y a trois ans », a été fermé quelques mois plus tard « sous le prétexte que de mauvais sujets y venaient jeter des ordures. » Depuis, les enfants sont simplement déposés à la porte de l’hospice.

D’une façon générale, ce rapport insiste sur la nécessité de bien examiner les enfants à leur arrivée, afin d’éviter la mort des nourrices, et d’examiner également les nourrices avec soin (afin d’éviter la mort des enfants ?).

Pourtant, malgré ces alarmes, le principe de la permutation des enfants abandonnés avec ceux d’un autre département, destinée à éviter tout contact entre les enfants et leurs parents, à faire sortir du service tous ceux qui n’y sont que par commodité (l’idée est que, privés de nouvelles, de surveillance, voire de visite, les parents préfèreront les reprendre plutôt que de les voir s’éloigner), et à assainir les finances du département en leur enlevant cette charge indue, ne sera jamais véritablement appliqué.

Quelques contacts, sans suite, ont été pris avec le préfet de l’Ardèche. Les chiffres relevés sont très faibles au regard du nombre d’enfants assistés : quarante en 1835, soixante-douze en 1836, trente-sept en 1837. Mais un certain effet de menace a pu jouer, puisque plusieurs centaines d’enfants ont été retirés du service : les retraits ont doublé (de cent trente-huit en 1833 à trois cent quatorze en 1834, où la mesure a été annoncée), mais sont vite retombés : deux cent vingt-huit en 1835, cent cinquante-quatre en 1836, quatre-vingt-dix-neuf en 1837, au-dessous même de leur niveau habituel. Les abandons ont même augmenté, parce qu’apparemment, immédiatement après leur retrait, les enfants sont rendus aux hospices.

Le déplacement fait donc long feu. Inefficace, il est également cruel, écrit Valentin Smith, conseiller à la cour d’appel de Riom 99  :

‘« Dans la demande que fait un nourricier de garder l’enfant qu’il a élevé et qu’on veut lui arracher, votre commission ne voit que l’élan du cœur qui ne calcule pas l’avenir, au moment d’une douloureuse séparation ; puis, dans la restitution faite à l’hospice, elle ne voit que les cruelles exigences de la misère qui forcent le nourricier à abandonner cet enfant, parce qu’il n’a plus de pain à partager avec lui. »’

Le service des enfants assistés continuera donc à fonctionner comme devant, à peine purgé de ses éléments litigieux, mais avec peut-être le sentiment de faire œuvre utile, et sociale…

Il n’est pas inutile de signaler dès maintenant que Valentin Smith porte à la question des enfants abandonnés davantage qu’un intérêt professionnel : magistrat, il est également lui-même enfant naturel, et sa carrière a souffert de cet état. En 1835, alors qu’il est procureur du Roi à Saint-Etienne, le procureur général de Lyon hésite à le proposer comme conseiller à la cour d’appel précisément parce que cette condition d’enfant naturel est considérée comme incompatible avec la dignité du haut magistrat. Ses qualités professionnelles lui permettront finalement d’être promu, mais en 1837 seulement, et non pas à Lyon mais à Riom ; il ne sera conseiller à Lyon qu’en 1850, et finalement à Paris en 1864. Tout cela peut expliquer le caractère peu conformiste de ses vues sur la question 100 .

Aline Cebulski-Gadala, qui a étudié les enfants abandonnés de l’hospice de la Charité de Saint-Etienne, note que les admissions sont parallèles aux naissances illégitimes 101 . Smith, malgré le moralisme ambiant, ne s’en offusque pas, et proclame 102  :

‘« Sans doute, la dépravation des mœurs, l’imprévoyance, l’accroissement de la population, l’intérêt privé qui spécule frauduleusement sur la bienfaisance publique, sont autant de causes qui concourent à l’abandon des enfants ; mais celle qui domine toutes les autres, c’est, il faut le répéter, la honte et la misère. »’

Dans les campagnes et les bourgs s’exerce avec constance et sans la moindre bienveillance une « police du voisinage » qui condamne la faute de la fille mère, alors que c’est précisément la honte qui pousse à l’abandon. Dans les grandes villes où il est facile de se soustraire aux curiosités, et où d’ailleurs règne une grande indifférence aux autres, c’est surtout la misère qui est la cause de l’abandon des enfants illégitimes.

On saluera le caractère peu contemporain, voire iconoclaste, de ces remarques, assez éloignées de l’image que l’on a souvent de l’époque et où peut percer le poids d’une expérience personnelle. La campagne n’est pas le havre qu’on croyait ; la ville, certes indifférente, est surtout l’accumulation de la misère qu’elle attire. Loin de stigmatiser la fille mère, Smith renvoie la responsabilité finale de son acte à la société elle-même. Plutôt que de discuter de la suppression des tours, il serait plus digne du pays, afin de diminuer le nombre des expositions et de resserrer les liens de la famille,

« de travailler à prévenir la misère, de chercher à détruire le paupérisme, à extirper la mendicité et le vagabondage, ces lèpres honteuses de la société ; ce serait enfin de venir au secours des femmes enceintes et des mères dans l’indigence. » 103

Misère, honte et remords, c’est en effet ce qui apparaît quand on se penche sur les abandons.

Notes
92.

ADL, X135.

93.

AMSE, 3Q62-69 et 3Q70.

94.

La comparaison avec des sources extérieures comme la Statistique de la France est de peu d’utilité, faute d’une catégorisation comparable des enfants. Les admissions sont, toutes catégories confondues, comprises entre trois cents et quatre cents de 1842 à 1852 ; le nombre d’enfants inscrits dans le service des enfants assistés baisse de 1541 au 1er janvier 1842 à 1017 au 1er janvier 1860. Sur ce dernier point au moins, les chiffres sont cohérents avec les données locales (graphique 1). Statistique de la France, 2me série, tomes VI et XV, Statistiques de l’Assistance publique de 1842 à 1853 et de 1854 à 1861, Strasbourg, Berger-Levrault, 1858 et 1864.

95.

ADL, X138-146, pupilles de douze à vingt et un ans inscrits au premier janvier, de treize à vingt et un ans ensuite.

96.

ADL X135.

97.

Ou 2,14 si on refait le calcul… Les pourcentages du total ne figurent pas sur le document d’origine.

98.

Si on additionne : 1581 enfants trouvés à la charge des hospices du département en 1834 ; le chiffre est comparable à ceux que l’on trouve cinquante ans plus tard. Voir aussi la Statistique de la France, 2e série, tome VI : Statistique de l’Assistance Publique de 1842 à 1853, Strasbourg, Berger-Levrault, 1858, 276 p., et tome XV : Statistique de l’Assistance Publique de 1854 à 1861, Strasbourg, Berger-Levrault, 1864. On signale ainsi 1541 enfants assistés dans la Loire au 1er janvier 1842, ce qui est cohérent.

99.

ADL X135, Rapport fait au Conseil général de la Loire le 24 août 1834 au nom de la Commission chargée de l’examen des questions relatives aux Enfants trouvés, Clermont-Ferrand, imprimerie de Pérol, 1839, 74p., p. 18.

100.

Marcel Rousselet, Histoire de la magistrature française des origines à nos jours, Paris, Plon, 1957, deux tomes 448 et 437 p., tome 1 p. 219-220. L’auteur fait de cet exemple le signe de l’exigence d’une naissance légitime parmi les conditions d’accès à la magistrature. Il ajoute : « Ce qui ne manque pas d’être touchant, c’est que Smith, un érudit de l’histoire de la région Lyonnaise, s’était penché sur la misère des enfants sans famille, et lui qui avait dû tant souffrir de sa situation, avait présenté un rapport au conseil général de la Loire en 1838, au nom de la Commission chargée de l’examen des questions relatives aux enfants trouvés. »

101.

Aline Cebulski-Gadala, op. cit., p. 33.

102.

ADL X135, Rapport fait au Conseil général…, op. cit., p.55-56.

103.

Op. cit. p. 57.