b) mesurer l’acte d’abandon ?

L’exemple du procès-verbal dressé le 17 juin 1852 par le commissaire Vivès, et relatant l’abandon à l’église Saint-Louis de Saint-Etienne d’un jeune garçon de vingt mois pendant un office, par sa mère domestique et célibataire venue de Vanosc (Ardèche), paraît assez représentatif de ces mères qui abandonnent leur enfant, comme le commissaire, avec son vocabulaire précieux et sa réprobation pas très assurée, pourrait symboliser le regard de la société sur les abandons. L’abandon dans un lieu public, dans le cas présent, est cependant plutôt rare, et constitue un délit 104 . L’origine rurale, l’état de domestique qui est la source des malheurs de la fille mère, la promesse de mariage finalement non aboutie, et le désespoir affiché de ne pouvoir garder davantage son enfant, sont des caractères récurrents de l’abandon.

Les enfants abandonnés avec un petit objet, plus rarement un billet protestant de l’amour qui leur est porté ou déplorant la misère qui oblige à les perdre, ne sont pas rares, signe d’une intention de leur laisser un petit bout d’identité, et éventuellement de les reprendre plus tard.

On trouve également toute une panoplie d’objets divers, cartes à jouer, pièces d’habillement, morceaux de tissu, et jusqu’à des cartons écrits et coupés, dont la reconstitution devra permettre d’identifier à coup sûr la vraie famille. De l’intention à l’acte, il y a un grand pas rarement franchi, mais on peut mesurer à ces petits signes émouvants l’attachement des mères pour l’enfant qu’elles laissent partir (Tableau 4).

Tableau 4 : Saint-Etienne, objets laissés avec les enfants abandonnés (1839-1845)
nombre d’abandons rubans billets médailles enfants repris
1839 213 69 98 6 30
1842 257 85 104 4 22
1845 214 88 81 6 16

La proportion d’enfants repris est moins faible qu’on aurait pu le penser : 25,75 % à Saint-Etienne, 23,53 % à Montbrison et 18,56 % à Roanne, soit entre un quart et un cinquième des enfants concernés, entre 1842 et 1882 106 .

Il faut aussi compter avec les décès (Graphique 3), le plus souvent dans l’année qui suit le dépôt de l’enfant. Ils peuvent atteindre des chiffres considérables, souvent supérieurs à 50 % avant 1875, rarement inférieurs ensuite à 20 %. La vie de l’enfant abandonné est précaire ; sans doute sa disparition est-elle moins mal vécue que tout autre.

Graphique 3 : abandons et décès (Loire, 1859-1914)
Graphique 3 : abandons et décès (Loire, 1859-1914)

Les causes indiquées 107 ne mettent pas directement en cause la famille d’accueil : broncho-pneumonie, parfois suite de rougeole (19,7 %), athrepsie 108 (14,3 %), tuberculose (5,4 %), débilité ou faiblesse congénitale (5,4 %), et très rarement la mère : guère plus de 1 % de syphilitiques, marqueur par excellence de l’immoralité. Faute d’une famille, est-il autre chose qu’un chiffre statistique, qui passe d’une colonne à l’autre ?

On notera cependant que la part des décès dans les abandons se tasse après 1875 en dessous de 40 %, et qu’après 1890 elle est le plus souvent inférieure à 20 %. C’est l’effet certainement de conditions sanitaires meilleures et d’une surveillance médicale plus régulière. Mais la coïncidence avec le développement de la scolarisation grâce aux lois Ferry peut aussi laisser penser qu’un nouvel acteur intervient désormais dans la surveillance des enfants, moins lié aux contraintes locales des communautés villageoises : l’instituteur.

Notes
104.

AMSE, 3Q67. Le texte de ce procès-verbal, auquel sont attachés un ruban et une médaille, figure en Annexe 7, ainsi qu’une lettre plus ancienne accompagnant un abandon (Annexe 6). On ajoutera que le tour ayant été supprimé au premier janvier 1846 (AMSE 3Q70/2) officiellement, et en réalité dans le début de l’année 1846 (AMSE 3Q65 : il n’en est plus question après le 27 février 1846 ; on lit désormais abandonné à l’hôpital, dans le Bureau de l’hôpital ou au Bureau d’admission), l’anonymat n’existe plus, puisqu’il faut s’adresser à un bureau d’admission. On peut facilement imaginer la difficulté de la démarche, qui de furtive devient active et nécessité désormais la confrontation avec un tiers. Même si sa confidentialité est garantie, rien n’empêche que s’exprime un jugement… D’où des pratiques d’abandon en des lieux plus discrets : Aline Cebulski-Gadala, op. cit. p. 30, cite une proportion de 5,9 % d’enfants exposés. Du reste, l’exposition est un délit, et le code pénal prévoit des peines allant de l’amende à la prison selon l’âge de l’enfant et le lieu d’exposition (voir Danielle Laplaige, op. cit., p.14 et Code de l’enfance traduite en justice, op. cit., p.375 et suivantes, sur les modifications apportées sur ce point au code pénal par la loi du 19 avril 1898). Il y a exposition lorsque l’enfant est déposé dans un lieu « solitaire ou non solitaire », et délaissement lorsque l’enfant exposé est laissé seul et que cessent, même pour un temps court, les soins et la surveillance qui lui sont dûs. Ce sont donc les circonstances et les conditions de l’abandon qui constituent le délit, et non l’abandon lui-même dès lors qu’il survient dans un lieu idoine et qu’il n’y a pas rupture des soins.

105.

AMSE, 3Q62, 64, 65.

106.

ADL, 1204W 355, 357 et 358-59.

107.

Après 1902 uniquement, où les renseignements fournis permettent de s’en faire une idée. Mais on ne sait pas dans quelle mesure le médecin, pris entre sa clientèle, proche, et l’Administration, plus lointaine, décrit la réalité.

108.

Défaut d’assimilation des aliments