c) portraits de mères

L’échantillon étudié permet de donner une idée des mères qui abandonnent leur enfant 109 . Elles sont souvent nées dans la Loire (Tableau 5), davantage dans la zone plus rurale de Montbrison que dans les régions plus urbaines et industrielles de Roanne et Saint-Etienne.

Mais parmi celles qui sont nées dans le département, un tiers seulement provient du chef-lieu de l’arrondissement, les autres des cantons proches. La ruralité est donc marquée, et confirmée par l’attrait que paraît exercer le chef-lieu sur les franges rurales des départements voisins : 20 % des mères qui déposent leur enfant à l’hospice de Roanne sont nées dans l’Allier, 25 % de celles de Saint-Etienne viennent de la Haute-Loire. Mais il s’agit moins d’un déplacement de circonstance que d’une immigration récente, pour le travail vraisemblablement 110 .

Tableau 5 : lieu de naissance des mères abandonnant leur enfant, Loire 1882-1942 (%)
Hospice de Roanne Hospice de Montbrison Hospice de
Saint-Etienne
Loire
Loire cantons 56,56 cantons 80 cantons 42,9 arrondissements 58,1
  Roanne 16,16 Montbrison 15 Saint-Etienne 16,5 Saint-Etienne 25,2
  Saint-Haon-le-Châtel 11,11 Saint-Georges-en-Couzan 12,5 Saint-Chamond 4 Saint-Etienne seule : 13,2
  Perreux 7,07 Boën 10 Saint-Héand 3 Roanne 17,1
  Charlieu 6,06 Saint-Jean-Soleymieux 10 Rive-de-Gier 2,7 cantons de Roanne 6,3
  Saint-Just-en-Chevalet 5,05 Saint-Bonnet-le-Château 7,5 Firminy 1,8 Montbrison 15,8
  La Pacaudière 4,04 Saint-Just-Saint-Rambert 7,5 Bourg-Argental 1,5 cant. de Montbrison 4,5
  Belmont 3,03 Chazelles-sur-Lyon 5 Saint-Genest-Malifaux 1,5    
  Saint-Symphorien-de-Lay 3,03 Saint-Galmier 2,5 Grand-Croix 1,2    
  Saint-Germain-Laval 1,01 Noirétable 2,5 Pélussin 0,6    
      Feurs 2,5 Ardt Montbrison 6,6    
      Saint-Etienne 2,5 Ardt Roanne 3,5    
      Saint-Germain-Laval 2,5        
Haute Loire       10   23,4   4
          canton Yssingeaux 5,4    
          Reste de l’Ardt 14,1    
          Ardt du Puy 3   2,3
          Ardt Brioude 0,9    
Allier dont : 20,2       1,2    
  Châtel-Montagne 8,08            
  Lapalisse 2,02            
Ardèche           5,1   0,6
Puy-de-Dôme   2,02   5   4,8   8,6
Rhône   5,05   2,5   3,3   6,8
Saône-et-Loire   10,1       1,5   1,1
Drôme           1,2   0,6
Cantal           0,9   1,7
Ain           0,6    
Isère           0,6    
divers   6,06 111   2,5   14,5 112   16,2 113

Si elles sont nées à l’extérieur, la plus grande partie de ces mères est domiciliée dans la ville de l’abandon (Tableau 6). Le cas de Montbrison reste à part : la ville propose moins d’activités industrielles qui attirent, sa région plus rurale possède une population plus stable, sa zone d’influence est plus réduite.

Les professions (Tableau 7) montrent des mères issues du petit peuple des villes : les domestiques partout dominent ; les journalières sont nombreuses. Il y a des ouvrières aussi : bobineuses, tisseuses, dévideuses, passementières. Les intitulés déclarés ne sont pas forcément très éclairants sur la réelle qualification du travail, mais il n’en faut pas beaucoup pour faire des bobines ou défaire des écheveaux.

Tableau 6 : lieu de résidence des mères abandonnant leur enfant, Loire 1882-1942 (%)
Hospice de Roanne Hospice de Montbrison Hospice de
Saint-Etienne
Loire
Roanne 59,3 Montbrison 27,5 Saint-Etienne 74,8 Saint-Etienne 39,8
            Roanne 12
            Lyon 6,9

Et l’on rappellera l’existence autour de Roanne et de Saint-Etienne d’une activité textile diffuse et en partie rurale 114 . Le terme de tisseuse et de passementière peut donc recouvrir des réalités domestiques (et financières) moins valorisantes que l’appellation utilisée.

Tableau 7 : profession des mères abandonnant leur enfant, Loire 1882-1942 (%)
Hospice de Roanne Hospice de Montbrison Hospice de
Saint-Etienne
Loire
domestique 42,52 domestique 55,88 domestique 21,46 domestique 25,32
bobineuse 14,96 journalière 8,82 dévideuse 11,37 ménagère 9,49
tisseuse 7,09 sans 7,84 passementière 6,22 sans 8,86
sans 6,3 ménagère 6,86 ouvrière en soie 6,01 couturière 5,06
journalière 5,51 couturière 4,9 couturière 5,58    
        lingère 5,15    
Graphique 4 : naissances naturelles et abandons à Saint-Etienne (1885-1913)
Graphique 4 : naissances naturelles et abandons à Saint-Etienne (1885-1913)

Il est difficile en revanche, faute d’élément concret, de reprendre cette idée que ces enfants abandonnés, de mère domestique ou de profession subalterne, sont enfants du patron. Elle est pourtant répandue, et admise même par ses victimes 116 .

Leur âge moyen (Tableau 8) est plus élevé qu’on aurait pu le penser, proche de vingt-cinq ans, et pour l’essentiel situé entre vingt et trente ans : ce sont donc des femmes installées, qui n’ont pas l’excuse de l’inexpérience. Si elles ne gardent pas leur enfant, c’est moins pour effacer une faute supposée qu’en raison de leurs conditions de vie : concubinage ouvrier fréquent, qui ne s’accommode pas forcément de l’arrivée de l’enfant et/ou pauvreté 117 .

Tableau 8 : âge moyen et répartition par âge des mères abandonnant leur enfant (Loire, 1882-1942)
Roanne Montbrison Saint-Etienne Loire
- 20 ans 14,4 9,6 12,8 14
20 à 30 67,2 79,8 73,7 67,6
+ 30 ans 18,4 10,6 13,5 18,4
Age moyen 24,6 24,4 24,8 25,4

Le nombre d’enfants déposés non par leur mère mais par une sage-femme (45,9 % à Roanne, 28,9 % à Saint-Etienne, 20,3 % à Montbrison entre 1842 et 1892, mais seulement 2,3 % pour l’ensemble du département entre 1902 et 1942) peut être l’effet de la honte ou de la discrétion, d’autant que c’est surtout le fait des plus jeunes mères (pour les moins de vingt ans, respectivement 55,5, 42,3 et 40 %). C’est aussi la confirmation du rôle social de la sage-femme, conseillère, confidente et disponible pour régler des situations familiales difficiles 118 .

Le parallèle entre la pauvreté et les abandons est attesté par la reprise des abandons vers 1890 (Graphique 4) alors que se retourne la conjoncture économique générale 119 , et le pic de 1899-1900 coïncidant avec la grande grève des passementiers stéphanois 120 . En revanche, les naissances naturelles paraissent structurelles ; il y a certes des pics, qui peuvent atteindre la centaine, mais leur nombre reste en permanence supérieur à deux cent cinquante pour la ville de Saint-Etienne. Les crises économiques se matérialisent par un rapprochement des courbes, avec souvent un décalage d’une année. Il semble donc bien que dans cette masse permanente d’enfants naturels, la fluctuation du niveau de vie des familles est une cause prépondérante de l’abandon.

Les mères ne sont que marginalement issues elles-mêmes de familles instables (Tableau 9), ce qui fait mentir le rapport que l’inspecteur signe le 22 septembre 1834 selon lequel la plus grande partie des filles déposées à l’Assistance publique reste sans éducation morale et religieuse, et finit par « succomber à la séduction », donnant naissance « à des êtres qui sont aussitôt abandonnés comme leur mère, et entretiennent ainsi chaque année une immoralité des plus désastreuses sous tous les rapports. »

Tableau 9 : situation familiale des mères abandonnant leur enfant (Loire, 1882-1942)
  Roanne Montbrison Saint-Etienne Département
anciennes pupilles 3 % 2,1 % 1,4 % 1,5 %
nées de père inconnu 4,6 % 0,5 % 4,9 % 1,1 %
indigence signalée 0 % 0 % 2,7 % 11,3 %

Moins que la reproduction sociale, on doit donc plutôt invoquer les difficultés de la vie. Seule l’indigence officiellement référencée, ce qui en exclut a priori les situations temporaires ou non revendiquées devant les autorités, atteint en fin de période des chiffres significatifs. La culpabilité ressentie par les mères au moment de l’abandon a dû s’en ressentir…

Le conseiller Smith le disait déjà en 1838 :

« Messieurs, il y a quelque chose dans le monde de plus fort que la nature, c’est la misère, la misère qui corrompt jusqu’aux sentiments les plus intimes de l’homme, dégrade et pousse rapidement de la dégradation à une morale indifférence, seule cause de l’abandon ».

Notes
109.

Les données proviennent des registres 1204W 355 (Roanne 1842-92), 357 (Montbrison 1842-92), 358 (Saint-Etienne 1842-62) et 359 (Saint-Etienne 1872) et des dossiers ADL 1204W 1, 2 et 19-21 (Saint-Etienne 1882-92), puis 68-75 (1902), 132-138 (1912), 195-201 (1922), 278-288 (1932), 378-397 (1942) pour l’ensemble du département. Toutes les fiches ne comportent évidemment pas les renseignements souhaités ; seule une assez faible partie les fournit :

Hospice RoanneHospice MontbrisonHospice Saint-Etiennedépartementnombretotal%nombretotal%nombretotal%nombretotal%naissance99194514018721,432961553,517473923,5domicile1301946710218754,546961576,317573923,7profession12719465,510218754,546661575,815873921,4âge12519464,510418755,645961574,618573925

110.

L’origine des habitants du quartier du Soleil étudié par Jean-Paul Burdy donne des résultats assez comparables. Jean-Paul Burdy, Le Soleil noir, un quartier de Saint-Etienne, 1840-1940, Lyon, PUL, 1989, 270 p., p. 17-18.

111.

Dont une anglaise.

112.

Dont Suisse : 1,2 %, Creuse : 1,8 %, Bas-Rhin : 2,1 %, Haut-Rhin 0,9…et une piémontaise.

113.

Dont trois polonaises, trois franciliennes…

114.

Voir Brigitte Reynaud, L’industrie rubanière dans la région stéphanoise (1895-1975), Saint-Etienne, Publications de l’Université de Saint-Etienne, 1991, 432p., p. 68-72 pour la répartition géographique et professionnelle., et Jean-Pierre Houssel, La région de Roanne et le Beaujolais textile face à l’économie moderne, thèse de Géographie (Lyon 2, 1976), tome 1, Lille, Service de reproduction des thèses, 1979, 329 p., p. 75 et suivantes.

115.

N’ont été représentées que les professions qui dépassent 5 %.

116.

M. Cl. Murtin, « Les abandons d’enfants à Bourg et dans le département de l’Ain, à la fin du XVIIIe siècle et dans la première moitié du XIXe », in Cahiers d’Histoire, 1965, tome X, 435 p., p. 135-166 (1re partie surtout : « L’abandon d’enfant, un révélateur des structures sociales et de la conjoncture »), p. 143 : « ce “droit de cuissage“, reconnu tant par les domestiques que par les maîtres, était l’une des formes de l’exploitation de la domesticité par la bourgeoisie. »

117.

Danielle Laplaige, op. cit., p. 18 et 19.

118.

Voir Mathilde Dubesset et Michelle Zancarini-Fournel, Parcours de femmes, réalités et représentations, Saint-Etienne 1880-1950, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1993, 270p., p. 197-198

119.

Yves Lequin, Les ouvriers de la région lyonnaise (1848-1914), Lyon, PUL, 1977, 2 tomes 573 et 500p., voir tome 2 p. 86 et suivantes, et par exemple p. 89 : on a tendance à pousser les femmes hors de l’atelier, quand la conjoncture se retourne. M. Cl. Murtin, art. cit., note également le même phénomène pour les abandons dans l’Ain, p. 155 : la misère est le principal facteur d’abandon, chez les ouvriers et les paysans, dans une moindre mesure pour les domestiques, et p. 159 : il y a un lien, au moins partiel, entre les abandons, les hausses de prix et les grandes crises.

120.

Brigitte Reynaud, op. cit., p.90-104.

121.

A partir des fiches constituées.