1) Combien d’enfants moralement abandonnés dans la Loire ?

Il semble que la loi a eu du mal à être mise en œuvre localement. Le 24 janvier 1891, le ministère de l’Intérieur s’étonne qu’elle n’ait encore reçu dans la Loire aucune application, alors même que le département « est un de ceux où la création d’un service de “moralement abandonnés“ sera le plus utile » 156 . Il suggère que l’inspecteur en est la cause, et envisage de le remplacer par un autre, plus zélé. Le préfet prend la défense de l’inspecteur Micheletti fin janvier, précise que seuls deux cas éventuellement justiciables de déchéance avaient été signalés, dont un sans raison, et suggère que cette non-application de la loi est un prétexte pour refuser à l’inspecteur sa promotion.

Visiblement, cette réponse n’est pas jugée satisfaisante au ministère, qui répond, durement et longuement, le 2 mars, par une véritable lettre programme. On y trouve énoncés à la fois les enjeux de la loi, et ses modalités locales d’application :

‘« Les administrations départementales ne doivent pas attendre que le hasard des circonstances leur amène des enfants à recueillir, en exécution de la loi du 24 juillet 1889 : elles ont au contraire une initiative à prendre ; elles doivent n’épargner aucun effort pour découvrir les enfants que cette loi a pour objet de sauver. »’

A cet effet, les maires et commissaires de police doivent être alertés, afin de fournir des informations, ou plus simplement pour rester toujours attentifs aux abus de puissance paternelle, « bien moins rares qu’on ne le croyait. » L’administration départementale a le devoir de signaler les faits ou les présomptions au parquet, qui seul peut si nécessaire en saisir le tribunal : c’est là une responsabilité forte, et c’est alors seulement qu’elle s’en trouve dégagée.

Les mots sont graves, qui revendiquent pour l’administration un véritable droit de regard sur les familles « indignes », et en réalité l’initiative même de l’action en déchéance. Cette action est possible dans des cas fort nombreux, car si « la disposition la plus importante de la loi » est celle qui permet de retirer la puissance paternelle aux parents qui compromettent la santé, la sécurité ou la moralité de leurs enfants, « les enfants maltraités, les enfants de parents indignes ne sont pas les seuls que la loi de 1889 ait en vue ». Et le ministre d’y ajouter les parents « incapables » et ceux qui, « à raison de leur extrême misère ou de leurs infirmités » ne peuvent dispenser à leurs enfants les soins et l’éducation nécessaires. Il prend l’exemple de l’enfant d’une veuve, infirme, incapable de travailler et indigente :

‘« Comme l’enfant n’est pas orphelin de père et de mère, comme sa mère n’a pas disparu, comme elle n’est ni hospitalisée ni détenue, votre administration refuse de recueillir l’enfant ; il n’est pas en effet au sens du décret de 1811 à l’état d’abandon légal. Il est au sens de la loi de 1889, un “moralement abandonné“ ; la fin de non-recevoir que la plupart des administrations départementales opposaient, que la vôtre oppose encore à l’admission de cette catégorie d’enfants a toujours été d’une excessive rigueur ; aujourd’hui elle n’est pas fondée en droit. » 157

D’où la nécessité d’une rapide mise en application de la loi dans le département de la Loire, le seul de cette importance (en termes de population, et singulièrement de population ouvrière, plus particulièrement pauvre, instable, et donc concernée au premier chef) à ne l’avoir pas encore fait.

L’interprétation donnée au texte de la loi est le plus large possible ; l’administration est appelée à faire preuve de zèle et de célérité. On peut même lire dans ce texte un appel à la surveillance et à la dénonciation des situations limites ; la frontière entre immoralité, incompétence et pauvreté des parents est mince…

Tableau 14 : nombre d’enfants moralement abandonnés et part dans l’ensemble des dossiers de l’Assistance publique (Loire, 1892-1942)
Nombre % du total Nbre garçons %
1892 19 10,2 13 68,4
1902 55 27,5 28 50,9
1912 47 40,5 22 46,8
1922 19 20,6 9 47,4
1932 44 43,5 26 59
1942 177 76,9 95 53,7
total 361 40 193 53,5

Faut-il penser que ce coup de fouet fut salutaire ? A partir de 1892, on trouve en tout cas des dossiers d’enfants moralement abandonnés parmi ceux des pupilles, reconnaissables à leur couleur jaune (Tableau 14), peu d’abord, preuve que les choses restent difficiles à mettre en place, ou que juges et fonctionnaires de l’Assistance publique peinent à prendre la mesure de l’étendue du champ de la loi. Mais le nombre croît puis se maintient, signe que, les premières réticences passées, et l’inspecteur ayant changé, la loi est appliquée dans la Loire dans son intégralité. Et peut-être même plus qu’ailleurs. En effet, si Catherine Rollet voit dans la loi de 1889 un échec, en raison de son caractère trop répressif, la Loire ne fait pas paraître de telles réticences : le caractère très ouvrier de la population concernée fait sans doute moins craindre une atteinte à l’institution familiale, la répression des conduites jugées anormales étant rendue moins difficile par la distance de classe 158 . En revanche, le net sursaut de 1942 est symptomatique de l’aspect moraliste (moralisateur ?) de la loi, et montre que le caractère assez vague de sa rédaction peut en faire une arme redoutable dans les mains d’un gouvernement adepte d’un ordre (moral) nouveau.

Par ailleurs, les garçons sont assez souvent majoritaires parmi les enfants moralement abandonnés, comme si leur rôle social, davantage et plus précocement que les filles tourné vers l’extérieur (travail d’atelier, contre activités domestiques), rendait davantage visible la défaillance familiale. Il est possible aussi que le risque de vagabondage, d’oisiveté, voire de violence, davantage attaché à une image masculine, ait rendu plus crucial le retrait des garçons, les filles demeurant dans une famille certes déficiente mais pouvant les contenir par des tâches d’intérieur facilitant leur surveillance et plus simplement leur donnant une fonction et une occupation 159 .

L’origine des enfants est nettement urbaine et industrielle (Tableau 15) : près de 60 % d’entre eux sont nés dans les communes de Saint-Etienne, Firminy, Roanne et Saint-Chamond. Les communes proches de Saint-Etienne complètent le tableau, alors que les petites villes plus isolées dans un milieu plus rural sont fort peu représentées. Rares également sont ceux nés hors du département, peu nombreux ceux qui ne viennent pas de la plaine. C’est l’exact contraire de la répartition des lieux de placement des pupilles indiquée plus haut.

Ceci confirme et précise ce que disait le ministère de l’Intérieur : un département aussi industriel et urbanisé est au premier chef concerné par la loi, et pourrait a contrario encourager à voir dans la campagne un milieu davantage protégé. Mais la ville est aussi un milieu plus dense, où le maillage des autorités de contrôle est plus serré, alors qu’on pourrait invoquer les solidarités villageoises, la volonté de régler les problèmes « entre soi », et la réticence naturelle face aux représentants de l’autorité auxquels on n’aura affaire que dans les cas très graves, ou à l’occasion pour assouvir une rivalité.

Tableau 15 : lieu de naissance des enfants moralement abandonnés (Loire, 1892-1942)
Lieu de naissance %
Saint-Etienne 38,7
Firminy 7,3
Roanne 6,8
Saint-Chamond 6,6
Terrenoire 2,2
Saint-Genest-Lerpt 2,2
Boën 2
Le Chambon-Feugerolles 2
Feurs 2
Caloire (commune voisine d’Unieux) 1,7
Saint-Bonnet-des-Quarts 1,7
Montbrison 1,4
Rive-de-Gier 1,4
Saint-Jean-Bonnefonds 1,4
Cours (Rhône) 1,1
Renaison 1,1

A rapprocher de la répartition garçons-filles, l’âge des enfants moralement abandonnés (Tableau 16) est nettement plus élevé que celui des autres pupilles, ce qui est logique puisque enlever un enfant à sa famille est plus long, demande enquêtes, appréciations et jugement… Les garçons de cette catégorie sont légèrement plus jeunes que les filles. La présence malgré tout de très jeunes enfants peut s’expliquer par le fait qu’une déchéance de plein droit (parents condamnés) s’applique à tous les enfants du ménage, le cas échéant également à ceux encore à naître, et qu’un jugement annexe de déchéance peut également prévoir de telles clauses.

En revanche, la lecture des motivations de la décision de déchéance donne une image assez terrifiante du ménage dont les enfants sont issus, et il est rare que derrière la description ne se dissimule pas un jugement de valeur. Rien jamais n’est dit en revanche de l’attachement de l’enfant à ses parents, ou de la joie qu’il éprouve à être chez eux et avec eux.

Tableau 16 : répartition par âge des enfants moralement abandonnés (Loire, 1892-1942)
Filles Garçons
âge moyen 7a 10m 26j 7a 7m 25j
moins d’un an 9,5 % 13 %
de 1 à 5 ans 27,2 % 27,6 %
de 5 à 10 ans 37,9 % 32,3 %
plus de 10 ans 25,4 % 27,1 %

Tel père qui finalement abandonne ses droits de puissance paternelle a une « conduite détestable », est un « ivrogne invétéré » qui « ne s’est jamais occupé de ses enfants » ; il a déjà été condamné pour coups et blessures sur sa femme et est en attente de jugement pour attentat à la pudeur sur sa fille.

Dans un autre cas, les époux sont séparés, la femme vit avec un amant et a gardé avec elle deux de ses enfants dont C., douze ans, privée de soins, soumise aux besognes les plus dures, souvent frappée ; sa mère, brutale et méchante, s’adonne à l’ivrognerie ; le père ne s’occupe pas de ses enfants, des huit enfants issus de son mariage, un seul vit avec lui ; c’est un ivrogne, de mauvaise moralité.

Dans un autre encore, un enfant est trouvé en juillet 1921 abandonné rue du Mont d’Or par sa mère ; on lance l’action en déchéance contre la mère, qu’on retrouve (l’enfant a sept ans, il est capable de parler…) : « ivrognesse », laisse son fils sans soins, fréquente « les bouges et les gens sans aveux », laisse son enfant sans nourriture. En revanche, les renseignements sur le père sont bons : l’enfant lui est rendu à la fin du mois d’août 1922 (le jugement dit la mère veuve, et le procureur préfère que ledit jugement soit considéré comme nul en raison de cette erreur matérielle plutôt que de lancer une requête en révision…).

Ou bien le 6 février 1902 (p. v. du commissariat du 2e arrondissement de Saint-Etienne) : Juliette M., veuve F., trente-sept ans, sans profession, est inculpée de sévices sur la personne de son fils Pierre, dix ans ; l’enquête de voisinage décrit le personnage : boit, frappe son enfant qui est estropié, paresseuse, prostituée à l’occasion, « en un mot c’est une mégère, indigne de porter le nom de mère » (c’est un voisin qui parle).

Cet autre enfin : inconduite de la mère qui a accouché d’un enfant naturel en juin 1922, reçoit de nombreux amants en présence de ses enfants, avec qui elle a devant eux des relations intimes ; pas de maltraitance mais manque de nourriture.

Et dans la Tribune du 21 décembre 1931, ce petit article sous le titre “Histoire moderne du Petit Poucet“ : « Faye Auguste et sa femme Marie Vial avaient un enfant qu’ils ne pouvaient nourrir. A la suite de misère, ils décidèrent de l’abandonner. Cet abandon eut lieu dans le couloir de la Maison Familiale de Saint-Etienne. Ils dirent au petit : “Reste là, ta mère viendra te recueillir !!!” Je le reprendrais bien, dit le père, fort déficient, mais il me faudrait du travail. Un mois de prison à chacun. » Le jugement, homologuant la cession de ses droits par le père, a lieu en janvier 1912. Discrètement, la presse locale participe donc à cette vaste entreprise d’observation et de dénonciation ; la brutalité même du récit, au regard de la gravité de l’épisode relaté, sa grande économie de mots et de moyens conduit à ne voir comme causes de cet abandon que la pauvreté et une « déficience » à la nature mal définie. Sous un titre repris du célèbre conte, ce que l’on peut lire comme la volonté de rendre l’histoire exemplaire, dans un journal à prétention populaire, on peut se demander si n’est pas subrepticement dénoncée l’incapacité des familles pauvres à élever leurs enfants…

Les termes qui reviennent dans les jugements et les enquêtes, et stigmatisent l’immoralité (la boisson, la mauvaise tenue de l’intérieur, le concubinage, et l’inconduite) montrent bien la dimension de contrôle social prise par la loi ; la formulation est parfois à la limite du méprisant : la maison est d’une saleté « repoussante », les enfants vêtus de loques ou de haillons, l’ivrognerie « invétérée », et l’inconduite notoire. L’enfant, au contact sans doute de ses parents, peut être « enclin au vice ». Le recours fréquent aux témoignages du voisinage, pas forcément désintéressé, peut conduire à relativiser ces jugements. Faut-il pour autant penser que l’intérêt de l’enfant, son éducation et sa moralité comme son avenir, justifient un tel langage ?

Il y a dans le corpus étudié cinquante-cinq actes de cession volontaire (15,2 %) : le tribunal homologue l’acte signé par le père dans plus de la moitié des cas, par lequel il renonce à ses droits de puissance paternelle. Cela n’empêche pas les rapports et les jugements sur sa vie et l’intérieur de la famille, et montre que le contrôle social peut être assez lourd pour que les parents se reconnaissent coupables, et en quelque sorte acceptent de se condamner eux-mêmes. On ne sait rien du travail de persuasion qui a précédé, mais on peut noter que le plus souvent ce sont des parents isolés (veufs, conjoint incarcéré ou disparu) à la vie difficile (pauvreté…) : les vœux du ministre ont donc fini par être entendus et appliqués, dans toute leur étendue.

Notes
156.

Et où du reste il a été créé dès le début de l’année 1890, les dispositions de la loi étant particulièrement favorables pour les finances du département. Pour l’inspecteur Micheletti, le but serait donc surtout d’améliorer le sort de son service. Dominique Dessertine, Bernard Maradan, op. cit., p. 23. Cette lettre est en Annexe 4.

157.

Si la pratique a pu parfois, et notamment à Paris, précéder la loi, on n’en trouve que quelques rares cas dans la Loire. Philippe Meyer, L’enfant et la raison d’Etat, Paris, Seuil, 1977, 186 p., coll. Points-Politique, p. 65.

158.

Catherine Rollet, Les enfants au XIX e siècle, Paris, Hachette, collection La Vie Quotidienne, 2001, 265 p., p.235. Elle cite en exemple les seuls cinq cas de déchéance prononcés dans les Bouches du Rhône entre 1889 et 1995. Il faut cependant noter que les lenteurs dans la mise en œuvre de la loi, constatées dans la Loire, ont pu exister ailleurs, ce qui rend plus relatif un jugement de l’application de la loi sur ses seules premières années.

159.

Ce que confirme d’une certaine façon Pascale Quincy-Lefèbvre, Familles, institutions et déviance, une histoire de l’enfance difficile, 1880-fin des années trente, Paris, Economica, collection « Economies et sociétés contemporaines », 1997, 437p., p. 131-132, lorsqu’elle relève que les mesures de correction paternelle (demandées par les familles) indiquent une sur-représentation des garçons, inférieure toutefois à celle que l’on constate chez les mineurs délinquants. Elle y voit l’effet d’une « soumission plus grande lorsque les problèmes de mœurs ne sont pas évoqués, mais aussi et surtout [de] l’existence de nombreuses institutions souvent congréganistes et donc cloîtrées, ouvertes aux jeunes filles. » En d’autres termes, on préfère pour les filles, afin de ne pas compromettre leurs chances de mariage, ne pas provoquer de mesure infamante et pouvant laisser des traces. Si cette cause est évidemment éloignée des motivations des jugements de déchéance, la différence reconnue entre la soumission plus fréquente des filles et le caractère plus rétif des garçons rejoint bien notre propos.