3) D’autres pupilles confiés à l’Assistance publique par la Justice : les enfants « en garde »163

La loi du 9 avril 1898 164 crée encore une nouvelle catégorie de pupilles 165  :

‘« Dans tous les cas de crimes et délits commis sur des enfants ou par des enfants, le juge d’instruction commis pourra, en tout état de cause, ordonner (…) que la garde de l’enfant soit confiée, jusqu’à ce qu’il soit intervenu une décision définitive, à un parent, à une personne ou à une institution charitable qu’il désignera, ou enfin à l’Assistance publique (art. 4). ’ ‘Dans les mêmes cas, les Cours ou tribunaux, saisis du crime ou du délit pourront (…) statuer définitivement sur la garde de l’enfant. » (art. 5)’

Faute dans la Loire d’institutions privées existantes au moment de la promulgation de la loi 166 , c’est l’Assistance publique qui paraît être au premier chef concernée. Entre 1910 et 1942, ce sont près de quatre cent cinquante enfants qui lui seront ainsi confiés 167 , soit en moyenne un peu plus de treize par an (Graphique 5). Ils présentent de nombreuses particularités (Tableau 20) : poids nettement dominant des garçons, âge plus élevé, grande part de délinquants. Visiblement, les magistrats ont surtout retenu le côté répressif de la loi. Les mineurs victimes sont minoritaires, surtout chez les garçons. Pour les filles, l’arrière-plan moral alors dominant (risque de prostitution et, partant, de démoralisation de l’ensemble de la société, pour toute jeune fille manquant de surveillance) conduit peut-être à établir une distinction moins nette entre victime et coupable 168 . Toutefois, la rareté des passages sous tutelle de l’administration pénitentiaire, le nombre aussi des retours à la famille, montrent le caractère intermédiaire de cette catégorie. Pas encore franchement délinquants, mais déjà jugés menaçants au moins potentiellement, ces enfants ont passé une limite, en deçà de laquelle il convient de les ramener.

Tableau 20 : caractéristiques du groupe des enfants « en garde » (Loire, 1910-1942)
  Garçons Filles total
répartition garçons-filles 62,6 % 37,4 %  
âge moyen 11a 5m 21j 11a 8m 15j 11a 6m 22j
moins de 13 ans 58,7 % 55 % 57,3 %
victimes de crimes ou délits 23,4 % 48,1 % 33,2 %
auteurs de crimes ou délits 60,1 % 35,1 % 50,7 %
placement pendant une instruction 1,8 % 2,3 % 2 %
rendus à leur famille 29,8 % 22,9 % 27,2 %
passage en catégorie Moralement Abandonnés 11 % 30,5 % 18,3 %
passage sous tutelle de l’administration pénitentiaire 2,3 % 0,8 % 1,7 %

La perméabilité entre cette catégorie de pupilles et celle des enfants moralement assistés est importante, de près de 20 % pour l’ensemble (et plus de 30 % pour les garçons), comme reste présent le rôle des familles, qui dans 27 % des cas se voient rendre l’enfant. Dans 41 % des cas d’ailleurs il est mentionné que l’enfant est légitime, ce qui paraît montrer une recherche de corrélation entre délinquance et situation familiale… qui n’est d’ailleurs guère probante, puisque 57,3 % de ces enfants légitimes sont catalogués comme auteurs de délits. A l’inverse, cinq seulement (1,4 %) sont notés naturels ; sur ce faible nombre deux sont classés comme auteurs.

Graphique 5 : nombre d’entrées d’enfants « 
Graphique 5 : nombre d’entrées d’enfants « en garde » (Loire, 1910-1941)

Cette préoccupation est tardive, le premier cas recensé date du 14 octobre 1927 ; à partir de cette date les enfants notés naturels et légitimes représentent 62 % des inscrits du registre. Les garçons y dominent nettement (54,7 %).

Le nombre d’entrées dans le service paraît nettement dépendant des conditions extérieures : le petit sursaut au moment de la guerre de 1914, et surtout la forte hausse qui accompagne la crise des années 1930 et le début de la guerre de 1939 le montrent clairement. Plus encore que les autres catégories, celle des enfants en garde a une fonction d’amortisseur social, d’ailleurs sans grand souci du sort réel de l’enfant.

Protéger la société, voire ôter du corps social le membre gangrené, tel paraît bien être la fonction de cette mesure, d’ordre clairement judiciaire et répressif. Le sort des enfants le montre à l’évidence.

Le nombre des envois en internat est de trente-sept (10,6 %), celui des cas de placement familial de quatre-vingt-dix-huit (28,1 %) 169  : la sévérité qui apparaît ici oblige à modifier le type de placement, même si demeure le principe de privilégier un milieu familial, réputé offrir les meilleures garanties de formation, éducation et soutien moral, par l’exemple.

Les établissements choisis sont plus éloignés. Si on retrouve Sacuny ou le Bon Pasteur du Puy, Mettray et le Luc sont les destinations les plus souvent citées, et dans une moindre mesure l’établissement de Saint-Tronc près de Marseille et Frasne-le-Château (45,7 % au total pour ces quatre établissements) 170 .

Enfermement, éloignement : l’intention de mise à l’écart est claire.

La même impression se dégage de l’examen des communes où ont lieu les placements familiaux (Tableau 21). Saint-Etienne est à peine citée, les arrondissements ruraux de Montbrison et Roanne dominent, d’autant que les communes citées sont toutes des villages ou petits bourgs plutôt isolés comme Les Salles, situées dans des cantons assez reculés. Non seulement les placements sont strictement limités au département, mais encore ils se concentrent sur deux ou trois zones bien délimitées, sur ses marges une fois de plus.

Tableau 21 : lieu de placement familial des enfants en garde (Loire, 1910-1942)
arrondissement % canton % commune %
Roanne 47,4 Saint-Germain-Laval 25,2 Grézolles 7,3
        Saint-Martin-la-Sauveté 7,3
        Souternon 7,3
    Saint-Just-en-Chevalet 18,9 Crémeaux 5,2
        Saint-Just-en-Chevalet 4,2
Montbrison 39,7 Noirétable 14,6 Les Salles 11,5
    Saint-Georges-en-Couzan 5,2    
Saint-Etienne 9,3        
inconnu 3,6        

On citera pour mémoire une dernière catégorie, celle des « mineurs vagabonds » 171 , créée dans le service des enfants assistés en vertu du décret-loi du 30 octobre 1935 172  :

‘« Les mineurs de dix-huit ans, qu’ils aient quitté leurs parents, qu’ils aient été abandonnés par eux ou qu’ils soient orphelins, n’ayant d’autre part, ni travail, ni domicile, ou tirant leurs ressources de la débauche ou des métiers prohibés, seront, soit sur leur demande, soit d’office, confiés préventivement à un établissement spécialement habilité à cet effet ou à l’assistance publique. (…) » (art. 2)

L’article 3 ajoute que le tribunal peut prononcer la même décision, dans un but de protection de l’enfant. Elle n’est pas inscrite au casier judiciaire, et peut être révisée « chaque fois que l’intérêt de l’enfant le demandera ».

On ne peut guère tirer des enseignements de grande portée des quarante fiches complétées ; leur nombre en limite la portée. Toutefois, on remarquera que ces quarante entrées entre mai 1936 et juillet 1940 donnent malgré tout une moyenne annuelle de 13,5. Cette mesure nouvelle paraît donc répondre à un besoin, celui d’organiser la garde des enfants ne rentrant dans aucune autre catégorie par une mesure conservatoire permettant de trouver une solution mieux adaptée.

Il ne s’agit du reste que de placements provisoires, un seul est prononcé par jugement, tous les autres ont pour origine une ordonnance ou une lettre du procureur, ou bien une ordonnance du président du tribunal. C’est donc aussi une mesure d’urgence, assez peu formalisée. L’issue en est fort variée :

sans précision, sortie pure et simple ou erreur de registre : 9,
placés en établissement (Bon Pasteur, Sacuny, Refuge de Nîmes, Solitude de Nazareth) ou confiés à une œuvre extérieure de protection de l’enfance (Sauvetage de Lyon ou de Grenoble) : 9,
rendus à leur famille : 6,
passés sous la tutelle d’un autre département : 4,
envoyés dans un établissement de santé : 3,
confiés à l’Administration pénitentiaire : 2,
confié à des particuliers : 1,
évadé : 1.

Deux enfin sont confiés au Comité de patronage des enfants délinquants et en danger moral créé en 1935, au moment précisément du décret-loi, mais plutôt dans le but de fournir au tribunal les délégués prévus pour assurer la liberté surveillée naissante, et réaliser les enquêtes sur la famille des mineurs traduits en justice.

Notes
163.

L’expression « en garde » désigne encore actuellement tous les enfants confiés au Conseil général (ASE : Aide Sociale à l’Enfance) par les juges des enfants.

164.

Code de l’enfance traduite en justice, op. cit., p. 384-385 pour les articles 4 et 5.

165.

Baptisés « en garde » par la loi du 27 juin 1904 réorganisant le service des enfants assistés (art. 5).

166.

Les choses changeront, nous le verrons plus loin.

167.

ADL 1204W363, registre d’enfants en garde, 1204W350-354, dossiers individuels, avec de nombreuses lacunes : soixante-cinq dossiers sur trois cent cinquante existent encore.

168.

On n’ose supposer une motivation pécuniaire, les enfants placés en établissement ou désignés comme auteurs de délit étant à la charge de l’Administration pénitentiaire.

169.

La proportion est de 20,3 % et 33,7 % si on exclut les fiches des enfants rendus à leurs parents, rapatriés dans leur département d’origine, évadés ou passés dans la catégorie des moralement abandonnés ; bref tous ceux qui sortent rapidement de la catégorie « en garde ».

170.

Ensemble des établissements cités, par ordre décroissant d’envois : Le Luc et Mettray (16,5 %), Bon Pasteur du Puy (13,5 %), Saint-Tronc (8,1 %), Frasne-le-Château (5,4 %), Société dauphinoise de Sauvetage (5,2 %), le Prado de Lyon, le Refuge de Saint-Etienne, le Sauvetage de Marseille et la Société marseillaise de patronage, la Solitude de Nazareth à Montpellier (2,7 % chacun) et enfin Sacuny (1,6 %) ; d’autres lieux de placement sont cités, dépourvus de toute intention répressive, mais ils sont très marginaux : l’Orphelinat de Saint-Chamond et la Tutélaire de Paris (cette dernière étant une œuvre destinée au placement des filles fondée par Henri Rollet) pour 2,7 % chacun.

On notera que ces établissements, privés pour l’essentiel, se rattachent plutôt à la vague de créations qui fait suite à la loi de 1912 (connue surtout pour la création d’une instance spécifique destinée à juger les mineurs, qui préfigure les juges des enfants) jusque dans les années 1930, avec des méthodes relativement modernes, et notamment un souci de formation professionnelle. Voir Henri Gaillac, Les maisons de correction, Paris, Cujas, 1991, 463 p., p. 316-319.

171.

ADL 1204W363, registre.

172.

Reproduit en Annexe 2.