a) l’inspection médicale

Face à la forte mortalité des enfants trouvés, la nécessité d’un contrôle médical est ancienne, et générale. Ainsi en novembre 1841, les administrateurs de l’Hospice de Saint-Etienne sont rappelés à l’ordre par le préfet : aucune disposition n’est prise pour faire vacciner les enfants or, « possédant tous les droits de famille, vous êtes appelés au nom de la loi, à en remplir tous les devoirs. » La vaccination est donc obligatoire très tôt, mais a du mal à s’imposer dans les pratiques.

La règle, fixée par la loi, impose une visite mensuelle des enfants par le médecin-inspecteur 174 . Et cette règle paraît avoir été appliquée, sous la surveillance de la population. En 1921, à une habitante de Saint-Martin-d’Estréaux se plaignant que les enfants placés dans la commune n’avaient pas reçu les visites mensuelles prescrites par la loi du 23 décembre 1874, le député Taurines répond que ces flottements sont dus à la guerre. Des médecins étrangers ont été pendant cette période admis à exercer la médecine, en raison des circonstances. C’est un Russe qui a ainsi été autorisé à exercer à Saint-Martin-d’Estréaux, et chargé du service de l’Aide médicale gratuite (AMG) et de l’inspection des enfants assistés. Un médecin Français s’étant installé depuis dans la commune, c’est lui qui, depuis la réorganisation du service, a reçu la responsabilité des enfants assistés. L’absence de visites ne saurait donc durer.

C’est donc apparemment le médecin chargé de l’Assistance médicale gratuite qui assure aussi le service des enfants assistés ; il conserve évidemment par ailleurs son cabinet privé. C’est le cas en mars 1921 pour le Dr Révérend du Mesnil à Saint-Martin-d’Estréaux, en juin 1921 pour le Dr Berger de Régny, nommé médecin-inspecteur du service de la protection du premier âge et des enfants assistés pour la 57e circonscription (Régny, Saint-Victor-sur-Rhins, Pradines) 175 .

La nomination à ce genre de poste peut ne pas avoir qu’une portée médicale, mais également récompenser des services rendus ou une fidélité politique. C’est ce que laisse entendre la titulature du Dr Oblette lorsqu’il se présente au poste de médecin du Bureau de bienfaisance de Roanne ; ses titres médicaux s’ajoutent à ceux de militant, dans un curieux mélange : plus de onze ans d’exercice à Néronde, républicain socialiste, membre de la section roannaise de la Ligue des droits de l’homme et de l’Association des libres-penseurs de France, membre du comité des socialistes du Coteau, délégué cantonal et médecin de l’AMG et des enfants du premier âge pour le canton de Néronde pendant dix ans, et, enfin, recommandé par le sénateur Réal et le député Morel. (1906)

Il en est de même pour le Dr Cacarrié, nommé en 1908 directeur du Bureau d’hygiène de Roanne ; la liste de ses titres est impressionnante : médecin à Roanne, membre du Conseil d’hygiène de la ville, médecin du PLM, vice-président de la Commission administrative de l’hôpital, médecin-inspecteur des enfants de la Protection du premier âge, maire de Saint-Priest-la-Roche, président de l’Œuvre roannaise des enfants à la montagne, administrateur de l’Œuvre de la protection de l’enfance, membre de la commission sanitaire de l’arrondissement, professeur à l’UFF (infirmières de la Croix-Rouge) depuis 1890, et depuis peu membre du bureau d’hygiène militaire pour la place de Roanne 176 .

En février 1921, le maire de Roanne Albert Sérol soutient la candidature du Dr Moullade comme inspecteur des enfants du premier âge pour la commune de Mably.

Ce sont donc des médecins installés, qui ont peut-être obtenu le poste en faisant valoir autre chose que des vertus strictement médicales. Ils peuvent y voir une sorte de tremplin à leur carrière, et doivent apprécier d’avoir ainsi un revenu régulier et garanti par l’Etat. Il apparaît cependant qu’ils font correctement leur travail, sont plutôt disponibles et serviables, et reculent rarement devant les déplacements nécessaires.

Un seul cas d’indélicatesse est relevé, mineur par son contenu, mais qui a pris des proportions dues aux invectives qui s’y sont associées.

En 1921, le médecin chargé de l’inspection à Saint-Didier-sur-Rochefort se voit accuser d’avoir facturé des conseils de santé et des renouvellements d’ordonnance sans avoir reçu en consultation les petits malades. Même si le cas peut être admis à la campagne, en raison des distances, le Syndicat des médecins de la Loire est saisi, et prie le médecin, en raison du grand nombre d’enfants concernés, et surtout des accusations qu’il a à son tour porté contre la Sous-inspectrice (d’être une menteuse ?), de démissionner du Syndicat et d’écrire à la Sous-inspectrice une lettre d’excuses où il retirera les accusations portées contre elle 177 .

Le rôle du médecin est important ; il est le garant de l’état sanitaire des pupilles. C’est donc lui qui, en quelque sorte, assure que l’investissement fait dans les enfants ne l’est pas en pure perte. Les finances publiques dépendent en partie de lui. C’est lui aussi qui signe les certificats de décès, et donne leur cause. Et il est difficile de savoir si les causes annoncées sont bien réelles, ou si le médecin essaie de sauvegarder les intérêts des nourriciers en arrangeant un peu la réalité pour conserver leur clientèle. De même, c’est le médecin-inspecteur qui atteste des maladies ou infirmités donnant lieu à primes temporaires, sans doute bien tentantes pour les familles.

Le conflit d’intérêt peut être réel entre les revenus assurés par la clientèle captive des pupilles et ceux qui proviennent des habitants mêmes de la région d’exercice, dépendant d’une réputation que des bavardages à propos du refus d’arranger les intérêts d’un nourricier indélicat pourraient mettre à mal. Pour peu qu’il ait l’ambition de devenir un notable, le médecin peut à bon droit, sinon en conscience, se poser une telle question.

Toutefois, le caractère un rien politique que peut avoir son recrutement est finalement une garantie en ce domaine : choisi parmi les bons soutiens du gouvernement, il aura sans doute à cœur de bien défendre ses intérêts. Cela évidemment valant surtout lorsque la République, solidement installée, possédant des relais dans l’administration, pourra récompenser ses serviteurs, c’est-à-dire à partir de la fin des années 1880.

Rien en tout cas ne permet de dire que des médecins ont clairement cédé à la tentation de faire passer leurs intérêts privés, ou ceux des nourriciers, avant ceux des pupilles dont ils assurent la surveillance, et c’est finalement heureux.

On peut en revanche voir à l’occasion le médecin-inspecteur recommander une famille désirant voir placer chez elle un pupille, ou dénoncer un placement déficient qu’ont pu révéler les examens de routine qu’il effectue. Un médecin de Bourg-Argental décrit ainsi en 1903 ce qu’il a pu constater chez des nourriciers de Thélis-la-Combe :

‘« Ces gardiens laissaient souvent leurs enfants seuls pour aller travailler dans leurs champs qui, il est vrai, sont situés tout autour de la maison. On verrait également ces enfants rarement tenus dehors à l’air. »

La tenue des enfants est également discutable. Leur propreté est parfois douteuse, le médecin a déjà vu sur eux des traces de piqûres de puces, mais jamais il ne les a trouvés dans un état de franche malpropreté. Les règles de l’hygiène sont trop négligées (pas assez de lits, coupage du lait des petits, biberons mal lavés…), mais ce reproche pourrait s’appliquer à de nombreuses mères à la campagne, et même en ville. Enfin, ce que l’on peut rapprocher du manque de sorties à l’extérieur et au grand air,

‘« troisième reproche que l’on peut faire aux époux Y. c’est que leur habitation bien que située au grand air sur une hauteur est bien petite. Ils sont six dans une chambre unique et mal aérée. Certes le logement laisse bien ici à désirer, comme dans beaucoup de maisons. » 178

L’accusation est timide, mais réelle, laissant en somme à l’inspecteur le soin d’en tirer, s’il le juge nécessaire, les conséquences : le médecin se pose en expert, en conseil, mais rien de plus ; il décrit, mais ne conclut pas. L’enfant sera déplacé deux mois plus tard.

Notes
174.

L. Brueyre, De l’éducation des enfants assistés et des enfants moralement abandonnés en France, Paris, Imprimerie Nationale, 1889, 33 p, p. 17 : la visite du médecin-inspecteur a lieu chaque mois pour les enfants du premier âge, et quatre fois par an pour les autres.

175.

Voir en Annexe 9 la liste des circonscriptions médicales, et leur titulaire en 1941-42.

176.

AMR 2I1/5

177.

ADL X135

178.

ADL 1204W71.