b) les inspecteurs

Le poste n’est pas très ancien dans la Loire. En principe existe depuis 1825-30 un service permanent d’inspection des enfants assistés dans chaque département, jamais véritablement établi pour des raisons d’économie, relancé par arrêté ministériel en 1833 afin de prévenir et supprimer les abus et donc précisément de faire des économies. Le préfet paraît avoir eu du mal à l’installer dans le département, ce dont il se plaint en novembre 1836 à son collègue de l’Ardèche 179  : sa tentative de 1834 a été barrée par le ministre de l’Intérieur qui a refusé l’allocation demandée à cet effet, bien qu’elle fût prise sur les fonds du département. J. Barou cite lui la date d’octobre 1843 pour la création du service, par le préfet de Daunant ; le premier inspecteur nommé est Charles de Bombonne, qui commence par une vaste tournée de la région de Lapalisse (Allier) où sont placés bon nombre d’enfants de la région de Roanne 180 .

Quelques inspecteurs ont, par la durée de leur présence comme par leur personnalité, marqué le service des enfants assistés et sans doute contribué à lui donner son importance.

Antoine Michel Micheletti, né en 1832 en Corse, est nommé sous-inspecteur par arrêté du 1er janvier 1864 ; il a donc trente-deux ans. Il paraît avoir fait la totalité de sa carrière dans le département, ce qui explique peut-être les égards qu’a pour lui le préfet comme nous l’avons vu plus haut, et aussi qu’il puisse se permettre de négliger (temporairement) la mise en œuvre de la loi de 1889.

En effet, il est dit en 1889 qu’il est en poste dans le département depuis vingt-sept ans, et en 1891 depuis vingt-huit, ce qui nous renvoie à 1862 ou 1863. Un peu avant la date de sa nomination comme sous-inspecteur : peut-être même a-t-il commencé à Saint-Etienne comme commis d’inspection. Il est porté à la 1re classe des inspecteurs en février 1892, malgré l’algarade ministérielle de l’année précédente ; sa précédente promotion datait il est vrai de 1885. Depuis 1887 le Conseil départemental de la protection des enfants du premier âge et le conseil général demandaient son avancement, et le 22 août 1889 le conseil général lui avait voté des remerciements pour son zèle et son dévouement.

Il peut être violent quand il lui semble que les intérêts du service et des enfants sont en cause. Il fait ainsi fermer en 1888 un Bureau de nourrices de Saint-Etienne (qui organisait les placements en fournissant des nourrices aux parents demandeurs), où il voit des irrégularités dans les placements (absence de certificat médical d’une nourrice au moins) et une forme d’exploitation de la misère des familles. Il parle d’exploitation « ignoble » du public, et se fait donner raison par le préfet, qui conclut par une (nouvelle) demande d’avancement après son acquittement par le tribunal, où l’avait fait citer le directeur du bureau fermé. D’où l’on déduit qu’une tutelle de l’inspecteur existe sur les œuvres privées, et qu’il entend bien en user pour faire prévaloir l’intérêt public sur le secteur privé.

En revanche, il peut faire preuve de lenteur (ou de prudence), mais dans l’affaire de la scolarisation des pupilles de Laprugne chez les congréganistes elle aurait pu lui coûter son poste : son remplacement est un instant évoqué par le ministère, mais le préfet s’empresse de refuser, le remplaçant proposé, qu’il dit connaître, lui paraissant parfaitement insuffisant pour le poste.

On ne s’étonnera pas dès lors de la réaction du ministère de l’Intérieur en 1891 face à son peu d’empressement à appliquer la loi de 1889, peu de temps après cet épisode où une sanction avait été envisagée. Peut-être aussi n’a-t-on pas à presque soixante ans, après trente ans en poste, le désir de refaire et de réorganiser le service qui a occupé la moitié d’une vie…

Clairement en tout cas, la demande d’avancement faite cette année-là avait pour but de lui faire obtenir une promotion (méritée, selon le préfet) avant son départ en retraite. Et de fait, usé peut-être par sa tâche dans un service qu’il a largement contribué, sinon à créer, du moins à organiser, il meurt, titulaire du poste, en juillet 1895.

Aucun de ses successeurs n’aura sa longévité.

Entre juillet 1895 et juillet 1896 se succèdent deux inspecteurs. L’un, médecin venu de l’Isère (le Dr Marie), a été conseiller d’arrondissement en Moselle où il a également exercé la médecine avant de devenir fonctionnaire. Peut-être son changement de statut est-il dû à l’occupation de son département d’origine. L’autre (Pirodon) ne reste que trois mois en poste avant de décéder. C’est un ancien député de la Croix-Rousse, qui à soixante-trois ans obtient son premier poste d’inspecteur. Plus que son prédécesseur, médecin et donc professionnel, on peut penser qu’il est reclassé après une carrière politique, grâce à des accointances ou des recommandations. Son attitude politique est du reste qualifiée d’ « excellente ».

A. Tourneur est désigné pour lui succéder. Il vient du Morbihan et est inspecteur de 1re classe : il touche un salaire de 5000 francs et toujours les 1000 francs de frais de tournées.

C’est un ancien ouvrier qui, après s’être occupé de questions relatives aux conditions de travail, est entré en 1880 au ministère de l’Intérieur comme chef de bureau chargé des sociétés professionnelles. Nommé inspecteur des enfants assistés de l’Orne en 1889, il l’a quittée en 1890 pour le Morbihan. Ces deux mutations coup sur coup peuvent être expliquées par les appréciations que les préfets se donnent l’un à l’autre. Celui de l’Orne avait envoyé de très mauvais renseignements à son collègue du Morbihan, lequel, après une étroite surveillance, est bien forcé d’avouer qu’il n’y a rien à redire de son travail, sinon peut-être une trop grande condescendance vis-à-vis des médecins du service, et une tendance gênante à la familiarité.

On est tenté de voir là l’appréciation d’un fonctionnaire passé par les écoles et fréquentant les salons sur un parvenu, certes intelligent et capable, mais sans éducation ni réelle instruction et qui a gardé la marque de son milieu d’origine 181 . Surtout quand on lit la suite : « Il s’est remarié dans des conditions médiocres qui lui créent un intérieur difficile et lui interdisent des relations avec les autres fonctionnaires. » En 1897, à l’occasion du jubilé de Théophile Roussel, il reçoit en tout cas la médaille de bronze du service de la protection des enfants du premier âge, preuve que ses services, à défaut d’être appréciés, sont reconnus.

Le 30 mars 1900, Tourneur est nommé dans le Nord. L’appréciation préfectorale, après quatre ans de fréquentation de l’homme, est plus nuancée. On retrouve l’ « instruction première un peu faible », balancée toutefois par son intelligence. Il regrette un comportement un peu trop indépendant, mais doit reconnaître que le service a été bien amélioré 182 . Et c’est un « ferme républicain ». Mais on retiendra ceci surtout, qui met en valeur un aspect de la fonction jusqu’ici bien peu évoqué :

‘« Il aime sa fonction, est attaché aux pupilles et conserve avec eux même après leur majorité des liens moraux que je considère comme utiles. »’

Passant sur la fin de la phrase, à cause de son caractère par trop utilitaire, on voit donc enfin un inspecteur qui se comporte en père avec des enfants qui précisément sont en manque de famille, et n’hésite pas à avoir avec eux des relations simplement humaines. On comprend mieux alors les appréciations antérieures, qui sanctionnent une sorte de manquement à la dignité de la fonction attribuée à une origine plébéienne. Il n’est pas sûr en effet que la chose soit bien fréquente, en 1900.

Pas plus d’ailleurs que les petites irrégularités comptables découvertes après son départ, destinées à donner un peu de marge financière au service sans recourir à la voie hiérarchique 183 .

En remplacement de l’ouvrier Tourneur est nommé Félix Lemercier de Maisoncelle, né le 21 août 1844 à Clermont-Ferrand, sous-inspecteur dans le Puy de Dôme (1877) et la Gironde (1881), puis inspecteur dans l’Orne (1882), le Gard (1883), le Gers (1892), et enfin l’Isère (1899). Il est inspecteur de 1re classe, avec le salaire de 5000 francs et l’allocation annuelle de 1000 francs de frais de tournées associés au grade. Il a cinquante-six ans, quatre enfants 184 , et l’on peut considérer qu’il arrive au sommet de sa carrière.

Il l’achèvera à Saint-Etienne à la fin de décembre 1910, prenant enfin, non sans réticences, une retraite vers laquelle on le pousse depuis au moins juin 1909 alors qu’il prétend rester une année encore en activité pour augmenter sa pension, et surtout à partir de septembre 1910 où, sollicitant un congé de maladie de trois mois (qu’il prétendra faire prolonger d’autant en décembre), il demande néanmoins le maintien de son traitement.

Son remplacement ne paraît avoir été obtenu que par l’insistance du préfet, mettant en avant la déshérence du service en raison des absences et de la santé précaire de son chef, malgré le grand dévouement du sous-inspecteur Délande, qu’il verrait d’ailleurs bien à sa place. Il n’obtiendra pas (tout de suite) satisfaction sur ce dernier point.

Cela n’empêche nullement que la valeur et les capacités professionnelles de Maisoncelle soient reconnues ; le préfet indique, en réponse à une demande ministérielle pour organiser l’avancement des fonctionnaires de l’Assistance, qu’il est consciencieux, compétent et dévoué dans la direction de son service, qui est important, et « exerce sur son personnel une autorité suffisante. » Il désire du reste terminer sa carrière à Saint-Etienne où il est définitivement fixé. Son attitude politique n’a jamais donné lieu à aucune remarque défavorable.

Il est d’ailleurs promu en décembre 1908, au choix, inspecteur hors classe.

De son successeur, nous ne savons que le nom : le Dr Caillard, et qu’il ne restera que quelques mois à Saint-Etienne.

On citera encore deux autres noms d’inspecteurs ultérieurs, sans le soutien cette fois de dossiers de personnel 185  : Délande, que nous avons vu sous-inspecteur à Saint-Etienne, promu sur place et qui fera une longue carrière dans le service. Il est encore là en 1932 et paraît avoir du mal à laisser la place à François Leboulanger, au moment de la création de la Fédération départementale des œuvres publiques et privées de protection de l’enfance. Il a également été maire républicain de Saint-Galmier 186 . Et s’il nous est difficile de cerner le personnage, nous reviendrons en revanche plus loin sur François Leboulanger, dont l’activité dans les années 1930, notamment en favorisant la création du Comité de patronage des enfants en danger moral, mérite d’être retenue.

Si on récapitule, un ancien ouvrier humaniste et deux médecins : nous ne connaissons l’origine que de trois inspecteurs. On remarque en revanche que le poste de la Loire est rarement le premier, qu’il fait partie de la progression de carrière, et que dans deux cas au moins il en est l’aboutissement, preuve de son importance. Ces deux cas sont aussi ceux des plus longs titulaires du poste, vingt et dix ans 187  ; on peut y ajouter celui de Délande, sous-inspecteur en 1910 188 puis inspecteur jusqu’au début des années 1930 : vingt ans de présence, la plupart comme inspecteur.

Notes
179.

Au détour d’un courrier où il lui exprime son accord sur le principe de l’échange d’enfants trouvés entre les deux départements ; lettre du 11 novembre 1836. ADL X135.

180.

J. Barou, op. cit., p. 36. Le salaire de l’inspecteur de Bombonne est de 1800 francs par an.

181.

Alors qu’à l’inverse on pourrait s’interroger en censeur du socialisme : cet ancien ouvrier qui gravit rapidement les échelons de la fonction publique et se met au service de la République bourgeoise n’est-il pas un traître à sa classe ? Plus sérieusement, on peut effectivement s’interroger sur cette rapide ascension et sur ses éventuels soutiens, même si on a déjà vu, à commencer par Nadaud, des ouvriers accéder à de hautes fonctions… Dans cette République qui cherche à s’assurer de ses cadres et de leur fidélité, l’appréciation politique est en tout cas associée, même pour des emplois plus subalternes nous le verrons plus bas, à la plupart des nominations.

182.

Encore ? Décidément, l’amélioration du service attribuée à chaque sortant de poste est un peu suspecte, et paraît relever surtout de la coutume.

183.

Interrogé sur ce sujet, Tourneur admet parfaitement ces pratiques ; il les revendique même. Il admet avoir versé des indemnités de voyage aux dames accompagnant les enfants dans leur commune de placement (et l’on serait tenté de se demander où est l’irrégularité, sauf à admettre, bien forcé, que le remboursement des frais de voyage était réputé suffisant). Il s’amuse même de ces suspicions : heureusement que la fille-mère à qui il a réussi à faire attribuer un secours, en faisant faire une nouvelle enquête sur sa situation, n’était pas trop jolie : qu’aurait-on encore dit alors ? Ce qui, pour un rustre supposé, ne manque pas de panache.

184.

En 1906 : un fils de trente et un ans rédacteur au ministère des Travaux publics, un autre de vingt-huit ans sous-directeur de banque à Saint-Etienne, et deux filles de vingt-deux et dix-sept ans sans profession.

185.

D'ailleurs non communicables, et particulièrement incomplets pour la période suivante.

186.

AMR, 1Q73 : « Dans les couloirs [de la préfecture], M. Délande, inspecteur des enfants assistés, ancien maire républicain de Saint-Galmier, me déclara… » La lettre d’un délégué de la mairie de Roanne à une assemblée générale de la Fédération des œuvres de l’Enfance à son maire est du 5 octobre 1932. Mais lors de l’assemblée constitutive du 9 juillet 1931, l’inspecteur Leboulanger est élu secrétaire général de la Fédération, chargé des questions administratives et sociales. La Tribune Républicaine du 9 février 1929 annonce par ailleurs la nomination dans la Loire de François Leboulanger, précédemment inspecteur en Haute-Loire. On supposera donc que Délande a pris sa retraite dans le département et qu’il a du mal à se défaire de ses habitudes à la préfecture…

187.

Sans doute faut-il insister sur ce point : une longue carrière sur place, des promotions sur le même poste, permettent un investissement personnel durable, bien différent de ce que connaissent d’autres administrations où la progression hiérarchique se fait en changeant de poste.

188.

Il est en poste, sa date de nomination ne nous est pas connue, mais depuis assez longtemps pour avoir pu intéresser le préfet à son cas.