2) Quelques supplétifs non appointés

Les inspecteurs et sous-inspecteurs sont loin ; malgré leurs tournées, ils ne peuvent avoir l’œil partout. Ils accueillent donc avec empressement les informations qui peuvent leur parvenir à propos des placements des pupilles

a) deux informateurs privilégiés : le maire et l’instituteur

Le maire est l’interlocuteur privilégié du service, c’est naturellement à lui que s’adresse l’inspecteur lorsqu’une communication doit être faite à un pupille, à son patron ou à son nourricier : communication officielle, remontrance ou récompense. C’est sans doute tout aussi naturellement que le recours aux maires s’est étendu, surtout depuis l’action citée du sous-inspecteur Eynard dans leur direction 197 .

Lorsqu’on attire l’attention de l’Inspection sur la situation faite à un enfant, c’est le maire qui est sollicité pour confirmer (ou infirmer) les faits. Il s’agit le plus souvent d’abus : travail excessif, absentéisme scolaire, détournement de la vêture au profit des enfants de la famille ou, plus grave, privations et coups.

Evidemment, un peu comme le médecin-inspecteur, le maire se trouve alors pris entre ses administrés et le représentant de l’Etat, et sa tâche n’est pas simple. Le plus souvent son appréciation paraît fiable, parce que détaillée ou étayée. Dans quelques cas cependant la volonté de couvrir les abus est manifeste. Ainsi dans celui d’un enfant de dix ans que l’instituteur trouve en 1907 fatigué en classe et donc peu travailleur, parce qu’il doit, dès son retour chez son patron « s’user la poitrine à confectionner des chapelets », le maire, frère dudit patron, l’excuse.

D’autres sont beaucoup plus délicats, et le maire craint visiblement de prendre parti. C’est l’occasion de donner quelques exemples des mauvais traitements faits aux pupilles, qui sont, heureusement, rarement évoqués 198 .

En 1930, le frère d’un pupille dit qu’il se plaint : son patron le traite de « fénéant », ne veut pas l’emmener à la messe, le bat ; d’après le maire, c’est surtout le pupille qui doit être surveillé : entêté et manipulateur, à moins que ce ne soit un coup monté par un autre patron qui veut l’employer, « cette façon d’agir est assez fréquente à la campagne ».

Octobre 1938 : une lettre anonyme dénonce un gros propriétaire de Saint-Julien-d’Oddes, qui fait travailler tout le temps le pupille, moins cher que ses ouvriers. Le médecin-inspecteur de la circonscription dont le patron est client, se tait ; le maire dément.

Une sombre histoire de mauvais traitements est dénoncée en 1944 (une assistante sociale du cru, un article du Cri du Peuple, le maire) ; on découvre presque un an plus tard que ces allégations étaient fausses et dues à une vengeance personnelle.

En décembre 1934, l’inspecteur écrit au maire des Salles afin de faire savoir à la patronne d’une pupille qu’il n’est pas convenable qu’elle porte des sabots percés par temps de neige : soit elle a des souliers convenables, soit elle est retirée (le maire la voit quelques jours plus tard : elle porte de bonnes chaussures). L’inspecteur n’en ajoute pas moins, peu après, qu’en raison de la neige les neuf pupilles placés dans la commune doivent avoir en classe une paire de pantoufles pour se sécher les pieds.

Une lettre anonyme (juin 1938) déclare que cette même pupille est battue tous les jours : « On l’en tandai crier a deux kgm de chez elle et le tan que eux manjet et elle était a la porte qui regardet je pense bien que vous ne lui la redonner pas sa cette mechante femme ». Le maire y voit un acte de méchanceté contre sa patronne.

Une longue polémique, dont rien de clair ne sort vraiment, concerne un nourricier de Saint-Priest-la-Prugne, soupçonné de mauvais traitements et dénoncé comme tel par l’instituteur, mais le maire n’a pas l’air d’oser confirmer, et celui de Roanne, qui aurait cessé de placer chez lui des enfants de la ville (Enfants à la montagne) n’ose pas non plus prendre parti. Il faut dire que ce nourricier a des appuis : le médecin local, le sénateur-maire de Saint-Etienne, le maire de Lyon (Herriot : la femme du nourricier a été bonne d’un de ses collègues professeur au lycée de Lyon), et le parti communiste. L’affaire dure de septembre 1934 à décembre 1937, sans grand effet.

Le point de vue de l’inspecteur est résumé dans une de ses lettres de décembre 1937 : enlever l’enfant permet de maintenir la paix dans la commune et de sauvegarder l’autorité de l’instituteur, puisque demeurent les disputes fréquentes dans le ménage, le « pugilat » entre le nourricier et le « vieux » (son père), et que sinon le pupille pourrait avantageusement être encouragé à s’orienter vers le métier d’arbitre de boxe… En somme, la préférence est donnée ici au fonctionnaire (l’instituteur) plutôt qu’à l’élu (le maire) : au nom de l’impartialité dans des querelles locales ?

Il arrive cependant qu’un maire tranche en défaveur des patrons et nourriciers.

En août 1909 : le maire de l’Hôpital sous Rochefort demande un changement de placement en raison des mauvais exemples qu’une pupille a sous les yeux.

En juin 1911, le maire de Noirétable demande le déplacement d’un pupille qui a volé chez un voisin (une pioche et une montre) ; le maire accuse l’influence et les indications de sa patronne.

En septembre 1909, un pupille est dénoncé (lettre anonyme) comme tuant les volailles sur la route, insultant les gens. Le maire transmet un peu plus tard les plaintes des habitants : déprédations, maraude de fruits, remontrances sans résultat, nourriciers sans autorité. Il faut le déplacer, mais ce sont moins là les nourriciers qui sont en cause que la tranquillité de la commune…

Plus graves sont ces deux cas proches d’un pupille, sorti de son placement pour l’hôpital de Bellevue en mai 1915 à la demande du maire : mal soigné, malpropre, et qui y reste finalement trois semaines, et d’une autre en octobre 1903 qu’une lettre anonyme dénonce comme recevant de mauvais traitements. Le maire confirme et suggère de la faire rentrer à Saint-Etienne sous le prétexte de la rendre à ses parents. Elle passe trois mois à l’hôpital avant le placement suivant.

Enfin, une dernière illustration de la prudence des maires à dénoncer les abus sans pour autant négliger leur réputation et éventuellement les désirs de la communauté.

Un nourricier de Champoly est dénoncé en mai 1887 pour ses abus (l’enfant ne va pas à l’école, travaille, les habits reçus vont à la fille de la maison), ce que le maire confirme un mois plus tard tout en avouant à demi-mot ne rien pouvoir faire. Il suggère à l’inspecteur d’ordonner lui-même le changement de placement, et de retenir le paiement du dernier trimestre : « Tout le monde craint cette famille ici et personne ne veut prendre cet enfant venant de chez ce nourricier » ; la lettre de dénonciation évoque peut-être aussi la sorcellerie : il faut venir par surprise, « car elle est plus fine que le diable, cette charmeuse qui tire presque tout le lait du village », ce qui peut-être explique les réticences du maire…

A cette occasion est évoquée une dame Z. qui a assuré le placement, dénoncée pour sa vénalité, et citée dans trois autres dossiers de la période 1881-82 concernant des enfants placés dans le même secteur. On ne peut s’empêcher de penser à une placeuse professionnelle, ce que tendrait à confirmer la vénalité qui lui est reprochée. Mais elle ne paraît plus ensuite. Son activité a peut-être été freinée par l’affaire évoquée, l’administration ne lui faisant plus confiance pour le choix des placements. Elle ne paraît pas être un cas unique puisque en 1901 c’est une placeuse qui permet de retrouver les parents d’un enfant laissé sans paiement chez sa nourrice, et en instance d’abandon de fait. Mais il s’agit là d’un placement fait sur demande des parents, l’Assistance publique n’intervenant que plus tard.

En tout cas elle mérite d’être soulignée, au moins à titre de survivance.

A l’instituteur, on demande essentiellement d’être le garant de l’assiduité scolaire, mais son rôle peut aller plus loin, soit en donnant quelques précisions sur ce manque d’assiduité, soit en dénonçant des abus plus généraux.

En janvier 1920 l’inspecteur primaire de Montbrison a exclu un pupille de l’école de Cervières pour huit jours : il a porté contre son instituteur des accusations graves qui ont donné lieu à une plainte, relayée par sa nourricière, et fait preuve d’un grand manque d’assiduité (en 1918-19 : cent quatre-vingt-douze demi-journées d’absence sur trois cent cinquante-quatre, du 1er novembre au 31 décembre 1919 : quarante-deux absences sur quatre-vingt-deux demi-journées). L’inspecteur de l’Assistance publique s’étonne cependant de la discordance entre les chiffres de l’inspecteur primaire et ceux reçus de l’instituteur : pour 1918-19, soixante-cinq demi-journées d’absence et pas cent quatre-vingt-douze. Soit les états donnés par l’instituteur à l’inspecteur primaire sont faux, soit ceux qui sont envoyés à l’Assistance publique sont fantaisistes, ce qui serait fâcheux car ils lui auraient permis « de toucher indûment la rétribution scolaire payée par mon administration. » L’affaire reste visiblement sans suite… Mais elle permet de préciser les relations entre l’instituteur et l’Assistance : envoi annuel de l’état des pupilles présents, contre paiement d’une rétribution.

Par ailleurs, la prime versée à l’instituteur pour tout pupille reçu au certificat d’études devait utilement aiguillonner son zèle. Il n’en reste pas moins quelques jolis gestes, qu’on peut saluer.

Un pupille doit être rapatrié en Belgique, lieu de naissance du père 199  : son instituteur propose de l’accompagner à Saint-Etienne, et au besoin en Belgique (comme instituteur, argumente-t-il, il ne paie qu’une demi- place). C’est pourtant le sous-inspecteur qui fera le voyage de Tournai.

A Saint-Just-en-Chevalet, un pupille de neuf ans est déplacé en janvier 1921 sur la demande de l’instituteur, alerté par des voisins sur les conditions de faim et de dénuement de l’enfant.

A Ailleux, un changement de nourricier est opéré en septembre 1918 : saleté et mauvaise éducation chez le nourricier, puis de nouveau en mai 1921, l’instituteur pensant qu’on fait trop travailler la pupille, par ailleurs sale et mal habillée.

A Estivareilles, un pupille obtient le Certificat en juillet 1905. L’instituteur renonce à sa prime de 30 francs pour qu’elle soit versée au livret du pupille, et obtient 5 francs de l’éditeur Picard et 5 francs de la commune pour l’enfant.

En 1930, l’instituteur de Champoly demande une année supplémentaire d’école pour présenter au certificat d’études une pupille, pas très douée et qui surtout a eu dans l’année précédente un peu trop d’absences. En annonçant à l’inspecteur son échec (d’un point et quart), celle-ci lui fait part de ses regrets, à cause de la peine prise par l’instituteur (leçons supplémentaires le soir et le jeudi).

D’une façon générale, c’est l’instituteur qui, par les succès qu’il fait valoir et les capacités qu’il met en valeur, convainc l’inspecteur de permettre à un pupille de poursuivre ses études après le Certificat. Il peut donc avoir un rôle déterminant dans la vie et la carrière des enfants.

On finira sur un petit sursaut de guerre scolaire en 1924 à Chalmazel : l’instituteur dénonce les violences du curé contre les enfants de l’école laïque, notamment un pupille qui, peu doué, a toutes les peines du monde à apprendre quoi que ce soit, y compris le catéchisme. On parle d’une action en Justice. Le rapport du sous-inspecteur relativise les choses : le pupille s’est moqué des gestes du curé pendant la messe des Rameaux, à deux reprises. Le curé l’a mis à la porte de l’église, avec coups de pieds et de poings, mais il n’y a aucune trace et l’enfant reconnaît avoir mérité les coups. L’instituteur paraît avoir voulu gonfler l’affaire, mais lui-même lui a tiré les oreilles un peu durement à plusieurs reprises, ce qui pourrait être exploité par les partisans du curé…

Même si ces exemples ne permettent pas de faire de l’instituteur un partenaire privilégié du service des enfants assistés, au même titre que le maire qui jouit d’une autre légitimité, ses interventions peuvent être utiles. Certaines font même preuve de qualités de cœur bien conformes à l’idée que l’on se fait de l’instituteur de la Troisième République 200 . Du reste, il n’y a pas de trace d’intervention avant 1882.

Notes
197.

Même s’il paraît bien y avoir là une obligation légale : « La loi du 28 juillet 1893 et divers décrets avaient déjà posé le principe de la surveillance par les Municipalités des enfants assistés ou abandonnés placés dans les communes. » 4 mai 1938, rapport du directeur des services d’assistance au maire de Roanne A. Sérol sur le service des enfants assistés et secourus, et le rôle de l’employé communal, AMR 1Q66.

198.

Ce qui ne saurait évidemment préjuger de leur rareté réelle, même si visiblement le caractère rural des placements facilite une surveillance diffuse de l’ensemble de la communauté sur ses membres, qui serait plus difficile en ville, faute précisément de communauté. Les témoignages cités de voisins, pas toujours bienveillants, et le recours aux dénonciations anonymes, le montrent.

199.

Né de père belge, il possède en Belgique son « domicile de secours », de même qu’un enfant né dans la Loire ou dans le Rhône dépend de l’Assistance publique de la Loire ou du Rhône, quel que soit son lieu d’abandon.

200.

On trouvera dans le dernier roman d’Emile Zola, Vérité, Paris, Le livre de poche, 1995, 703 p., quelques belles figures d’instituteurs. L’action, démarque de l’Affaire Dreyfus, est supposée se passer vers 1900 ; la bêtise obstinée et l’ignorance obtuse, entretenue par l’Eglise et les écoles congréganistes, sont les adversaires principales du héros Marc Froment, instituteur adepte de la raison droite, dans sa volonté de faire libérer son collègue juif injustement accusé. Il a bien du mal à y rallier ses collègues, pour la plupart attentistes par prudence ou manque de conviction, prêts à livrer l’école laïque au vainqueur du jour, et donc aux prêtres le cas échéant…