1) Les demandes de correction paternelle

Les archives renferment une cinquantaine de dossiers de demandes de correction paternelle, échelonnées entre 1865 et 1911, une seule datant d’après 1892. Malgré le descriptif de la liasse, il s’agit en réalité de demandes faites au préfet de prendre en charge des frais de l’incarcération, pour cause d’indigence de la famille : la première leçon à en tirer, c’est que si l’on peut faire enfermer son enfant, c’est difficilement gratuit. D’où d’ailleurs les légendes qui courent sur les « maisons de correction » à l’ancienne qui, comme Mettray, comportent une section particulière, isolée et lucrative, réservée à l’enfermement des fils de famille 235 . Les demandes examinées ne recèlent aucun fils de famille dévoyé, laquelle aurait eu les moyens de pourvoir elle-même à son entretien, mais uniquement des petites gens qui ne savent plus quoi faire pour être obéis de leur enfant. Il y a donc là une forme discrète de ségrégation sociale, puisque si un père de famille aisée peut parfaitement recourir au placement en maison de correction 236 , à un tarif élevé, les plus modestes en sont réduits, s’ils veulent obtenir la gratuité, à demander une détention temporaire. En revanche, alors que les placements en maison de correction se traitent de gré à gré et ne donnent évidemment lieu à aucun contrôle, rien ne montre que les ordonnances de détention provisoire délivrées dans le cadre de la correction paternelle ont été précédées d’une enquête pour en préciser les motivations. Recourir à la Justice n’entame donc en rien le caractère discrétionnaire de la demande.

Autant dire que cette source n’est en rien représentative du phénomène, et n’en donne qu’une vision partielle. Pour autant elle peut donner un éclairage sur la situation des enfants à Saint-Etienne et dans les villes proches, dont pour l’essentiel les demandes proviennent. Elle montre en tout cas que la mesure est connue des familles modestes, avant même que la loi ne leur y donne accès gratuitement 237 . On trouve en effet dans les professions citées de quoi reconstituer le petit peuple stéphanois : ouvriers divers, passementiers, mineurs, maçons, vendeuses de rue, employés du chemin de fer. Quelques mères seules, veuves ou abandonnées, élèvent leurs enfants tout en travaillant.

Les motifs qui justifient la demande méritent d’être cités, qui montrent ce qui dans la jeunesse provoque l’inquiétude ou la crainte.

Un garçon de quatorze ans et demi fréquente « des petits errants comme lui », un autre refuse d'obéir, « fuit la classe, fréquente des petits vauriens de son âge et ensemble se livrent au vol, dans la ville », un autre encore de douze ans est un « mauvais sujet, violent, brutal envers ses jeunes sœurs et sa mère », une fille de seize ans s'adonne à l'inconduite et « est devenue un véritable sujet de scandale dans tout le quartier où elle habite », un fils de dix-huit ans mène une vie de vagabondage et de débauche, s'enivre, ne reste pas dans ses places, casse tout dans la maison quand ses parents, chez qui il revient quand il n'a plus un sou et où il mange le peu qu'il y a, lui font des remontrances.

Un André de quatorze ans désespère sa mère, seule : il est violent méchant, d'une perversité précoce, ne va ni à l'école ni au catéchisme depuis sa douzième année, a refusé de faire sa première communion, vagabonde, ne reste pas dans ses places par son inconduite. Elle l'a placé chez un fermier en montagne pour l'écarter de ses fréquentations et il a été ramené en décembre : on ne peut rien en faire. Depuis : il se lève tard, sort pour vagabonder, rentre quand ça lui plait, ne fait rien, insulte à la moindre remontrance, casse tout, menace sa mère et son frère (de mort…), bat son jeune frère. Les voisins, menacés aussi, ont renoncé à s'en mêler.

Un instituteur signale un de ses élèves de onze ans et demi qui ne vient en classe que sept à huit fois par mois ; il « a déjà des germes de vice et des habitudes de vagabondage qui font de lui un sujet dangereux pour les élèves de l'école et un exemple funeste pour son jeune frère à qui il a déjà maintes fois fait faire l'école buissonnière et coucher hors de la maison. » Il est pourtant intelligent « et il est vraiment regrettable qu'il se livre au vagabondage à un âge aussi précoce. »

Le voisinage enfin peut s’en mêler. En mai 1873, une lettre-pétition de treize personnes du « quartier neuf du Soleil » appelle l’attention des autorités sur une jeune fille de dix ans, fille naturelle, portée au vol, malgré la surveillance et la correction de ses parents et demande au procureur de la faire enfermer dans une maison de correction « pour qu'un jour étant devenue meilleure elle soit utile à la société au lieu d'en être le fléau. »

Vagabondage, vol et inconduite sont donc les raisons les plus souvent invoquées.

Et c’est ici que l’on trouve les rares cas à notre disposition où les autorités font pression sur les familles pour qu’elles demandent l’enfermement de leur enfant 238 . Deux jours avant l’envoi de la pétition citée, le procureur priait déjà le commissaire central d’inviter les parents à demander au préfet l’admission gratuite de leur fille dans une maison de correction.

On peut en rapprocher, la même année, cette demande de gratuité du maire de Grand-Croix, craignant qu’un père, violent à son égard, et une famille « aux mœurs déplorables » n’aient une trop mauvaise influence sur une fillette qui, à dix ans, commence « à se livrer déjà au vagabondage ». Le père n’a finalement consenti à son placement qu’à la condition qu’il ne lui coûte rien, alors même qu’il aurait de quoi en payer au moins une partie. On apprend peu après que la jeune fille est au Refuge de Saint-Etienne, et que la demande de gratuité n’a plus lieu d’être puisque des « personnes charitables » en ont pris la charge. Le curé du lieu a agi.

On reviendra plus loin sur cette peur du vagabond qui hante le siècle 239 . Mais il faut insister sur ces deux exemples que leur rareté fait ténus, montrant le poids et les conséquences du jugement que la société porte sur ceux qui, sans nulle provocation, sinon de façon involontaire, entendent s’affranchir de ses règles.

On s’empressera d’ajouter que sur la cinquantaine de demandes, trente-quatre seulement (dont vingt filles) aboutissent effectivement à une incarcération, et surtout que certaines d’entre elles ne sont que des demandes de renseignements sur les possibilités de faire enfermer un enfant et n’envisagent pas un recours à la prison. Ce qui confirme que cette mesure est d’une importance limitée dans le petit peuple, seul représenté ici, mais qu’il s’y intéresse et s’en informe néanmoins.

Le seul établissement où la prise en charge des frais de détention peut être accordée par les autorités est la maison d’arrêt. Lorsque des demandes concernent un établissement privé, Oullins, Saint-Genest ou le Refuge, le préfet répond invariablement que si une famille peut y faire placer son enfant, l’Etat ne saurait en payer la pension. Lorsqu’une demande est faite d’un placement en maison de correction, il renvoie à la loi qui stipule que seul un tribunal peut prononcer une telle décision.

Notes
235.

Citée par exemple dans le commentaire d’Eric Pierre en postface de Raoul Léger, La colonie agricole et pénitentiaire de Mettray, souvenirs d’un colon, 1922-1927, Paris, L’Harmattan, 1997, 175 p., coll. « Le travail du social », p. 133, et dans le tiré à part du magazine La Touraine en 1989 à l’occasion des 150 ans de Mettray : 1839-1937, la colonie pénitentiaire agricole de Mettray, un siècle d’histoire de l’éducation des enfants assistés et condamnés (non paginé), ou enfin Henri Gaillac, op. cit., p. 81.

236.

On verra plus loin que la chose est possible à Saint-Genest-Lerpt.

237.

Contrairement à ce que relève Pascale Quincy-Lefèbrve (op. cit., p. 81), sauf à considérer que le recours à la correction paternelle a été fortement suggéré par tel professionnel — policier, magistrat… —, bienfaiteur ou voisin bien intentionné, pour éviter une mesure ultérieure plus grave.

238.

En 1873, quinze ans avant que la loi ne donne aux autorités le pouvoir de saisir elles-mêmes la Justice contre ces familles indignes.

239.

Et les autres : Alexandre Vexliard, Le clochard, Paris, Desclée de Brouwer, 1998, 493 p., coll. « Sociologie clinique » (première édition en 1957), p. 112 : le vagabondage « n’existe pas dans toutes les sociétés (…). Il apparaît essentiellement dans les sociétés dont l’organisation repose sur la propriété privée et la situation des vagabonds est aggravée par le salariat ». Des vagues nouvelles de vagabonds apparaissent « lors des crises aiguës » comme les « transformations et crises économiques ». Il signale en passant, p. 121-122 que sous l’occupation « dit-on » les Allemands en ont emmené un grand nombre, qui ne sont jamais revenus, « et personne ne s’en est soucié ».