a) une approche des enfants condamnés

On rappellera en préliminaire que ne sont compris dans les chiffres et les commentaires qui suivent que les enfants passés par les maisons de correction du département, c’est-à-dire retenus en préventive, condamnés à une courte peine de prison ou incarcérés en attente d’un transfert vers une prison pour longues peines (maison centrale) ou une « maison de correction » selon le sens commun (colonie pénitentiaire pour jeunes détenus).

L’impression est celle à la fois d’une masculinisation et d’un vieillissement des enfants condamnés (Tableau 22). La fin du XIXe siècle est un moment où se développe le souci de l’enfance, dans la littérature 244 comme dans la loi 245  : il semble bien y avoir un avant et un après aussi dans l’approche que la Justice fait de l’enfance.

Il y a plus de filles donc dans la période la plus ancienne, et des enfants plus jeunes. Puis à mesure que le temps avance, les filles sont moins nombreuses parmi les condamnés (il n’y a qu’à Roanne que leur proportion reste stable), et les enfants plus vieux au point qu’à la fin de la période les moins de quinze ans ont à peu près disparu alors que ceux de dix-huit à vingt et un ans représentent entre 80 et 90 % des condamnés.

Tableau 22 : répartition par âge et par sexe des enfants condamnés (%), durée moyenne de leur peine (Loire, 1845-1940)
Montbrison Roanne Saint-Etienne Total
1845-1861
Filles 14,4 246      
moins de 12 ans 0,9      
12-15 ans 3,9      
15-18 ans 30,4      
18-21 ans 64,6      
durée moyenne de la peine 2m 25j      
part dans l’ensemble des détenus 14,3      
1900-1925
Filles 10,7 13,5 8,7 9,7
moins de 12 ans 0 0 0,1 0,1
12-15 ans 0,8 1,5 0,8 0,9
15-18 ans 26,2 30,7 22,2 24
18-21 ans 73 67,5 76,9 75
durée moyenne de la peine 2m 26j 2m 7J 4m 22j 4m 5j
part dans l’ensemble des détenus 11,1 15,2 21,9 21,9
1925-1940
Filles 5,6 13,9 5,9 7,9
moins de 12 ans 0 0 0 0
12-15 ans 0 0,7 0 0,2
15-18 ans 9,3 19 10 12,3
18-21 ans 90,7 80,3 90 87,5
durée moyenne de la peine 2m 15j 4m7j 5m 4m 16j
part dans l’ensemble des détenus 9,3 10 10,2 11,3

De toute évidence, les lois nouvelles distinguant les juridictions pour enfant ont eu un effet sur l’incarcération, la rendant presque inexistante pour les plus jeunes. On remarque en revanche une assez grande stabilité de la durée moyenne des peines prononcées, malgré parfois une tendance à l’augmentation (Roanne, encore) qui n’influe guère sur le total des enfants concernés. De même, la part des mineurs dans l’ensemble des personnes incarcérées reste comprise entre 10 et 20 %.

Tableau 23 : lieu de naissance des enfants condamnés, Loire 1845-1940 (%)
Montbrison Roanne Saint-Etienne
1845-1861
Arrondissement de la maison de correction 58,6    
dont chef-lieu 8,3    
canton(s) du chef-lieu 17,2    
Reste du département 18,8    
dont Saint-Etienne 9,1    
Autres 22,6    
1900-1925
Arrondissement de la maison de correction 56,8 52,8 63,3
dont chef-lieu 9,9 30,7 34,9
canton(s) du chef-lieu 15,6 247 32,2 42,2 248
Reste du département 19,7 6,3 10,2
dont Saint-Etienne 10,8 1,5  
Autres 23,5 40,9 26,5
1925-1940
Arrondissement de la maison de correction 44,8 62,9 67,3
dont chef-lieu 3,7 30,8 36,3
canton(s) du chef-lieu 5,6 249 36,6 40,8 250
Reste du département 29,5 4,8 4,5
dont Saint-Etienne 16,8 0  
Autres 25,7 32,3 28,2

Il s’agit visiblement d’une justice de proximité (Tableau 23). Les mineurs sont nés majoritairement dans l’arrondissement où ils sont jugés, et pour un tiers à proximité ou dans la ville-centre. Les chiffres renforcent la tendance sur la période considérée, Montbrison faisant là encore exception. Les enfants condamnés proviennent surtout du département, même si à Roanne, dont les échanges sont nombreux avec le Rhône et l’Allier, l’extérieur tient une place un peu plus importante. C’est enfin une justice urbaine, puisque les communes de Saint-Etienne et Roanne fournissent une bonne part (un tiers environ) des délinquants qui y sont jugés.

Tableau 24 : principales professions des condamnés (Loire, 1845-1940)
Montbrison % Roanne % Saint-Etienne %
1845-1861
cultivateur 22,3        
domestique 12,1        
journalier 11,1        
sans profession 6,5        
maçon 2,5        
passementier 2,5        
terrassier 2,2        
menuisier 2        
1900-1925
journalier 13,9 manœuvre 23,3 manœuvre 26
manœuvre 9,8 journalier 9 mineur 22,1
cultivateur 6,6 teinturier 8,9 métallurgiste 2,5
sans profession 5,7 sans profession 7,4 sans profession 2,5
chapelier 4,1 tisseur 3,7 journalier 2,1
domestique 4,1 domestique 3 tourneur 2,2
tourneur 4,1 vannier 2,9    
porteur verrier 3,3 maçon 2,2    
carrier 2,5        
menuisier 2,5        
serrurier 2,5        
tisseur 2,5        
verrier 2,5        
1925-1940
manœuvre 26,4 manœuvre 27 manœuvre 30,7
cultivateur 17 sans profession 8,8 mineur 16,5
maçon 5,7 boulanger 4,4 tourneur 2,7
boulanger 3,8 cultivateur 4,4 usineur 2,7
mécanicien 3,8 ouvrier agricole 3,6 cultivateur 2,4
polisseur sur métaux 3,8 dévideuse 2,9 ajusteur 2,1
vannier 3,8 forain 2,9 journalier 2,1
    maçon 2,9 polisseur 2,1
    teinturier 2,9    

Le caractère urbain des mineurs condamnés est confirmé par leur origine sociale (Tableau 24). A l’exception de Montbrison, encore que la part des professions urbaines et industrielle tende à y augmenter, suivant ainsi l’évolution de l’ensemble de la ville, la chose est surtout nette à Roanne et plus encore à Saint-Etienne.

Tableau 25 : principaux délits des mineurs condamnés, Loire 1845-1940 (%)
Montbrison % Roanne % Saint-Etienne %
1845-1861
vol 49,1        
vagabondage 11        
coups et blessures 9,4        
mendicité 4,3        
bruit et tapage nocturne 4,2        
chasse 3,3        
outrage public à la pudeur 3,1        
1900-1925
vol 47,4 vol 47 vol 46,3
coups et blessures 19,6 coups et blessures 22,6 coups et blessures 30,3
vagabondage 6,6 pêche 4,9 outrages 4,8
violences 4,8 vagabondage 4,9 violences 3,5
pêche 3,3 bris de clôture 2,7 bris de clôture 2,7
    violences 2,4    
1925-1940
vol 40,9 vol 69,4 vol 44,3
coups et blessures 29,7 coups et blessures 3 coups et blessures 23,5
violences 11,2     violences 3,9

La population ayant affaire à la Justice est évidemment fonction de la structure sociale de la région concernée, d’où la part des agriculteurs à Montbrison dans la première période, mais on peut cependant noter qu’elle concerne surtout les plus pauvres ou en tout cas les moins qualifiés. L’importance des manœuvres, des journaliers et des sans profession le montre bien, et à Saint-Etienne on peut sans doute y ajouter les mineurs 253 .

Au total, l’impression est assez comparable à celle qui se dégage de l’examen de la profession des mères d’enfants abandonnés, l’aspect rural en moins : les mineurs condamnés relèvent pour l’essentiel de milieux modestes. Si le terme n’était vieilli, ou galvaudé, on pourrait parler d’une justice de classe, ce qui du reste est assez normal puisque ce sont les groupes les plus fragiles qui risquent le plus de glisser dans la délinquance.

L’origine urbaine des délinquants est sans doute un poncif ; elle n’est pas pour autant un fantasme. La chose est d’autant plus vraie pour les moins qualifiés, c’est-à-dire en général les plus pauvres.

Conformément à ce que laissait entendre la description sociale de la population des enfants délinquants, la pauvreté a en effet pour conséquence le poids considérable des vols (Tableau 25) : près de la moitié des condamnations est justifiée par ce délit. Les actes de violence (violences, coups et blessure) viennent le plus souvent en seconde position. Si on peut y voir le mouvement de révolte d’une jeunesse déconsidérée cherchant là un moyen d’attirer l’intérêt, ce peut être aussi une réponse, certes excessive, à l’exclusion économique dont elle se sent l’objet. Ne dit-on pas, quitte à le théoriser à l’occasion, que de l’exclusion naît la révolte, voire la révolution ?

La violence peut parfaitement être retenue comme corollaire aux délits contre la propriété ; dans les deux cas il s’agit d’un rejet de la société 254 .

En revanche, le vagabondage, souvent considéré comme un mal du siècle passé, est étrangement absent, tout comme les délits contre la moralité (outrages à la pudeur). Il reste certes à faire là la part des délits associés ou sous-entendus, qui ne les font pas apparaître dans les chiffres ci-dessus. Mais on peut ajouter que le vagabondage 255 n’est jamais qu’une traduction du refus (volontaire ou imposé) des règles de la société (domicile, propriété, travail), au même titre que le vol par exemple, et qu’en ce sens son absence est compensée par la présence en nombre d’autres délits de même nature 256 .

Le montant du dommage n’est pas indiqué sur le registre d’écrou. Mais on verra plus loin que la nature du délit, l’intention de vol plutôt que son montant, importent seules. En plus d’un délit, on paraît ainsi vouloir prévenir les manquements futurs à la loi, et punir le délinquant avant que son action ne soit vraiment socialement préjudiciable.

Notes
244.

Dominique Dessertine, La Société lyonnaise pour l’enfance et l’adolescence (1890-1960), Toulouse, ERES, 1990, 218p., coll. « ETHISS », en donne des exemples p. 17.

245.

Celle de 1889 bien sûr.

246.

Les garçons représentent le pourcentage restant, soit ici 85,6 %.

247.

Et canton de Feurs : 19,7 %.

248.

Et les cantons de Firminy et du Chambon-Feugerolles à 5,7 et 5,6 %.

249.

Et canton de Boën : 13,2 %.

250.

Et les cantons du Chambon-Feugerolles et Saint-Chamond à 5,9 et 4,8 %.

251.

Uniquement celles représentant 2 % et plus des condamnés.

252.

Avec association des délits comparables : coups + coups et blessures (volontaires ou non), vol + recel + complicité de vol, etc., ou regroupement avec le premier cité lorsque plusieurs délits sont associés : coups et blessures et vol avec les coups et blessures, vol et vagabondage avec les vols…

253.

Le mineur, archétype de l’ouvrier, par opposition au passementier réputé plus noble à la fois par la précision de son travail et par la noblesse des matériaux qu’il manipule. L.M. Fleury, « Démographie, nosologie, hygiène » in Association Française pour l’avancement des sciences, XXVI e session, août 1897, Saint-Etienne, Imp. Théolier-Thomas, 1897, trois tomes, 512, 536 et 426 p., tome 3 p. 95-135 : « Alors que le taux de natalité s’abaisse rapidement dans les autres catégories de population, le mineur est resté prolifique » écrit le directeur du Bureau municipal d’Hygiène en une métaphore tout animale, alors qu’à l’opposé, les passementiers, où dominent les ménages de trois et quatre personnes, bénéficient d’ateliers pourvus « de baies larges et élevées, laissant pénétrer une vive lumière ». La nuit opposée au jour en somme, même s’il regrette que dans cette profession aussi « les usines, avec leur atmosphère lourde et leur promiscuité, tendent à se développer. »(p. 133-134).

254.

Et le parallèle avec des débats actuels, là encore, est frappant.

255.

Il cesse d’être un délit avec le décret-loi du 30 octobre 1935 (cf annexe 2), mais reste passible d’une mesure de placement, en établissement ou à l’Assistance publique.

256.

Michel Foucault, Surveiller et punir, naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975, 318p. développe longuement cette idée du crime comme refus des règles (et même du contrat) sociales. Le dialogue cité entre un président de tribunal et un jeune vagabond de treize ans en est un exemple : « Tous les illégalismes que le tribunal code comme des infractions, l’accusé les a reformulés comme l’affirmation d’une force vive : l’absence d’habitat en vagabondage, l’absence de maître en autonomie, l’absence de travail en liberté, l’absence d’emploi du temps en plénitude des jours et des nuits. » (…) « Et à travers toutes ces menues indisciplines, c’est finalement, la “société“ tout entière qui est récusée, et la “sauvagerie“ qui se fait jour » (p.296-299). Charles Lucas, un des pères des colonies agricoles, l’écrivait dès 1838 : « Partout vous voyez deux classes d’hommes bien distinctes dont les uns se rencontrent toujours sur les sièges des accusateurs et des juges, et les autres sur les bancs des prévenus et des accusés » (De la réforme des prisons, cité par Foucault p. 281).