b) le tribunal pour enfants de Saint-Etienne

Tableau 26 : âge et sexe des mineurs comparaissant devant le tribunal pour enfants (Saint-Etienne, 1918-1932)
  1918 1919 1920 1921 1922 1923 1924 1925 1926 1927 1928 1929 1930 1931 1932
filles (%) 4,9 7,2 6,5 11,3 12,4 8,5 15,5 11,9 12,4 18,4 13 17,6 14,3 9,3 8,1
âge moyen 15,8 15,5 15,1 16,1 15,4 15,9 15,8 15,7 16,1 15,6 15,6 15,7 16,1 15,2 16,1
-15 ans (%) 14,2 22,2 38 13,4 23,1 14,5 17,2 21,5 15 26,3 23,1 23,5 9,5 25,9 10,8

A cheval sur les deux dernières périodes précédemment distinguées, les minutes de jugement du tribunal pour enfants de Saint-Etienne 257 permettent de préciser le tableau, pour une clientèle un peu différente 258  : la loi du 22 juillet 1912 distingue en effet les enfants de moins de treize ans, par principe dispensés de peine 259 et qui ne peuvent plus être envoyés en prison ou en colonie pénitentiaire, et les treize dix-huit ans. Ce qui explique que ce soient surtout les autres, les plus vieux, que l’on retrouve dans les registres d’écrou des maisons de correction. La loi de 1912 institue aussi la liberté surveillée et le principe d’une enquête sociale préalable au jugement.

Tableau 27 : domicile des mineurs comparaissant devant le tribunal pour enfants, Saint-Etienne, 1918-1932 (%)
  1918 1919 1920 1921 1922
Saint-Etienne 51,3 55,5 37,1 37,1 43,8
communes proches 260 7,2 4,5 4,5 11,6 17,7
Firminy + Saint-Chamond + Rive-de-Gier 15,9 14,5 15,8 13,8 11
Total 74,4 74,5 57,4 62,5 72,5
reste Loire 17,8 18,1 34,7 25,2 21,6
autres 3,4 3,4 2,3 2,2 0
sans domicile 4,4 4 5,6 10,1 5,9
  1923 1924 1925 1926 1927
Saint-Etienne 34,4 33,8 43 37,3 29,8
communes proches 2,6 16,4 12,6 15,9 15
Firminy + Saint-Chamond + Rive-de-Gier 21,5 14,8 13,4 11,1 21,8
Total 58,5 65,4 69 64,3 66,6
reste Loire 28,6 21 15,5 23,7 22,7
autres 9,6 2,7 6,5 3,5 7,2
sans domicile 3,3 11,3 9 8,5 3,5
  1928 1929 1930 1931 1932
Saint-Etienne 36,1 29,9 43,9 40,9 22,2
communes proches 12,9 13,5 15,5 4,8 8,4
Firminy + Saint-Chamond + Rive-de-Gier 15,8 6 10,7 19,7 11,1
Total 64,8 49,4 70,1 65,4 41,7
reste Loire 29,6 28,3 15,5 21,3 44,5
autres 1,9 10,5 8,4 7,6 5,6
sans domicile 3,7 11,8 6 5,7 8,2

Elle paraît donc avoir l’intention de rompre avec une Justice répressive, pour glisser vers plus d’éducatif, au grand dam de la magistrature peu disposée à abandonner une part de ses prérogatives au « rapporteur » chargé de l’enquête et de sa présentation devant le tribunal 261 , et au prix parfois de conflits à l’intérieur même de la magistrature 262 .

De fait, les mineurs qui comparaissent devant le tribunal pour enfants de Saint-Etienne à partir de 1918 sont plus jeunes que ceux qui sont détenus dans les maisons de correction 263 (Tableau 26) ; la part des filles y est également légèrement supérieure. Tout cela confirme le caractère spécifique de la juridiction.

Plus qu’auparavant, le caractère local est évident, et davantage encore l’origine urbaine des enfants jugés (Tableau 27). Le poids de Saint-Etienne, de son agglomération et des communes industrielles proches est considérable.

Les professions sont en rapport : urbaines et industrielles, et là encore peu qualifiées (Tableau 28). Manœuvres et mineurs dominent ; les sans profession sont nombreux. La présence des écoliers atteste de la relative jeunesse des prévenus, alors que l’apparition d’employés et d’ouvriers plus qualifiés peut laisser penser à une certaine normalisation de la juridiction dans la dernière période, qui touche un peu plus largement la population, même si la faiblesse des pourcentages oblige à rester prudent.

Tableau 28 : profession des mineurs comparaissant devant le tribunal pour enfants, Saint-Etienne, 1918-1932 (%)
1918-1922 % 1923-1927 % 1928-1932 %
manœuvre 32,2 manœuvre 23,7 manœuvre 31,1
mineur 7,5 mineur 10,1 sans profession 7,4
sans profession 5,7 sans profession 9 mineur 5,1
écolier 4,4 usineur 5,6 usineur 3,6
métallurgiste 4,3 métallurgiste 4,1 domestique 2,9
usineur 3,1 écolier 3 employé 2,8
domestique 2,1 verrier 2,6 métallurgiste 2,6
journalier 2,2 journalier 2,3 tourneur 2,5
tourneur 2,2     cultivateur 2,4
pilonnier 2     ajusteur 2

Vol, vagabondage et violences diverses résument les délits pour lesquels comparaissent les mineurs (Tableau 29). Mais il faut en relativiser l’importance : les vols concernent le plus souvent des sommes faibles (quelques dizaines de francs), de petits objets (des couvertures, des chaussures, un pantalon, des bicyclettes…), de la nourriture (chicorée, sardines en boîte, dinde, fromage, pommes de terre…) ou du charbon. Les infractions aux transports, c’est-à-dire le chemin de fer ou le tramway utilisé sans billet, relèvent de la même catégorie. On aurait tendance à parler de petite délinquance d’envie, sinon de subsistance.

Tableau 29 : délits des mineurs comparaissant devant le tribunal pour enfants, Saint-Etienne, 1918-1932 (%)
1918-1922 % 1923-1927 % 1928-1932 %
vol 42,8 vol 39,6 vol 46,1
infractions transports 264 19,1 coups et blessures 14,4 vagabondage 11,9
coups et blessures 7,9 vagabondage 13,1 coups et blessures 9,1
vagabondage 5 pêche 10,4 infractions transports 5,9
chasse 3,1 port d’armes 10,2 port d’armes 3,9
port d’armes 3 infractions transports 5,4 bris de clôture 2,9
bris de clôture 2,5 violences 3,9 chasse 2,1
    chasse 3,2    

On peut parfaitement comparer les délits menant à la Maison de correction à ceux qui justifient une comparution devant le tribunal pour enfants. Les délits sont du même ordre, et les différences (infractions aux transports, vagabondage) peuvent sans doute être expliquées par l’âge des prévenus, ou la question du discernement. En ce sens, il serait possible de parler d’une certaine continuité, les délits de l’un aboutissant à ceux de l’autre, quelques années plus tard.

Sans doute même peut-on considérer que le vieillissement relevé des délinquants incarcérés à la Maison de correction dans la période d’application de la loi de 1912 est la conséquence de la création du tribunal pour enfants, les plus jeunes bénéficiant désormais d’une juridiction et surtout de peines spécifiques. La succession des courbes (Graphique 6), celle du nombre de jugements au tribunal pour enfants prenant en quelque sorte le relais des incarcérations, peut le laisser penser, surtout si on fait la part de la hausse des jugements due à la guerre.

Graphique 6 : incarcération en maison de correction et comparution devant le tribunal pour enfants de Saint-Etienne (1900-1931)
Graphique 6 : incarcération en maison de correction et comparution devant le tribunal pour enfants de Saint-Etienne (1900-1931)

Mais l’âge rend plus graves et inquiétants les délits nombreux de violence et de port d’armes, qui permettent de relever une certaine insécurité. Les « apaches » popularisés par la presse du début du siècle sont présents à Saint-Etienne aussi, avec un certain retard sur la capitale 265 . De fait, le terme est utilisé en juin 1928, pour qualifier une bande de jeunes gens jugés pour vol et tentative de vol de vin, liqueurs et armes. Ils sont douze à la barre, entre treize et dix-sept ans. Dans les attendus du jugement figure la formule suivante :

‘« Attendu (…) que le Tribunal se trouve en présence d’une véritable bande organisée, s’entraînant au métier des apaches, visant avec persévérance à se munir d’armes qui l’aurait ensuite rendue particulièrement redoutable de tous, ces jeunes gens dont quelques-uns touchent encore à l’enfance ont fait preuve d’une dépravation complète de sens moral que la justice oblige à réagir avec la plus grande énergie contre des agissements de nature à troubler profondément l’ordre public… »’

Derrière la rhétorique un peu ronflante du président Bouton, on sent la peur des possédants face à une jeunesse incontrôlable, organisée et armée ; laquelle sera pour partie enfermée, logiquement 266 . Plus, même, c’est l’absence de toute trace d’enfance chez de si jeunes gens qui paraît effrayer, rejoignant un discours plus général sur la maturité précoce des enfants ouvriers. Travaillant plus tôt, plus tôt sortis de leur famille, sevrés plus vite de toute éducation scolaire ou domestique, ils manquent, de fait, passablement d’innocence enfantine 267 .

Un autre cas est par parenthèse signalé dans un dossier de pupille de l’Assistance publique 268 , adepte des évasions à répétition, qualifié en 1922 de « véritable apache », arrêté avec des gens peu recommandables place Fourneyron dans « une rafle de souteneurs et de repris de justice », mais que le préfet de l’Ardèche, qui en a la tutelle légale puisque le pupille est né dans son département, paraît se refuser à rapatrier malgré des appels pressants de l’inspecteur. Il finira à la centrale de Clairvaux…

Plus généralement, on peut remarquer un phénomène de délinquance de groupe, même si le terme de bande est sans doute exagéré, et anachronique. Le nombre moyen d’enfants jugés par procès est d’un peu moins de trois (2,7) ; 31,2 % des enfants comparaissent à deux et plus et 5,5 % à plus de trois. Quelques groupes plus nombreux existent, en plus de celui déjà cité, quoique moins impressionnants, de cinq, six ou sept enfants. Mais à l’exception de cette bande de douze gamins, remarquable par l’organisation qu’on lui prête autant que sa volonté d’être armée, il est bien difficile de distinguer les rencontres d’occasion des véritable actions concertées.

Notes
257.

ADL U1229 (1914-1924), U1230 (1925-1929), U1231 (1930-1932).

258.

Dominique Dessertine, Bernard Maradan, op. cit. p.104-105.

259.

En vertu, écrit Pilippe Robert (op. cit., p. 80) d’une « présomption légale et irréfragable d’irresponsabilité pénale », ou plus exactement d’une présomption d’absence de discernement. Même si la culpabilité est établie, les seules mesures prévues par la loi de 1912 sont : la remise à la famille, le placement chez une personne digne de confiance, en asile, en internat approprié, en établissement pour anormaux, en institution charitable appropriée ou à l’Assistance publique. Les deux premières mesures peuvent être associées à la liberté surveillée (op. cit., p. 82). Les plus jeunes ne sont donc passibles que de mesures éducatives, faute d’avoir une pleine conscience de leurs actes. Toutefois, le recours possible à des établissements, qui n’ont guère d’ « approprié » que le nom relativise cette portée éducative. Le principe, néanmoins, est là, qu’il faut saluer. On trouvera le texte de la loi du 22 juillet 1912 en Annexe 2.

260.

Les communes proches sont celles qui touchent Saint-Etienne : La Ricamarie, Roche-la-Molière, Saint-Genest-Lerpt, Villars, Saint-Priest-en-Jarez, La Tour-en-Jarez, La Talaudière, Saint-Jean-Bonnefonds, les plus industrielles à la différence de la couronne sud, et non comprise Saint-Chamond qui paraît avoir une identité plus marquée comme l’ensemble de la vallée du Gier.

261.

Dominique Dessertine, Bernard Maradan, op. cit. p. 106-107.

262.

Paul Bertrand, Monsieur Rollet, “le dernier des philanthropes“, Paris, CTNERHI, 1986, 280p., p. 188-189 : nommé juge au tribunal pour enfants de la Seine en mars 1914, il fait office de président dès août ; il est rétrogradé au simple grade d’assesseur en 1917, en raison même de son action. Ses supérieurs notent : « Il aurait manifesté aux jeunes délinquants une indulgence telle que l’œuvre de répression aurait considérablement souffert et qu’un autre magistrat dut, pour la rétablir, être chargé de la Présidence. »

263.

En préventive, ou pour de courtes peines : la juridiction qui décide n’est donc pas en cause, mais seulement la durée de la détention. On constate cependant un certain vieillissement des mineurs détenus en maison de correction (Tableau 22) : les moins de 12 ans disparaissent totalement, et les moins de 15 ans sont à peu près absents à partir de 1925.

264.

Contraventions et infractions à la police des tramways et des chemins de fer.

265.

Michelle Perrot, « Dans la France de la Belle Epoque, les “apaches », premières bandes de jeunes » in Les marginaux et les exclus dans l’histoire, Paris, UGE, 1979, 241 p., coll. 10/18, p. 387-407, signale que l’expression n’est employée à Saint-Etienne qu’après la guerre (p. 388).

266.

Sur les douze prévenus, trois remises aux parents, une condamnation à la prison avec sursis, trois envois en colonie pénitentiaire et quatre décisions de liberté surveillée…à la Société Dauphinoise de Sauvetage de l’enfance (trois) et à Mettray (une).

267.

Alain Cottereau, « Méconnue, la vie des enfants d’ouvriers au XIXe siècle », in Revue Autrement, n°10, septembre 1977, 256 p., p. 117-133, p. 132.

268.

ADL 1204W198.