C. Le fonctionnement de la justice des mineurs

D’autres approches sont possibles du fonctionnement de la Justice des mineurs, par le biais des condamnés eux-mêmes, qui permettent de compléter notre mise en perspective du fonctionnement des juridictions.

1) La Loire, pourvoyeuse des colonies pénitentiaires

Nous avons pu relever, entre 1840 et 1893 six cent soixante-seize envois en correction 278 , soit une moyenne de douze à treize par an, avec un maximum entre 1863 et 1879 où le nombre annuel de transferts dépasse vingt, et une pointe à quarante-trois en 1878 (Graphique 8). Moins que le nombre, finalement peu élevé, c’est la permanence du phénomène qui est à relever. L’envoi en correction fait partie des mœurs judiciaires et administratives, et l’on comprend mieux la lenteur à intégrer dans les pratiques les mesures nouvelles.

Sur les lieux choisis (Tableau 34), sans s’attarder à une description de chaque maison, on remarquera que c’est la proximité qui est le critère principal, sans trop savoir du reste s’il s’agit d’une concession faite aux familles 279 pour ne pas totalement briser ou distendre les liens, d’une habitude ou d’une reconnaissance de la valeur éducative des établissements 280 .

Graphique 8 : transferts en maison de correction, 1840-1893
Graphique 8 : transferts en maison de correction, 1840-1893

D’autant plus que le choix échappe le plus souvent au tribunal, la norme étant que le ministère de l’Intérieur choisisse la colonie pénitentiaire (dont il assure du reste la tutelle), soit qu’il entérine la proposition reçue du préfet (et c’est là qu’une préférence locale peut s’exprimer), soit qu’il fasse part de sa propre décision 281 .

L’abandon d’Oullins-Brignais après 1893 correspond à peu près à sa reprise par le Sauvetage de l’enfance de Lyon, qui se spécialise dans les mineurs dont les parents ont subi les rigueurs de la loi de 1889 et les pupilles difficiles de l’Assistance publique, en tout cas à son évacuation par la Société Saint-Joseph 282 et donc à la fin de son fonctionnement comme colonie pénitentiaire (c’est-à-dire recevant des enfants envoyés en correction par un tribunal). Il en est de même pour Cîteaux appartenant à la même congrégation et qui ferme au même moment pour les mêmes raisons.

Tableau 34 : lieu de détention des mineurs envoyés en correction (Loire, 1840-1914)
lieu de détention 283 1840-1893 % lieu de détention 284 1893-1914 %
Oullins 27,7 Val d’Yèvre 26,9
Val d’Yèvre 23,7 Maison de correction de Saint-Etienne 14,7
Cîteaux 11,1 Aniane 12,2
Méplier 5,2 Le Luc 5,8
Aniane 4,8 Cadillac 5,1
Vailhauquès 3,3 Montpellier (Solitude) 4,5
Brignais 3,2 Saint-Maurice 3,8
Le Luc 3 Auberive 2,6
Mâcon 2,7 Saint-Hilaire 2,6

La Maison de correction locale peut être on l’a vu une solution, mais avant tout transitoire puisque en principe réservée aux courtes peines et nullement aux enfants. A partir des années 1890 le lieu d’enfermement des enfants s’éloigne donc, faute d’avoir sur place une maison disponible et agréée.

Signe convergent que le recours à la correction tend à ne plus être la norme, on constate un vieillissement des enfants qui y sont condamnés, jusqu’à dix-huit ans au moins, souvent jusqu’à vingt voire vingt et un ans (Tableau 35). La part des filles reste limitée, preuve que les deux sexes, même si les maisons qui leur sont destinées sont différentes, ne sont pas traités avec la même sévérité. Il est vraisemblable que joue ici un inconscient social qui voudrait que les filles, dont la vie est davantage domestique et enfermée, sont moins dangereuses que des garçons voués par leur vie professionnelle à une présence extérieure plus fréquente, où la violence et les délits peuvent s’épanouir, et où en tout cas la tentation est plus grande de s’y livrer.

Tableau 35 : âge et sexe des mineurs envoyés en correction (Loire, 1840-1914)
  1840-1893 1893-1914
filles (%) 12 12,2
âge moyen au jugement 13a 4ms 16a 6ms

La justification des envois en correction reste dominée par les vols, de plus en plus, et confirme une fois pour toutes qu’une telle décision est davantage une mesure de protection de l’ordre et de la propriété privée qu’une volonté d’éduquer l’enfant (Tableau 36).

Tableau 36 : délits justifiant l’envoi en correction (Loire, 1840-1914)
délit (%) 1840-1893   1893-1914
vol 285 66 vol 81,3
vagabondage 286 15,2 vagabondage 6,6
homicide 3,8 attentat à la pudeur 3,3
viol 1,9 coups et blessures 287 3,3
    meurtre provoqué 1,1

Mais ce retour sur les décisions de Justice à travers d’autres sources confirme que la correction tend à devenir une survivance, et en tout cas une mesure de sévérité, de « rigueur » pour reprendre les termes employés.

Les demandes de liberté provisoire 288 le montrent également. Sur deux cent six demandes, quatre-vingt-une (moins de 40 %) sont acceptées. Dans la mesure où la décision du ministre de l’Intérieur de mettre fin de façon prématurée à une peine passe par l’avis des autorités locales (le procureur qui reprend ses dossiers, le préfet qui diligente une enquête de voisinage), il paraît normal que personne ne prenne le risque de se déjuger. Mais les justifications apportées montrent que la décision conforte cette volonté de protection de la société : presque la moitié des refus (44 %) est due à l’enfant lui-même dont l’amélioration est jugée insuffisante voire inexistante, et un bon tiers aux parents, soit parce que leur moralité, considérée comme mauvaise (24 %), lui fait à nouveau courir le risque de recevoir de mauvais exemples, soit à cause d’une capacité de surveillance jugée insuffisante (10,4 %).

C’est bien en termes moraux que la question est résolue.

En termes de logique judiciaire aussi. En août 1856, le procureur impérial s’inquiète auprès du préfet, au nom de l’intérêt général et visiblement avant tout de la crédibilité de sa corporation, de l’impression produite par le retour des jeunes détenus « sur les nombreux éléments de désordre qui existent à Saint-Etienne, et sur la masse d’enfants rapidement pervertis qui encombrent les rues de cette ville et ne vivent le plus souvent que de pillage. » Au nom des magistrats de Saint-Etienne, il s’émeut du nombre des enfants qui comparaissent, laissant entendre qu’un laxisme excessif des autorités ne peut que les inciter à poursuivre leurs délits 289 . On peut cependant légitimement s’interroger sur l’effet dissuasif des mesures exemplaires : les récidivistes, beaucoup cités précédemment 290 , tendraient plutôt à montrer le contraire. En revanche, on retrouve aussi la volonté de préserver les rues du vice et du désordre, et l’on ne peut là que constater qu’elle a connu une grande longévité.

Lorsque la libération provisoire est accordée, le mineur doit régulièrement fournir aux autorités des renseignements sur ses activités et son mode de vie, tous les six mois, jusqu’à la fin théorique de la peine, façon encore de garder un œil sur lui et surtout de lui rappeler que la clémence dont il a bénéficié est révocable (et il peut arriver qu’elle le soit effectivement).

Les quelques cas où la libération est accordée contre une promesse d’engagement militaire montrent bien que c’est une faveur qu’il faut racheter par un sacrifice personnel… Et encore, l’armée n’est pas ouverte à tout le monde. La loi 291 exclut les condamnés des régiments ordinaires et les cantonne aux régiments disciplinaires. Nous sont parvenus les dossiers des conscrits condamnés de la classe 1913 292 , avec la notice de renseignements et l’avis du préfet. S’ils sont là, c’est par définition qu’ils sont « indignes d’intérêt ». Ce qui est intéressant, ce sont les justifications de cette indignité. Et si logiquement on trouve des condamnés classiques, habitués du tribunal, voire des assises, certains délits confirment la stigmatisation des conduites déviantes déjà longuement évoquée.

Il y a beaucoup de condamnés pour vol, associé parfois à des violences et à du vagabondage. Mais d’autres délits moins graves n’attirent pas forcément la clémence. Avec huit condamnations, Edmond A. est indigne d’intérêt, même si ces condamnations ont pour motif le vagabondage (cinq) et des infractions à la police des chemins de fer : leur nombre seul suffit. Emile Victor B. a quatre condamnations à son actif : délit de pêche, complicité de vol, bris de clôture et ivresse, rébellion et outrage à agents, vol. La dernière date de plus d’un an, et on pourrait supposer qu’il s’est calmé. Mais sa réputation est mauvaise, il est considéré comme querelleur, et (surtout ?) « il porte sur le corps des tatouages et des inscriptions qui tendraient à le faire considérer comme anarchiste. » Il est derechef indigne d’intérêt. Quant à Jacques Marie C., condamné pour vol et rupture de fils télégraphiques (un an de prison) et coups et blessures (un mois), on ne lui pardonne rien : il a reçu de mauvais exemples de ses parents, sa conduite laisse à désirer depuis son plus jeune âge, et actuellement il « vit avec une femme de quarante ans environ »…

En réalité, plus que le casier judiciaire ou les antécédents, c’est le comportement qui entraîne la décision ; ce sont des actes marquant la normalité sociale qui le plus souvent paraissent l’emporter. Raoul Auguste Hubert Socrate D. a certes un caractère violent et peu obéissant. Privé de son père, il a eu de mauvaises fréquentations qui l’ont conduit en prison pour tentative de vol. Mais il travaille régulièrement depuis sa libération, écrit à sa mère et lui envoie de l’argent : on peut « envisager une mesure de clémence ». Il en est de même pour Jean-Baptiste E. manœuvre à Saint-Chamond : malgré sa condamnation à un mois de prison pour vol (à dix-sept ans et demi), sa réputation n’est pas mauvaise, il écrit fréquemment à ses parents et leur envoie de l’argent. Jean Marie F. travaille régulièrement depuis sa sortie de prison et aide sa famille ; « peut-être serait-il possible d’user de clémence à son égard » car si sa condamnation date de six mois, la peine (un mois de prison et 2 francs d’amende pour tentative de vol avec violences) est « relativement faible ».

Le cas de Michel Henri G. est plus tangent : ouvrier mineur de mauvaise réputation, comme sa femme, le seul motif « pour lui attirer quelque indulgence est l’existence de cet enfant aveugle issu de son mariage et encore n’est-il pas établi que G. vienne en aide à cet enfant et à sa femme ».

Moralité : c’est la famille qui sauve, si on lui vient en aide, financièrement surtout, et si on s’établit. On se rapproche de cet idéal très Troisième République d’un citoyen petit propriétaire : stable.

Notes
278.

ADL 1Y139-140, envois en maison de correction (1840-1893), 1Y141 (demandes de renseignement sur les jeunes détenus 1856-1895) et 1Y146 (jeunes détenus libérables ou libérés 1856-1905).

279.

Alors même qu’il n’est pas rare de voir un père ou une mère demander un placement proche pour faciliter les visites.

280.

Bien relative dans l’opinion. Zola dans son dernier roman Vérité, op. cit., lance en 1902 quelques piques contre les Bons Pasteurs (p. 190, 263, 504) et l’exploitation d’une main-d’œuvre captive et non rétribuée qui crée une concurrence terrible, et indue, aux autres modes de production salariés. « C’était un bagne, où, sous prétexte de charité, d’œuvre salutaire aux bonnes mœurs, se trouvait pratiquée la plus effroyable exploitation de la femme, la chair broyée, l’intelligence abêtie, des bêtes de somme dont on tirait le plus d’argent possible. » (p. 504)

281.

ADL 1Y139-140 fait apparaître ce processus de décision.

282.

Dominique Dessertine, op. cit. p. 70 et 72 sur le recrutement de Sacuny, p. 35 sur les difficultés de la Société Saint-Joseph qui la conduisent à évacuer et à vendre la maison en 1888.

283.

A partir des transferts repris dans ADL 1Y139-140 (1840-1893).

284.

Lieux de détention indiqués dans les dossiers de jeunes détenus (ADL 1Y150-158), uniquement ceux jugés à partir de 1893.

285.

Et assimilés : escroquerie, tentative ou complicité de vol…

286.

Et mendicité, souvent associée.

287.

Et violences.

288.

ADL 1Y144-145, 1855-1910.

289.

Là encore, le parallèle avec des débats actuels sur la notion d’exemplarité et de sévérité des peines, ou de sentiment d’insécurité, est tentant…

290.

Cf. tableau n°34 ci-dessus p..