2) Le tribunal pour enfants de Saint-Etienne : fonctionnement

Le tribunal pour enfants est la seule juridiction dont les dépouillements permettent d’éclairer le fonctionnement. Mais Dominique Dessertine et Bernard Maradan l’ont dit 293  : il n’est jamais qu’une émanation du tribunal correctionnel, en fait à Saint-Etienne de la 3e Chambre correctionnelle siégeant une fois par semaine, si le nombre des affaires le justifie, en tribunal pour enfants, et le cas échéant, au cours de la même séance, en Chambre du conseil pour les mineurs de treize ans, le plus souvent le mardi (dans 98,9 % des cas). Malgré les forts chiffres de la fin de la guerre, le nombre d’enfants jugés par séance est faible, souvent cinq ou six, rarement plus de dix, parfois un ou deux seulement (Graphique 9). Même si on ne peut dire qu’il s’agit là d’un facteur de pondération dans les décisions, on ne peut pas reprocher au tribunal sa surcharge.

Autre facteur de stabilité, la permanence des magistrats est remarquable (Tableau 37). Sur la période de quinze ans examinée, le nombre de présidents est de vingt-quatre ; quatre d’entre eux président au total les audiences de plus de 60 % des enfants (Bouton, Dolfus Francoz, Mazen, Ravoux) et sept en président plus de 80 % (les quatre précédents plus Antoni, Favier, Sérol).

Tableau 37 : présidents du tribunal pour enfants, Saint-Etienne, 1918-1932 (nombre d’enfants jugés et pourcentage du total)
  enfants jugés %     enfants jugés %
Mazen 402 22,5   Vézinhet 21 1,2
Bouton 308 17,3   Ravier 15 0,8
Ravoux 217 12,2   Cudrue 14 0,8
Dolfus Francoz 191 10,6   Picattier 13 0,7
Antoni 132 7,4   Guillemin 10 0,6
Sérol 94 5,3   Boggero 7 0,4
Favier 90 5   Glises 7 0,4
Le Pennetier 73 4,1   Dormand 6 0,3
Guchen 52 2,8   Lacombe 6 0,3
Roux 44 2,5   Laporte 3 0,2
Perrin Jaquet 42 2,4   Lizop 3 0,3
Vigier 33 1,8   Parier 1 0,1

Le même phénomène se retrouve au ministère public (Tableau 38) : vingt substituts sur quinze ans, neuf d’entre eux participant ensemble à plus de 80 % des audiences.

On peut même constater quelques glissements d’un poste à l’autre. Si rien ne prouve que le substitut Dolfus est aussi le président Dolfus Francoz, en revanche quelques substituts semblent bien jouer à l’occasion le rôle du président : Dormand et Roux.

Graphique 9 : nombre d’enfants jugés par séance du tribunal pour enfants de Saint-Etienne (1918-1932)
Graphique 9 : nombre d’enfants jugés par séance du tribunal pour enfants de Saint-Etienne (1918-1932)
Tableau 38 : substituts du tribunal pour enfants, Saint-Etienne, 1918-1932 (nombre d’enfants et pourcentage du total)
  enfants jugés %     enfants jugés %
Pommerol 269 15,4   Mathieu 78 4,4
Tixier 235 13,1   Layral 59 3,3
Martin 169 9,4   Alfonsi 27 1,5
Griffe 155 8,6   Vallet 23 1,3
Meynadier 137 7,6   Bogros 19 1,1
Roux 133 7,4   Charliac 18 1
Dormand 131 7,2   Dolfus 3 0,2
Escassut 126 7,1   Gros 3 0,2
Achalme 114 6,4   Delaigue 1 0,1
Laroze 82 4,6   Picassut 1 0,1

On peut supposer que des absences, ou une vacance temporaire de poste, obligent à ce genre de permutation, dans un nombre limité de cas cependant. Il n’est d’ailleurs pas certain que cela soit mauvais pour la pratique du magistrat, obligé à juger ainsi de l’intérieur du travail de ses collègues, et à une certaine polyvalence. Dans le même ordre d’idée, on remarquera qu’un avocat peut également siéger comme juge, mais jamais comme président, là aussi sans doute pour suppléer une absence : Soulenc le plus souvent (dix fois), mais aussi Courbis, Portier ou Peuvergne.

Un peu de polyvalence, beaucoup de stabilité. Compte tenu de la grande mobilité statutaire des magistrats, cette stabilité a dû être un peu désirée d’eux, ce qui montre qu’elle devait fournir quelque intérêt, et contraste en tout cas avec l’image de sauvagerie de la population infantile entrevue ici ou là.

La présence d’un avocat est une marque à la fois de la normalité de la justice des mineurs, et de l’intérêt qu’elle suscite chez les gens de Justice et précisément chez les avocats. Dans les minutes dépouillées, 44,5 % des enfants n’ont pas d’avocat indiqué 294 . Et la répartition de ces audiences sans avocat est remarquable : au cœur de la période étudiée, formant une jolie courbe en cloche (Graphique 10), comme si après l’effervescence de la guerre, marquée par la suractivité déjà signalée du tribunal pour enfants, il y avait un temps de relâchement et comme de repos, avant un regain d’intérêt pour la Justice des mineurs à la fin des années 1920.

Graphique 10 : pourcentage d’enfants jugés sans avocat indiqué (tribunal pour enfants de Saint-Etienne, 1918-1932)
Graphique 10 : pourcentage d’enfants jugés sans avocat indiqué (tribunal pour enfants de Saint-Etienne, 1918-1932)
Tableau 39 : présence des avocats aux audiences du tribunal pour enfants (Saint-Etienne, 1918-1932)
  enfants jugés %     enfants jugés %
Soulenc 252 25,3   Pagès 20 2
Terle 134 13,5   Petit 20 2
Le Griel 82 8,2   Houlgatte 15 1,5
Portier 76 7,6   Courbis 16 1,6
Desgeorges 46 4,6   Mazodier 13 1,3
Levaillant 45 4,5   Fillols 12 1,2
de Fraissinette 29 2,9   Bonnet 10 1
Péronnet 29 2,9   Mallet 10 1
Bory 24 2,4   Renucci 10 1
Buisson 24 2,4   Reviron 1 1

Les avocats cités ne sont pas forcément débutants (Tableau 39) : le plus souvent présent, Me Soulenc, est un des ténors du Barreau local, bâtonnier à plusieurs reprises comme Portier, Pagès, Courbis, Bonnet, Desgeorges et Mazodier 295 . Evidemment, il faut faire aussi la part de l’ancienneté dans le nombre de plaidoiries. Il reste que la présence aux séances du tribunal pour enfant est confiée à des avocats expérimentés. Nous ne savons rien cependant de la procédure de désignation : assimilée aux commises d’office 296 , fait des familles ou résultat d’une sorte de volontariat.

Les femmes arrivent tardivement au Barreau : Adèle Simone Levaillant est inscrite au stage le 20 décembre 1927 297 , Josette Fillols le 31 mars 1930, Jeanne Renucci le 4 novembre 1930 298 . Il est logique que leur part des plaidoiries soit faible. Mais qu’en un an de plus Simone Levaillant en ait réalisé quatre fois plus que ses collègues féminines montre nettement qu’il s’agit pour elle d’un choix. Nous la retrouverons d’ailleurs, sans surprise, plus loin, dans un rôle plus visiblement militant en faveur des œuvres consacrées à l’enfance. Défendre les enfants n’est donc pas une affaire de sexe, mais de goût, voire de talent. Ce peut aussi être affaire de convictions plus générales comme le montre la part prise par le communiste Jacques Le Griel 299 .

En résumé : les acteurs des procès de mineurs sont stables, et il y a là un effet de leur volonté, évidemment davantage encore chez les avocats qui ne sont pas soumis comme les magistrats à de fréquentes mutations. C’est le signe d’un engagement en faveur de l’enfance, dans le sens donc des lois qui organisent sa Justice spécifique dans un sens de plus en plus libéral. La baisse du nombre des envois en correction le montre, ainsi que l’usage de la liberté surveillée.

Notes
293.

Dominique Dessertine, Bernard Maradan, op. cit. p. 115.

294.

Non indiqué ne signifie pas forcément absent…

295.

Barreau de Saint-Etienne, Conseil de l’Ordre des avocats, Registres des délibérations : 3e registre (1889-1920) et 4e registre (1920-1949). Soulenc est bâtonnier en 1909-1911 et 1935-1936, Portier en 1923-1925, Courbis en 1932-1934, Mazodier en 1919-1920, Bonnet en 1934-1935, Desgeorges en 1925-1926. A la séance du Conseil de l’Ordre du 28 octobre 1909 est évoquée une lettre de Me Desgeorges, publiée par ailleurs dans la presse, dont le ton de persiflage n’est guère goûté : « Le hasard m’a fait assister Lundi au défilé de nos confrères se rendant en robe à la Grand Eglise pour entendre la messe dite du Saint Esprit. Ils étaient douze [sur 30 inscrits au Tableau plus 5 stagiaires], si j’ai bien compté… Quelques-uns même m’ayant gracieusement offert de prendre place dans le cortège, j’ai cru devoir décliner cette gracieuse invitation. Encore que je sois à peu près affranchi de toute espèce de superstition, le chiffre 13 porte malheur, ainsi qu’il appert des Saintes Ecritures. Ce petit nombre de nos confrères présents à la cérémonie n’a pas manqué de me frapper ; il représente à peine le tiers des avocats inscrits à notre tableau. La bonne majorité reste indifférente ou s’abstient de tout parti pris. Je suis trop respectueux de la liberté de conscience et animé envers mes confrères de sentiments trop sympathiques pour me permettre la moindre critique à l’égard des manifestants. C’était incontestablement leur droit ; mais dans ces conditions, je me demande si la collectivité doit continuer à verser les 50 francs que coûte la solennelle messe ? Il me semble, d’abord, que M. le curé de notre paroisse la devrait célébrer gratuitement en raison de l’insigne honneur que lui fait le Barreau. Puis, en fin de compte, ce sont ceux de nos confrères qui la font dire qui devraient la payer : cinquante francs partagés entre 12, soit 4 f et quelques centimes chacun ! Qui reculerait devant cette faible dépense pour attirer sur sa tête les lumières du St Esprit. Je demande que ce crédit disparaisse de notre budget, déjà bien obéré. » Face aux critiques, il reconnaît être allé trop loin, que la voie de presse n’était pas du meilleur goût, et fait amende honorable.

On signalera aussi l’inscription au stage, le 3 novembre 1927, d’un certain Jean Chazal, né au Puy le 4 juin 1907. On le verra plaider dans une dizaine d’audiences pour mineurs jusqu’en 1932. En octobre 1931, nommé magistrat, il disparaît du tableau des stagiaires. Il s’agit de Jean Chazal de Mauriac, dont la brève présence comme avocat à Saint-Etienne est confirmée par le Dr Edmond Barnola (entretien du 19 février 1991) ; dans la notice qu’il lui consacre, Paul Bertrand confirme sa date et son lieu de naissance. Paul Bertrand, Itinéraire d’un éducateur de la première génération, Toulouse, Erès, 1995, 180 p., p. 143. Il plaide d’ailleurs dans quelques audiences du tribunal pour enfants. D’autres magistrats commencent ainsi leur carrière : Max Leboulanger, fils de l’inspecteur de l’Assistance publique, René Luaire ou, en juillet 1944, André Sijobert qui sera le juge des enfants de Saint-Etienne après la Libération. Avant que ne se pérennise en 1958 le recrutement par concours, il faut pour entrer dans la magistrature avoir été deux ans avocat stagiaire et suivi, à ce titre, les audiences d’un tribunal. S’y ajoutent la licence en droit, l’avis des chefs de cour et les protections et recommandations, notamment politique. La décision finale relève du ministre seul. Voir sur le recrutement des magistrats sous la Troisième République : Jean-Pierre Royer, Histoire de la Justice en France, Paris, PUF, 1995, 788 p., p. 608 et suivantes.

Il peut en être de même de magistrats prenant leur retraite, mais les exemples relevés datent d’après 1945 comme celui de l’ancien substitut Pommerol, en octobre 1950.

296.

Qui, faute d’une organisation du financement, a bien du mal à exister avant la Deuxième Guerre mondiale ; le principe que les avocats doivent accepter des dossiers de la part d’indigents, sans en recevoir forcément d’honoraires, est en revanche plusieurs fois réaffirmé, ce qui sous-entend que c’est à eux d’en fixer le nombre et d’assurer l’équilibre de leur cabinet.

297.

Un mois après Jean Chazal, trois mois avant Louis Alexandre de Brugerolle de Fraissinette, futur maire de Saint-Etienne (qui met ici ses pas dans ceux de son prédécesseur Antoine Durafour, inscrit au stage le 6 décembre 1897).

298.

Portraits écrits et photographiques dans La Région illustrée de Noël 1930, « Les premières avocates au barreau de Saint-Etienne » par A. de Compigny des Bordes.

299.

Inscrit au stage en mai 1908, c’est déjà un ancien. Il est candidat communiste aux élections sénatoriales de mars 1938, contre (entre autres) le maire de Saint-Etienne Louis Soulié et Antoine Pinay qui emportera le siège. (Christiane Rimbaud, Pinay, Paris, Perrin, 1990, 476 p., p. 35), et bâtonnier en 1945-1946. Daniel Colson, Anarcho-syndicalisme et communisme, Saint-Etienne, 1920-1925, Saint-Etienne, Centre d’Etudes Foréziennes & Atelier de création libertaire, 1986, 222 p., le cite, à l’occasion du grand spectacle avec César Geoffray et ses « Fêtes du peuple de Lyon » le 29 janvier 1922, au nombre des « principaux dirigeants syndicalistes, communistes et anarchistes, réformistes et révolutionnaires » (p. 197), et le qualifie ailleurs de communiste « orthodoxe » lorsqu’il défend en 1923 le délégué mineur Collot. Vincent Bony, Histoire du Parti Communiste Français dans la Loire entre 1920 et 1940, mémoire de maîtrise, Saint-Etienne, Université Jean Monnet, 1994, 112 p., permet d’avoir une idée de son parcours ultérieur. Favorable à un désistement au second tour en faveur du Bloc des Gauches, il est désavoué au Congrès du 18 décembre 1927 (p. 37). Candidat dans la 1re circonscription de Saint-Etienne, il obtient plus de 23 % des suffrages le 22 avril suivant, mais n’est pas élu : le radical Vernay devient député (p. 67). Il est tête de liste PCF à Saint-Etienne pour les municipales de juillet 1930. Benoît Frachon le traite le 12 avril 1932 de « révolutionnaire bourgeois », et l’Humanité reprend le 15 le récit de la réunion, relevant que Le Griel a une « opinion absolument social-démocrate » (p. 69). Il se présente donc comme candidat communiste indépendant et obtient 9 % aux législatives suivantes, devant le candidat officiel du Parti (5,4 %). Pas assez ouvrier ? C’est le sens de la conclusion de Vincent Bony (p.110). Jacques Le Griel est malgré tout une figure importante du communisme local, à côté ou dans le Parti.

On le voit en décembre 1922 apporter à Saint-Chamond la contradiction à Marc Sangnier, au nom apparemment du Parti Communiste (ADL 1M484, Rapport du commissaire de police, réunion publique du 3 décembre à la salle des Variétés) : « Il n’y a qu’une question de ventre, de bien-être immédiat, dont nous voulons jouir dans le plus bref délai et seule une révolution semblable à celle de la Russie peut transformer notre société tombée en désuétude. » Et il demande à Marc Sangnier si le jour de la révolution, il sera aux côtés des communistes. Sangnier répond en dénonçant ceux qui profitent des masses, leur faisant entrevoir des merveilles mais assouvissant d’abord des ambitions personnelles, et se pose d’abord en défenseur des libertés…

Voir aussi la notice que lui consacre Jean Lorcin dans Jean Maitron (dir.), Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, 4me partie (1914-1939), tome 34, Paris, Editions Ouvrières, 1984, 407 p., p. 176-177, particulièrement pour son itinéraire : de la SFIO au PCF (1920), puis son exclusion (1932) et son retour (1939) au PCF.