3) Le lent développement de la liberté surveillée

Prévue par la loi de 1912 (art. 6, 16, 20 et suivants), dont c’est une des dispositions les plus novatrices, la liberté surveillée permet de rendre des enfants à leur famille tout en les gardant sous la surveillance, sans doute assez lâche, d’une personne « digne de confiance », volontaire mais explicitement désignée par le tribunal. « Ces délégués sont choisis de préférence parmi les membres des sociétés de patronage, des comités de défense des enfants traduits en justice, des institutions charitables agréées par le tribunal ; ils peuvent être des particuliers directement choisis par lui. » Il n’est pas question de rémunération ; on reste dans une logique d’œuvre et d’assistance fondée sur la générosité, ce qui n’est sans doute pas sans poser de problèmes de recrutement. Avant 1932, la Loire ne compte en effet ni Comité de patronage, ni organisme à même d’assurer les enquêtes sociales et l’examen neuro-psychiatrique prescrits par les règlements 300 . Une consultation médico-pédagogique est installée en 1932, et quant au Comité de défense, il en est vaguement question à partir de 1930, et plus explicitement à la fin de 1931 ; c’est Simone Levaillant qui est à sa tête. Avant cette date, faute d’un interlocuteur institutionnel, la liberté surveillée relève donc au pire de l’improvisation, au mieux des bonnes volontés suscitées ici ou là.

On peut certes signaler un éphémère Comité stéphanois de Défense des enfants traduits en justice. Créé en février 1909, quelques années donc avant la loi qu’il est supposé épauler, il a pour but 301  :

‘« 1°- de contribuer à l’amélioration du système pénal et du système pénitentiaire concernant les enfants ;’ ‘2°- d’organiser d’une façon pratique, avec l’appui des pouvoirs publics et le concours du barreau, la défense des enfants arrêtés, en signalant aux magistrats, grâce aux renseignements recueillis, les mesures qui paraîtront devoir être prises dans l’intérêt des mineurs et de leur relèvement moral ;’ ‘3°- de veiller sur les enfants au cours de l’exécution desdites mesures ;’ ‘4°- d’étudier et de signaler les différentes questions pouvant se rattacher à la protection et à l’éducation des mineurs délinquants ou soumis à l’application de la loi de 1908 302  ;’ ‘5°- d’appliquer toute mesure utile dans ce but. »’

Il entend rester en contact permanent avec son homologue lyonnais, et s’occuper de tous les mineurs de dix-huit ans conduits, pour quelque cause que ce soit, devant les magistrats de Saint-Etienne. On notera les multiples similitudes entre cet exposé des motifs et les intentions affichées trois ans plus tard par la loi, laquelle paraît bien répondre aux attentes des praticiens.

Ces statuts sont déposés par Antoine Sérol, juge au tribunal de première instance, président du Comité. L’avocat Pierre Meynieux en est secrétaire général, et le greffier Emile Peix secrétaire des séances et trésorier.

La présence du juge Sérol à la présidence de nombreuses audiences du tribunal pour enfants peut donc s’expliquer par l’intérêt personnel qu’il a pour la question ; on rêverait de pouvoir décrire du coup une certaine spécialisation antérieure à la loi de 1912 des chambres correctionnelles, l’une plus particulièrement prenant en charge les affaires impliquant des enfants avec la bénédiction du procureur… Nous n’avons pas cependant dépouillé les archives judiciaire qui permettraient de concrétiser ce rêve.

On insiste beaucoup dans les statuts sur l’intérêt des mineurs ; cet intérêt paraît en fait limité à la présence d’un avocat aux audiences. C’est la mesure la plus facile à réaliser, comme le montre la composition du bureau, renouvelé le 4 mars 1914. Président : le bâtonnier Poncetton, vice-présidents : les avocats Portier, Soulenc et Meynieux, secrétaire généraux : l’avocat Chapelon et le substitut Deloigne.

Malgré la nécessité de faciliter l’application de la loi de 1912, malgré une demande de subvention qui montre qu’il existe au moins jusqu’en 1916, le Comité n’existe plus après la guerre, dont les perturbations (mobilisation des uns, surcharge d’activités plus immédiates pour les autres) lui ont été fatales.

Graphique 11 : tribunal pour enfants de Saint-Etienne, poids des décisions de liberté surveillée (1918-1932)
Graphique 11 : tribunal pour enfants de Saint-Etienne, poids des décisions de liberté surveillée (1918-1932)

La mise en œuvre de la liberté surveillée paraît bien en faire les frais. Jamais dans la période étudiée elle ne concerne plus de 20 à 25 % des enfants jugés, ni plus de 30 à 40 % des enfants acquittés sans discernement 303 . Avant décembre 1932, il n’est pas explicitement fait état de la présence d’un délégué à l’audience.

Il existe une sorte d’hésitation à mettre en œuvre la mesure, jusque vers le début des années 1920, et une timidité ensuite à la développer, par saccades dirait-on (Graphique 11). On peut y voir le résultat de l’absence d’œuvre susceptible de fournir les délégués, peut-être souhaités, en tout cas indisponibles.

Tableau 40 : délégués à la liberté surveillée (Saint-Etienne, 1918-1932)
Particuliers Etablissements de réforme 304 Patronages
  nb %   nb %   nb %
total 79 33,9 total 50 21,4 total 95 40,8
avocats 66 28,3 Mettray 23 9,9 Soc. dauphinoise de Sauvetage 42 18
dont Me Prénat 40 17,2 Bons Pasteurs 15 6,4 la Tutélaire 28 12
dont Me Portier 19 8,3 Sauvetage Lyon 7 3 Mousses et orphelins de la mer 11 4,7
juges de paix 4 1,7       Saint-Tronc 3 1,3
famille 3 1,3       patronage Rollet 2 0,9
pasteur Comte 2 0,9            
Mme Hutter 1 0,4            
Mme Pernot 1 0,4            
Comité stéphanois de patronage : 4 enfants (1,7 %)
Institut médico-pédagogique de Hoerdt : 5 enfants (2,2 %)

De fait, ces délégués sont bien souvent les mêmes, et sont le plus souvent des avocats, parmi les plus disponibles pour prendre la défense des enfants. De 1918 à 1932 donc, deux cent trente-huit enfants bénéficient de la liberté surveillée, sur un total de 1794 enfants jugés (soit 12,7 %) et de huit cent trente-cinq enfants acquittés sans discernements (24,5 %). Cent trente-deux sont des filles (55,5 %), majoritaires alors que les deux tiers des prévenus sont des garçons ; la mesure la plus légère leur est largement réservée (Tableau 40).

On remarquera le grand nombre des avocats qui se chargent de la liberté surveillée ; dans 7 % des cas c’est l’avocat présent à l’audience qui continue ainsi son travail de défense et de protection de l’enfant. Mais les particuliers sont rares, même si la participation de juges de paix (en 1919-1921) perpétue en quelque sorte le défunt Comité de défense des enfants en justice. Et parmi eux les protestants Comte et Hutter limitent encore la portée de la démarche, engagés qu’ils sont par ailleurs dans de multiples œuvres. Visiblement, les bonnes volontés sont rares et limitées surtout au monde judiciaire ; il fait peu de doute que l’absence d’une association spécialisée aux côtés du tribunal pour enfants, qui aurait pu faire sortir la liberté surveillée d’un cadre aussi étroit, a joué.

D’où le recours à des solutions plus classiques d’enfermement, guère différentes finalement d’un banal envoi en correction, qui relativise encore la réelle portée de la liberté surveillée. Il est finalement assez hypocrite de parler de liberté, même surveillée, quand la surveillance de l’enfant est confiée au directeur de Mettray. D’autant plus que les envois à Mettray ont lieu entre 1925 et 1932, à une époque où déjà le mode d’éducation employé a dû essuyer de graves critiques publiques 305 . La forte présence des filles parmi les bénéficiaires de la liberté explique le grand nombre d’œuvres qui leur sont consacrées. En plus des très traditionnels Bons Pasteurs, la parisienne Tutélaire 306 , fondée par Henri Rollet en 1915, et qui prétend éduquer plus qu’enfermer les jeunes filles, occupe une place importante.

L’éloignement est un aspect récurrent : hormis ceux qui sont surveillés sur place par un particulier, les enfants sont placés assez loin. Au Puy, au Bon Pasteur, ou à Sacuny pour les lieux les plus proches, mais aussi à Grenoble, Toulon, Paris, Marseille (Saint-Tronc).

Eloignement et recours à ces procédés peu innovants de placement en établissements, parfois très « durs », voilà qui paraît pervertir passablement les intentions de la loi de 1912, et montre la relative sévérité des décisions du tribunal pour enfants. Et là encore, il est probable que la trop courte existence du Comité de défense n’a pas permis de faire contrepoids aux habitudes des juges.

Ce qui se passe en 1932, alors que le Comité de patronage des enfants traduits en justice commence son activité, paraît le confirmer : à côté de quatre envois à Mettray (contre sept l’année précédente) et un à Frasne-le-Château, on a recours pour la première fois à l’établissement de Saint-Tronc près de Marseille (trois enfants), à Hoerdt en Alsace (cinq) et le Comité place et surveille lui-même quatre enfants.

Un dépouillement sommaire des jugements de 1933 confirme cette nouvelle tendance : sur soixante-dix enfants jugés, cinquante-deux sont acquittés sans discernement (74,3 %). Sur ces cinquante-deux, vingt-quatre sont rendus à leur famille dont quatorze avec une mesure de liberté surveillée (sur ces quatorze mesures, onze sont confiées au Comité de patronage), et vingt-huit sont placés comme suit :

Mettray 10 (liberté surveillée)
Sauvetage Grenoble 5 (liberté surveillée)
Saint-Tronc 2 (liberté surveillée)
Frasne-le-Château 2
Brignais 1 (liberté surveillée)
cultivateur via le Comité de patronage 1 (liberté surveillée)
chez des particuliers 4 (liberté surveillée, dont deux assurées par Me Petit)
Comité de patronage 1 (liberté surveillée, établissement à déterminer)

Et alors que sa présence était à peu près inexistante auparavant, on voit enfin un délégué assister aux audiences, à la fois pour présenter l’enquête sociale, dont du coup on peut se demander si elle était avant 1932 autre chose qu’un banal rapport de police, et pour préparer une éventuelle mesure de liberté surveillée. Le délégué est présent cinquante-cinq fois, dont une en l’absence de l’avocat. Et ce délégué est, à cinquante-quatre reprises, Marinette Heurtier, assistante sociale du Comité, et son autre principale animatrice et fondatrice avec Simone Levaillant. A ces titres, c’est elle qui assure le suivi de ces mesures pour le Comité.

Le Comité de patronage paraît bien jouer un rôle d’apaisement du tribunal en fournissant aux juges d’autres solutions que les placements en établissement. Ils reviennent en tout cas à des décisions moins massivement répressives, plus conformes à l’esprit de la loi de 1912, même si l’artifice de la liberté surveillée confiée à des établissements comme Mettray, dans les cas d’enfants plutôt âgés et récidivistes il est vrai, demeure. Les qualités personnelles de ses deux principales animatrices ont dû renforcer cette tendance.

Notes
300.

Dépêches de la Chancellerie, 29 juillet et 3 décembre 1929, citées dans une note du procureur aux magistrats le 10 mai 1932.

301.

ADL Versement 271/74.

302.

Philippe Robert, Traité de droit des mineurs, Paris, Cujas, 1969, 640 p., p. 104 : « Une loi du 11 avril 1908 avait tenté de régir la situation des mineurs prostitués. Il suffira de dire qu’elle n’a jamais été appliquée. »

303.

A l’exception de 1932, respectivement 37,8 et 66,6 %, mais sur 37 enfants jugés seulement au lieu d’une centaine en général.

304.

De façon qu’on peut discuter, le Sauvetage de Lyon y a été inclus, en raison de la référence écrite à l’internat de Sacuny, à plusieurs reprises. Mais les Sociétés de Sauvetage et de Patronage de Grenoble et Toulon n’y sont pas, parce que nous ne savons pas dans quel type d’établissement les enfants sont dirigés, ou s’ils sont ensuite placés dans des familles.

305.

L’article du journal L’assiette au beurre sur « les tortionnaires de Mettray » date de 1909, les articles de Louis Roubaud dans le Quotidien de Paris, après ses visites d’Eysses, Aniane, Belle-Ile et Doullens (qui dépendent de l’administration pénitentiaire), sont publiés en 1924 et repris en volume en 1925 sous le titre Les enfants de Caïn. La campagne du journaliste Alexis Danan dans Paris-Soir date d’après la révolte de Belle-Ile en 1934.

306.

Paul Bertrand, op. cit., p. 136 et suivantes.