I. Une protection ancienne à dominante privée

Sans entrer trop dans une présentation globale et exhaustive des œuvres existant dans le département de la Loire, il nous a néanmoins paru utile de restituer, en nous cantonnant d’abord au cadre urbain et industriel du bassin stéphanois, quelques éléments d’un mouvement qui dès la seconde moitié du XIXe siècle se développe en faveur de la famille et de l’enfance.

En effet, « le pays le plus anti-poétique de la terre » qu'est Saint-Etienne, où la fumée « s'élève épaisse et noire », dont les vieux quartiers ne sont « qu'un amas de maisons pauvres horriblement noircies, habitées par des familles misérables, d'une saleté hideuse » 319 ajoute aux caractéristiques habituelles de la ville telle qu'on la voit en ces temps d'industrialisation, celles du « pays noir ». Et les hantises bourgeoises nées de l'image de l'entassement d'une population interlope, incontrôlable, sale enfin — c'est la « puanteur du pauvre » étudiée par Alain Corbin 320 — se doublent ici d'une autre image, celle d'une ville populaire, durablement noire, épisodiquement rouge. Car « le caractère ouvrier et populeux de Saint-Etienne a très vite donné naissance à la légende d'une ville “mal famée“, comme si la tristesse du cadre impliquait la laideur morale de ceux qui y vivent ! » 321

Dans la seconde moitié du XIXe siècle apparaissent bon nombre d'institutions, œuvres et associations, qui sous diverses formes entendent stabiliser cette population en pleine croissance. Par la protection sociale d'abord, les ouvriers s'organisent — ou sont organisés. Car le paternalisme, lui-même divers, cohabite avec des formes horizontales de regroupement : mutualités, coopératives, avant que les instances officielles ne viennent compléter le tableau. Mais si la famille est d’une façon générale protégée, montrant du reste la place de plus en plus importante occupée par la médecine 322 , il faut également donner sa place au secteur plus circonscrit de la protection de l’enfance, non seulement médicale, mais aussi sociale et judiciaire.

Notes
319.

Dumont-Rewer, “ De Saint-Etienne et de ses habitants”, Revue du Lyonnais, 1840, tome XI, p.193-205, cité par André Vant, Imagerie et urbanisation, recherches sur l’exemple stéphanois, Saint-Etienne, Centre d’Etudes Foréziennes, 1981, 661 p., p.159-160.

320.

Alain Corbin, Le miasme et la jonquille, Paris, Flammarion, coll. “Champs”, 1986, 336p., p. 167 et suivantes. Ainsi p. 168 : « L’absence d’odeur importune permet de se distinguer du peuple putride, puant comme la mort, comme le péché et, du même coup, de justifier implicitement le traitement qu’on lui impose. Souligner la fétidité des classes laborieuses, et donc mettre l’accent sur le risque d’infection que leur seule présence comporte, contribue à entretenir cette terreur justificatrice dans laquelle la bourgeoisie se complaît et endigue l’expression de son remords. Ainsi se trouve induite une stratégie hygiéniste qui assimile symboliquement la désinfection et la soumission. »

321.

Daniel Mandon, Les barbelés de la culture ; Saint-Etienne, ville ouvrière, Lyon, Fédérop, 1976, 384p., p.129. Il signale notamment (p. 127) la réappropriation par la ville de son image, marquée par « le noir et le rouge » dans une identité fortement teintée d’ouvriérisme, avant la création d’une « nouvelle imagerie plus conforme aux transformations actuelles » passant par une nouvelle couleur : le vert. André Vant, op. cit. p. 153 et suivantes, reprend et développe cette reconquête par la ville de sa propre image.

322.

Sur la place montante du médecin, voir Catherine Rollet, op. cit., p. 187 et suivantes, et plus spécifiquement un autre ouvrage du même auteur : La politique à l’égard de la petite enfance sous la III e République, 1865-1939, Paris, INED, 1990, 593 p.