1) Les œuvres d’entreprise

a) formes traditionnelles : le textile

Il est clair que c'est sur la métaphore familiale qu'est bâtie la notion de paternalisme, où le chef d'entreprise est assimilé à un père de famille, voire à son patriarche. Assez logiquement, le patronat catholique local, attaché comme il se doit aux valeurs domestiques, a investi ce modèle, et notamment dans l'industrie textile. Parce qu'il emploie une main-d'œuvre largement féminine, à cause aussi de ce catholicisme latent, le paternalisme rubanier prend des formes particulières qui tendent, à Saint-Etienne, à devenir archétypales.

Ainsi, écrit Jean-Paul Burdy, « il n'est guère d'ouvrières du textile qui ne rappellent la présence, dans les ateliers, d'une statue de la Vierge ou d'un petit oratoire régulièrement fleuris, les prières en général quotidiennes avant le travail, la récitation du chapelet et les cantiques pendant le mois de Marie. » 326

Cette situation est du reste générale, et valable pour la plupart des industries à main-d'œuvre féminine. Mais ce paternalisme catholique et traditionaliste est d'autant plus important dans le textile qu'il n'est finalement guère qu'une reprise, à une échelle plus vaste rendue possible par la dispersion des lieux réels de production (le patronat rubanier est largement un patronat « donneur d'ordres », plus que responsable direct d'ateliers), de l'image de l'atelier familial du passementier. Aussi bien, l'atelier de l'usine textile est composé de jeunes filles ou de célibataires, l'atelier familial occupe le ménage : aux différents âges de la vie correspondent différents lieux et formes de travail, en fonction de l'existence ou non d'une cellule familiale à sauvegarder.

Reste qu'on trouve dans ces rapports moins de concorde que de mise à distance, et si image paternelle il y a, c'est celle d'un père lointain, puissant, presque inaccessible et sans doute un peu fouettard. A défaut d'un vocabulaire de divinisation, qui resterait ici parfaitement cohérent, c'est celui de l'aristocratie, mieux, d'un absolutisme, qui ressort. « Cette distance sociale vécue par les témoins amène à plusieurs reprises un discours métaphorique qui assimile les patrons aux seigneurs, et les rapports sociaux dans l'entreprise aux rapports entre les seigneurs et leurs sujets. Caractère dynastique, château (dominant l'usine), carrosses (puissants véhicules), intendants (contremaîtres), droit de justice et attachement des sujets à la famille du maître. » 327

Cela posé, il reste que, hors de cette organisation tout aristocratique de l'encadrement et des rapports sociaux, peu de place demeure disponible pour une intervention plus directe et palpable à l'endroit des salariés. Elle existe pourtant, mais cantonnée aux marges de l'entreprise, et souvent dans la sphère féminine : être femme de patron suppose souvent un devoir de charité, qui peut dépasser le groupe des seuls ouvriers. Membre ou responsable d'œuvres, par exemple paroissiales ou destinées à une certaine catégorie de la population, le patronat passementier montre que le devoir qu'il s'est assigné concerne la ville tout entière 328 .

Notes
326.

Jean-Paul Burdy, op. cit. p. 147.

327.

Jean-Paul Burdy, Le Soleil noir ; Formation sociale et mémoire ouvrière dans un quartier de Saint-Etienne, 1840-1940, Thèse pour le doctorat préparée sous la direction de M. Yves Lequin, Université Lyon 2, Centre Pierre Léon, 1986, 1159 p., p. 615-616.

328.

Le Dr Cénas, « Assistance publique », op. cit., cite ainsi l’hôpital de l’Enfant Jésus fondé en 1864 par Mme Balaÿ-Gérin pour accueillir les enfants malades.