b) la grande industrie

Il n'en est pas de même dans les secteurs industriels moteurs du XIXe siècle, et fortement représentés à Saint-Etienne : mine et métallurgie surtout, soit que les conditions de production nécessitent des compensations différentes, soit que la relative concentration de la population ouvrière autour des lieux de production en permette un maillage plus serré.

A la mine, comme l'écrit Jean-Paul Burdy, la mort « est à la fois une réalité vécue, une expérience personnelle et familiale, une mémoire transmise de génération en génération, au caractère banal dans sa répétition, et exceptionnel dans sa violence cyclique. (...) Les corps meurtris témoignent de l'exceptionnelle dureté de la mine. » 329 De fait, l'industrie minière a précocement fourni à ses salariés une protection sociale, du reste entérinée par la loi : depuis 1894, la retraite des mineurs est obligatoire et son montant est garanti par l'Etat. Mais cette intervention précède et dépasse les obligations légales. Ainsi, la Compagnie des Mines de Roche-la-Molière et Firminy a instauré en 1873 des visites médicales pour ses ouvriers et leur famille ; depuis 1872 une rente versée à un orphelinat permet de recueillir dans cet établissement les orphelins des ouvriers mineurs ; en 1867 et 1897 deux familles d'administrateurs, MM. Baude et Morillot, ont fondé, pour recevoir les ouvriers malades, quatre lits à l'hôpital de Firminy. Plus tard, en 1916, suivent les allocations familiales et, en 1920, diverses œuvres intéressant la natalité : cadeaux de mariage, consultations prénatales de nourrissons, primes de naissance, réduction des loyers pour les familles nombreuses 330

Maladie ou décès accidentel : les dangers propres au travail sont ainsi compensés, à défaut d'être effectivement combattus 331 , et l'incitation de l'Etat est ancienne dans le secteur 332 . Pour autant, l'action des compagnies ne se limite pas à cela, et déborde assez largement sur la vie quotidienne des mineurs. Elle passe par le logement, dans une faible mesure et uniquement dans la vallée de l'Ondaine 333 , mais aussi par des jardins ouvriers hâtivement promus au rang de rempart contre le cabaret et faisant accéder les ouvriers à une forme — ténue — de propriété privée 334 , ainsi que par les sociétés sportives et musicales 335 .

Il n'en demeure pas moins que pour les compagnies de mines aussi, le contrôle de la main-d'œuvre passe en partie par l'encadrement religieux, qui d'ailleurs n'avance pas forcément masqué. Mais outre que cette forme de sous-traitance de l'encadrement des loisirs par les diverses sociétés paroissiales que subventionnent les compagnies ne donne pas nécessairement lieu à un rejet organique de la part des ouvriers, ne serait-ce qu'en raison de sa densité, il peut également s'avérer nécessaire, par exemple parce qu'un appui ecclésiastique à une demande d'emploi facilite l'embauche de l'impétrant. Ainsi au Soleil, « les religieuses de Saint-Vincent, à la fois infirmières et assistantes sociales avant l'heure, peuvent aider les femmes à trouver du travail, à domicile ou en atelier. » 336

Par leur composante religieuse, les réalisations sociales, larges et diversifiées, n'en rejoignent pas moins pour partie les conceptions traditionnelles du patronat textile. Plus large apparaît l'intention d'autres chefs d'entreprise de créer un véritable esprit familial dans leurs bureaux et ateliers. Jean-Paul Burdy a déjà étudié la situation de la Manufacture Française d'armes et de cycles d'Etienne Mimard, lequel, proche par ailleurs du Parti radical, « se rattache directement au courant de rationalisation industrielle présent depuis 1880 chez certains ingénieurs et patrons français » 337 , et qui depuis 1895-1900 propose congés, Société de secours mutuels, Cercle du personnel, etc., moins dans l'intention de moraliser son personnel que de renouveler mieux sa force de travail.

Tout aussi original, et plus précoce, paraît le cas des Etablissements Jacob Holtzer à Unieux.

Notes
329.

Jean-Paul Burdy, op. cit., p. 128-129.

330.

Pour une nomenclature complète, voir le Guide des Œuvres et Institutions publiques et privées du département de la Loire, protectrices de la Natalité, de la Maternité, de l’Enfance, de la Jeunesse et de la Famille, aux points de vue médical, moral, éducatif et social, à l’usage de MM. les Maires, Secrétaires de Mairie, Administrateurs, Pères de familles et de Mmes les Infirmières, Sages-femmes, etc., Saint-Etienne, Fédération des Œuvres publiques et privées de protection de l’enfance du département de la Loire, 1935, 319 p.

331.

Yves Lequin, op. cit. p. 119-121 sur la dangerosité, largement due à leur vétusté, des installations minières.

332.

Henri Hatzfeld, op. cit., cite p. 111 un édit royal de 1604 qui « stipule que le trentième de la production sera consacré à assurer des secours spirituels et matériels aux mineurs. »

333.

Jean-Paul Burdy, thèse citée, p. 531.

334.

Jean-Paul Burdy, op. cit., p. 169-170, remarque que le jardin ouvrier, comme le cabaret dont il est supposé écarter le prolétaire, est un lieu exclusivement masculin, où rencontres et discussions entre hommes ne vont pas sans un minimum de consommation alcoolisée.

335.

Nombreux exemples dans ADL MSup 165 (statuts).

336.

Jean-Paul Burdy, thèse citée, p. 932 et suivantes.

337.

Jean-Paul Burdy, op. cit., p. 210.