Claude Beaud, étudiant l'entreprise Jacob Holtzer à l'époque de la première guerre mondiale, a mis en évidence plusieurs éléments notables : une direction largement familiale et à forte présence féminine, ainsi qu'un recours prépondérant à l'autofinancement lié à la crainte d'une prise de contrôle de l'entreprise par des bailleurs de fonds extérieurs 338 . Frilosité forcenée ou orthodoxie financière excessive, l'essentiel est bien de conserver cette direction familiale.
Aussi bien, la brochure du centenaire de l'entreprise 339 insiste sur l'enracinement du fondateur, Jacob Holtzer, dans son terroir d'adoption : l'usine d'Unieux, qui à partir de sa création en 1829 ne cesse de s'étendre. Ce développement est général et concerne également la commune, dont Jacob Holtzer sera maire à plusieurs reprises.
En 1849, ajoute cette même brochure, sa situation est si solidement établie que Pierre-Frédéric Dorian, maître de forges à Saint-Etienne, lui demande la main de sa fille ; ce mariage permet l’entrée de la famille Dorian dans l’entreprise 340 .
Du reste, la liste des gérants de l'usine montre la permanence d'une direction pour ainsi dire dynastique sur un siècle, et ce caractère dynastique s'étend pour partie aux ouvriers : le noyau du personnel de 1929 est constitué par les descendants des ouvriers alsaciens amenés par Jacob Holtzer de son village natal. L'usine est donc une communauté géographique, familiale, industrielle :
‘« Considérant les Etablissements d'Unieux comme constituant un organisme social dont l'existence et la prospérité commandent la vie économique de toute une région, leurs chefs successifs ont pris à cœur, par la création d'œuvres diverses, par l'adoption de dispositions spéciales à caractère familial, de former autour d'eux des collaborateurs de qualité, d'un niveau social aussi élevé que possible. » 341 ’La sincérité des objectifs ainsi définis est difficilement niable : nous nous trouvons ici en présence d'une de ces familles d'industriels protestants, pour le coup très conscients de leurs devoirs. A défaut d'un véritable « christianisme social » fondé sur la répartition des richesses et la transgression des barrières de classes, qui s'éloigneraient par trop des objectifs de production, il existe chez Holtzer une volonté affichée de solidarité qui s'exprime de façon fort diversifiée.
Dès 1847, Jacob Holtzer fait bâtir pour ses ouvriers alsaciens la « caserne » du lieu-dit le Vigneron 342 . En 1929, la brochure déjà citée 343 fait état de cantines et de dortoirs pour les ouvriers célibataires : trente chambres meublées, pour trois ou quatre personnes. La cantine sise à proximité peut accueillir deux cents personnes. On trouve également sur place un cinéma pour trois cents personnes, la TSF, un boulodrome, des jardins. Les « célibataires ingénieurs et principaux employés » sont pour leur part logés au mess du château Dorian : neuf logements, salles à manger, salon, salle de bains et TSF, ainsi que, dans le parc, « un tennis à la disposition des ingénieurs, des employés et de leurs familles. » En 1929 toujours, les familles sont logées dans des maisons, soit soixante et un immeubles formant trois cent onze logements.
Les plans montrent qu'une maison ouvrière se compose de quatre appartements par niveau, sur deux étages. Chacun possède deux chambres, plus rarement trois, ouvrant sur une salle commune, un débarras et des toilettes. Les maisons d'ingénieurs sont plus cossues. Pour « donner aux bénéficiaires un certain goût de confort, d'ordre et de propreté », un classement des maisons est établi qui tient compte de la tenue du ménage et de la décoration extérieure : les foyers ouvriers les mieux notés reçoivent une prime en argent.
Bien entendu, il existe des jardins ouvriers, en 1929 : trois cent trente-neuf jardins sur six hectares, contigus pour créer « entre leurs possesseurs une bienfaisante émulation. »
Des allocations familiales sont versées aux familles ayant des enfants de moins de quatorze ans. Par précaution sans doute, elles « sont payées mensuellement, indépendamment du salaire, à une date différente et à une personne, la mère en principe, qui s'occupe des soins du ménage. » 344
Depuis 1897, l'usine possède une coopérative, la Pensée, qui fonctionne grâce aux fonds légués par un des patrons. Elle est logée sur place et vend épicerie, vins, boulangerie, boucherie et charcuterie. Elle a en 1929, onze cent cinquante sociétaires et sept magasins.
La Société de secours mutuels la Solidarité date elle de 1877. L'adhésion y est obligatoire — elle est requise à l'entrée à l'usine — ; les recettes proviennent des cotisations mensuelles (5,50 francs par homme, 4,50 francs par femme et jeune homme de moins de dix-huit ans) et de la contribution de l'usine égale au montant de ces cotisations. S'y ajoutent les cotisations des membres honoraires, et les dons et legs. Elle verse des allocations de maladie (6 francs par jour pour les cotisants à 4,50 francs ; 8 francs pour ceux à 5,50 f), couvre les frais médicaux, pharmaceutiques et funéraires. Un médecin y est affecté, et l'infirmerie reçoit chaque jour les malades, à heures fixes. Signalons que la gestion en est confiée à un conseil de vingt et un membres élus à bulletin secret parmi les salariés présents depuis un an au moins.
Une caisse de retraite la complète depuis 1890, alimentée uniquement par l'usine et la famille Holtzer, sans versement ouvrier. La pension est acquise à partir de cinquante-cinq ans d'âge et trente ans de service et varie, en 1929, de 90 à 114 francs par mois.
Enfin, les Etablissements Jacob Holtzer se soucient fort de formation intellectuelle et professionnelle. Josiane Naumont, qui a pu consulter des plans anciens, date l'école maternelle de 1840 ; elle signale qu'en 1868 la commune d'Unieux refuse l'offre de l'usine de financer pour moitié la construction d'une école primaire laïque 345 . C'est donc une école privée qui est créée en 1872, réservée aux enfants des salariés. Mathilde Dubesset et Michelle Zancarini-Fournel notent le rôle joué par Caroline, l'épouse de Pierre-Frédéric Dorian, qui tente en 1876 de transformer l'école primaire de filles qu'elle a créée en école professionnelle laïque. Les autorités sont réticentes, qui semblent préférer à des disciplines aussi révolutionnaires que la comptabilité, le droit commercial ou l'économie politique, un ouvroir de lingerie 346 . L'école en tout cas subsiste jusqu'à ce que l'Etat prenne l'enseignement primaire à sa charge, et la classe maternelle ne ferme qu'en 1927 lorsque la commune ouvre une maternelle publique.
L'ouvroir de couture, repassage, raccommodage et cuisine, qui fournit bon nombre des objets distribués par le Comité de Secours, et ouvert aux filles d'ouvriers, est antérieur à 1870. Les garçons disposent d'un cours d'apprentissage, reçoivent une gratification lorsqu'ils sont reçus au certificat d’études primaires, et peuvent bénéficier de bourses d'études. C'est avec fierté que la brochure de 1929 fait état des « ingénieurs et employés d'ordre supérieur » qui ont ainsi pu accéder aux grandes écoles.
Citons encore la bibliothèque populaire (1865) et la bibliothèque technique, les conférences de fin de mois accompagnées de projections 347 , l'harmonie (1888), la chorale, les sociétés sportives (gymnastique, football, basket-ball, athlétisme et sarbacane) qui complètent un maillage à peu près exhaustif de la vie des salariés de chez Holtzer.
Cette longue énumération n'est pas sans effet : 23,7 % de l'effectif de 1929 a plus de vingt années de service ininterrompu dans l'usine. L'entreprise est fière d'avoir su s'attacher la main-d'œuvre qualifiée nécessaire à sa spécialité, la métallurgie fine des aciers spéciaux, mais rejette toute arrière-pensée :
‘« Les dirigeants successifs de nos Etablissements n'ont été mus que par des sentiments humanitaires judicieusement complétés par la compréhension très vive d'un devoir à accomplir à l'égard de leurs collaborateurs pour les soustraire au laisser-aller, à l'ignorance, aux distractions stupides ou malsaines, afin d'en faire des travailleurs d'élite, vivant d'une vie plus saine, plus agréable, plus confortable, moins incertaine du lendemain, accrus dans la conscience de leur dignité et dans l'honneur du travail consciencieusement effectué. » 348 ’Claude Beaud, « La première guerre mondiale et les mutations d’une entreprise métallurgique de la Loire : les Etablissements Jacob Holtzer », in Bulletin du Centre d’Histoire économique et sociale de la région lyonnaise, 1975, n° 2, p. 1-29.
Les Etablissements Jacob Holtzer, 1929, 87 p.
Ce même Dorian, élu député en 1863, sera ministre des Travaux publics dans le gouvernement de défense nationale qui fait suite à la déchéance de l’empereur en 1870.
Etablissements Jacob Holtzer, Œuvres sociales diverses, 1929, 46 p., p. 3.
Josiane Naumont, Zola à Unieux, sources régionales du roman « Travail », mémoire de maîtrise de Lettres modernes sous la direction de Roger Bellet, Faculté de Lettres de Saint-Etienne, 1970, 117 p. Les pages 106-111 reprennent les œuvres sociales des Etablissements Holtzer, en parallèle avec la cité idéale imaginée par Zola dont les usines Holtzer ont été une des inspirations.
Etablissements Jacob Holtzer, Œuvres sociales diverses, p. 30.
Etablissements…, op. cit. p. 22-23. En 1929 ces allocations s’élèvent à 20 francs par mois pour un enfant de moins de quatorze ans, 50 francs pour deux enfants, 100 francs pour trois, 200 francs pour quatre, 300 francs pour cinq, 400 francs pour six, 500 francs pour sept, à quoi s’ajoutent une prime prénatale de 100 francs à l’ouvrière qui aura pris un mois de repos avant les couches et une prime de naissance de 200 francs.
Josiane Naumont, op. cit. p. 109.
Mathilde Dubesset et Michèle Zancarini-Fournel, op. cit. p. 36-37.
La brochure cite quelques sujets de conférences : l’œuvre de Michel-Ange et les décorations de la Chapelle Sixtine ; les idées morales dans la tragédie grecque ; Pompéi, ville romaine ; le Japon ancien et moderne ; les ascensions en montagne ; la civilisation de l’ancienne Egypte. Les conférences, données par « un ingénieur ou une personne qualifiée », sont suivies d’une « récréation musicale comportant de la musique de chambre ou du chant. »
Etablissements…, op. cit. p. 42-43, avec la photographie du « groupe du personnel médaillé ayant 40 années de service. » Autre marque de cet esprit de famille, même s’il faut y faire la part de l’origine alsacienne de la maison, la brochure du centenaire (Les Etablissements… op. cit. p. 67-72) comporte la liste des salariés morts à la guerre de 1914-18, avec les noms, la date et le lieu du décès.