1) De la moralité, ou la charité privée

On peut bien sûr remonter sans fin le temps, pour trouver des exemples, dès lors qualifiés de fondateurs, et le docteur Cénas se livre volontiers à ce jeu innocent mais qui met en lumière l'ancienneté et, partant, la permanence de la charité privée : il cite ainsi à la fin du XVIIe siècle l'impulsion donnée par le curé Guy Colcombet aux œuvres d'assistance, et notamment à une Société des Dames de Miséricorde.

Le principe comme le nom en existent encore deux siècles plus tard ; elles s'occupent encore sans doute de découvrir et secourir « les pauvres honteux ». Sous ce nom en tout cas sont regroupées, à Montaud notamment, l'Œuvre des Pauvres et l'Association des Dames de Charité qui distribuent pain et vêtements. Assez proche en est l'Œuvre des Veilleuses, fondée vers 1840 sur un modèle lyonnais : elle procure aux pauvres des infirmières pour la nuit, leur distribue des secours (nourriture, vêtements, ou petites sommes d'argent). Aux veilleuses dites actives s'ajoutent des veilleuses honoraires, qui financent l'œuvre par une cotisation annuelle. Là aussi l'organisation semble être paroissiale ; Cénas donne pour 1897 le chiffre de mille veilleuses pour la ville, et signale que les religieuses de l'Assomption accomplissent, mais de jour, la même tâche.

S'y ajoutent la Société de Saint-Vincent de Paul, la Société de Charité Maternelle qui vient en aide aux jeunes mères, l'Œuvre des convalescents qui soutient les malades au sortir de l'hôtel-Dieu, et la Confrérie des barbiers qui chaque dimanche visite (et rase) les malades des hôpitaux. Il existe chez les israélites deux associations, l'une masculine et l'autre féminine, chargées du secours des pauvres. Des Dames protestantes ont, pour leur part, fondé une école ménagère pour jeunes filles, appelée l'Ecole du jeudi, dont les vêtements confectionnés sont ensuite distribués aux pauvres, et une Société de couture, sur le même principe, où les femmes se réunissent le vendredi.

Les communautés religieuses aussi y ont leur part, comme le montre une lettre adressée le 10 avril 1872 au maire de Saint-Etienne par les sœurs franciscaines de la place Jacquard.

Les sœurs, gratuitement, gardent les malades à domicile ; rares en effet sont ceux qui peuvent les rétribuer et même les nourrir. Elles en reçoivent également chez elles. Elles favorisent enfin les vocations afin de s’adjoindre de nouvelles sœurs hospitalières qui « voleront au secours des pauvres malheureux sans exception d’un seul ; les blessés, les estropiés et tous ceux qui seront dans le malheur sans distinction de sexe ni de conduite trouveront des mères dévouées en la personne des sœurs. » Cet argumentaire un peu laborieux est destiné à amener une banale demande de subvention, les religieuses s’en remettant à la « paternelle charité » du maire et lui promettant leur « éternelle reconnaissance » 363 .

Mais venir en aide aux pauvres, faire « la bonne œuvre » ne servirait de rien sans volonté de moralisation. Ainsi, de même que les sœurs franciscaines s'occupent de recruter celles qui leur succèderont, ce qui est une façon de fixer quelques jeunes filles sur le droit chemin, cet encadrement religieux et assistanciel de la population trouve son couronnement dans la Société de Saint-François-Régis, active depuis 1844 et reconnue par arrêté préfectoral du 21 octobre 1861. Son but est de faciliter le mariage des pauvres et la légitimation de leurs enfants naturels. Pour ce faire, elle entretient des rapports constants avec toutes les administrations publiques particulièrement avec les tribunaux, parquets et municipalités afin de réunir les documents d'état civil nécessaires ; elle prend d'ailleurs en charge les frais d'établissement de ces pièces. En 1862, elle revendique ainsi une centaine de mariages annuellement célébrés (célébration civile et religieuse), et vingt-cinq enfants légitimés 364 .

Marier les instables, leur faire légitimer leur progéniture est un moyen simple — et peu coûteux — de les fixer, avec tous les fondements moraux utiles. Mais cérémonies civiles et religieuses sont placées sur le même plan, ce qui dénote une certaine ouverture d’esprit, à moins qu’il ne s’agisse d’une concession faite à la nécessité de la stabilité matrimoniale.

Le but poursuivi par l'Œuvre des jardins ouvriers est comparable. Plutôt que de leur faire l'aumône, le père jésuite Volpette a installé en 1894 des ouvriers sans travail sur des terrains pour qu'ils les cultivent, avec cette recommandation : « Vous travaillerez avec soin le terrain qui vous sera remis ; vous ne travaillerez pas le dimanche ; vous ne pourrez sous-louer sans une permission expresse. Toute atteinte à l'honnêteté et au bon ordre pourra être un motif d'exclusion. » Cette forme d'assistance par le travail semble fort goûtée par le docteur Cénas, qui calcule : un secours de 2 000 francs, multiplié par le travail de l'assisté, produit un résultat d'une valeur de 10 000 francs en denrées potagères. Une faible mise de fonds au départ permet donc, par le travail, d’obtenir un secours finalement important. Les jardins ouvriers ont donc tous les avantages, en plus de l’économie : occuper sainement un genre masculin trop enclin à fréquenter les débits de boissons, donner un moyen peu onéreux d’améliorer l’ordinaire grâce aux produits du jardin.

Il conclut dans l'enthousiasme : en raison de son administration par des représentants des chefs de famille, « l'esprit le plus large règle le fonctionnement de cette petite république ; toute famille pauvre, domiciliée à Saint-Etienne, peut être admise à en bénéficier. La plus grande liberté est laissée à tous, pourvu qu'il n'y ait pas de désordre apparent et que l'honnêteté extérieure ne soit pas violée. » 365

Le poids du vocabulaire, parfois, est lourd, et le docteur Cénas prend soin de citer le Dispensaire de la place Fourneyron, fondé en 1882 par le docteur Hastings-Burroughs et destiné aux malades qui, « par un amour-propre très louable, mais peu répandu, ne veulent pas demander un billet d'indigence » mais ne peuvent cependant pas faire les frais d'une visite de médecin. Les consultations y ont lieu le mardi et le samedi matin. Les consultants paient en principe un droit d'entrée de 50 centimes et supportent leurs dépenses pharmaceutiques, mais les indigents entrent gratuitement et reçoivent un bon de médicaments. Malgré une concrétisation de ces principes difficile à imaginer (comment concilier l'anonymat de rigueur avec la prise en compte des cas particuliers ?), cette volonté de faire passer le relèvement des assistés par l'abandon des formes habituelles de l'assistance est remarquable.

Plus classiques, et aux attributions plus larges, des institutions à caractère composite existent à côté de ces œuvres purement privées.

Notes
363.

AMSE 2Q48

364.

AMSE 2Q48. Le Conseil d’administration regroupe : MM. Testenoire-Lafayette, notaire honoraire, président ; Celle père, marchand de fers, trésorier ; Pagnon, avoué, secrétaire ; Thomas, comptable, trésorier ; les curés de Saint-Etienne ; Bonnet, ancien secrétaire de l’Etat-civil ; Buhet, notaire ; Chaverot, comptable ; Victor Colcombet, négociant ; Dalmière, organiste ; Duplay-Balaÿ, négociant ; Fessy, propriétaire ; Jalabert, propriétaire ; Neyron des Granges ; Victor et Auguste Paillon, propriétaires ; Rimaud, médecin ; Baroulier, propriétaire ; Bayon, avocat ; Hervier-Basson, propriétaire. De façon assez amusante, la Société possède en ses membres toutes les spécialités nécessaires à l’organisation du mariage, prêtres, officier d’état civil, notaires et hommes de loi, et jusqu’à l’organiste pour agrémenter la cérémonie…

365.

Jean-Paul Burdy, thèse citée, p. 430-433 tempère cet enthousiasme, notamment en ce qui concerne les logements en autoconstruction, en citant des archives qui font état de spéculation foncière et de prosélytisme religieux. Les vingt à trente pavillons construits entre 1900 et 1920 le sont en tout cas « dans un environnement particulièrement ingrat (cimetière, terrains vagues, dépôts des Houillères, etc.). » Il remarque aussi, malicieusement, que la société masculine des jardiniers ne reculait pas forcément devant la consommation de boissons alcoolisées, à l’abri de la surveillance des épouses…