2) Entre privé et public : du Bureau de bienfaisance à l'Office central de la charité

Le Bureau de bienfaisance de Saint-Etienne a été créé pour compléter les activités des curés des paroisses et des Dames de miséricorde. Il possède une pharmacie ouverte au public, un service médical où il est possible de choisir, parmi la dizaine de médecins présents, son soignant, et est tenu par les religieuses de Saint-Vincent de Paul, lorsque la municipalité le laïcise en 1883. La pharmacie est alors supprimée, mais un service médical à domicile est organisé.

La commission qui le dirige est présidée par le maire, et se réunit chaque jeudi, entre autres pour examiner les demandes instruites par les dames enquêteuses. En effet, « le service des informations est assuré par quatre dames désignées spécialement pour chacun des cantons de la ville, et une dame auxiliaire. »Il fournit également des renseignements aux Hospices et au service médical municipal.

Ce quadrillage de la population est destiné à organiser la distribution de divers articles, pour un total de 183 200 francs en 1895 (dépenses ordinaires), dont 92 000 francs de pain, par l'intermédiaire de bons valables chez les boulangers et accordés aux vieillards, infirmes, veuves avec enfants ou familles nombreuses, 10 700 francs de literie, 4 900 francs de charbon, 16 800 francs de vêtements, 2 300 francs de layettes, 6 900 francs de frais de nourrices. Au vu de ces chiffres et rubriques, la préoccupation essentielle est bien de nourrir, habiller et loger les familles, particulièrement lorsqu’elles sont chargées d’enfants.

Par le truchement tout maternel des dames visiteuses sont dépensés des fonds d'origines diverses, la commune arrivant certes en première position avec 100 000 francs de subvention ordinaire, mais où la bienfaisance privée tient une place non négligeable 366 . Grâce à ses bienfaiteurs, le Bureau de bienfaisance bénéficie d'un revenu annuel de 55 000 francs, à quoi il faut ajouter d'autres dons en nature ou espèces, le produit de loteries de charité, ou encore le montant des concessions de terrains dans les cimetières qu'il partage pour moitié avec les Hospices.

Ce Bureau de bienfaisance, qui aide les veuves et les familles nombreuses, s'occupe également des orphelins des ouvriers mineurs, en distribuant les sommes recueillies à l'occasion des explosions de grisou du puits Chatelus en 1887 367 .

L'hôtel-Dieu et l'Hospice de la Charité sont également administrés par une commission de sept membres : le maire, deux délégués du Conseil municipal et quatre nommés par le préfet ; les Hospices gèrent également une dotation, destinée aux mineurs blessés, à leurs veuves, orphelins et ascendants : le legs H. de Sauzéa. Une partie du financement des services hospitaliers provient de ce legs (60 000 francs en 1895).

Depuis 1883, la municipalité a chargé les Hospices d'un service de secours à domicile, réorganisé en 1891. Il comprend d'une part les pensions des vieillards qui, admis à la Charité, ont préféré le secours à domicile (5 à 20 francs par mois), et d'autre part les secours à ceux qui attendent leur admission (5 francs par mois). L'hôtel-Dieu comprend six cent deux lits pour blessés et malades civils et militaires ; cinq médecins, deux chirurgiens, neuf internes, un pharmacien, une sage-femme et trente-deux religieuses de la Charité de Nevers composent son personnel. L'Hospice de la Charité possède six cent soixante-dix lits pour vieillards, incurables, enfants orphelins ou débiles, dont s'occupent vingt-six religieuses de Saint-Vincent de Paul.

Pour compléter les activités de l'hôtel-Dieu existe depuis 1854 l'Œuvre des convalescents, destinée à venir en aide aux convalescents pauvres. Elle leur fournit un logement provisoire, des remèdes, du pain, de la viande, du charbon ou des vêtements ; les enfants légitimes nés à la Maternité reçoivent un trousseau, et leur mère un secours. Eventuellement, elle assure le rapatriement de certains malades, ou offre à certaines jeunes filles ou tuberculeuses en début de maladie un séjour de quelques semaines à la campagne 368 .

Certes, ces formes semi-publiques d'assistance relèvent pour l'essentiel du domaine de l'hospitalisation, du médical donc. Mais outre les quelques traits cités qui leur donnent une portée plus sociale, le rôle de la Commission administrative des Hospices dans la création de l'Office central de la Charité et de la Bienfaisance stéphanoise est importante 369 . Sur une idée parisienne (1890), il a été créé en 1910 par Me Fougerolles, vice-président de la Commission administrative des Hospices et membre du Conseil supérieur de l'Assistance publique pour réunir les personnes et les œuvres charitables :

Cet Office central entend moraliser la mendicité et permettre une charité en quelque sorte plus efficace et dosée, évitant que les pauvres les « plus habiles » ou les « plus audacieux », dont la pauvreté est trop souvent mise en scène et « osée », n’accaparent les secours au détriment de « misères poignantes »mais« timides ».

Par exemple, les particuliers adhérents se voient remettre un carnet de « tickets de recommandation » (bleus), qu'ils délivrent aux solliciteurs, lesquels, ainsi pourvus, sont invités à s'adresser à l'Office central. Si, après enquête, il est reconnu qu'une aide est nécessaire, elle peut être prélevée sur les fonds que chaque particulier a déposés à l'Office central. A l'occasion, l'Office peut également jouer le rôle d'un bureau de placement.

Ces objectifs, de centralisation de l'information comme de mise en ordre de la bienfaisance, sont parfaitement exprimés dans les statuts, déposés le 16 avril 1910. Afin de rendre plus efficace la charité, plus sûre la bienfaisance, afin également de mesurer bien la misère et de faire connaître les œuvres qui la soulagent pour proposer les moyens les plus propres à la combattre, l’Office se donne deux axes privilégiés d’action :

  • recueillir « des renseignements sur la situation réelle des indigents sollicitant une aide ou un secours », et les communiquer « aux œuvres et institutions de bienfaisance et aux particuliers »,
  • centraliser « tous les documents et renseignements sur les institutions et les œuvres de bienfaisance, de manière à diriger ceux qui ont besoin de s'adresser à elles et à servir, le cas échéant, d'intermédiaire entre elles. »

On ne peut pas non plus s’empêcher de voir dans ce désir de cataloguer, de distinguer le mauvais pauvre du bon, une réminiscence des anciennes mesures de travail forcé destinées à faire disparaître le vagabondage. Plus largement, il se rattache à la volonté d’organisation de l’exclusion et de son enfermement décrite par Michel Foucault :

‘« Toutes les instances de contrôle individuel fonctionnent sur un double mode : celui du partage binaire et du marquage (fou - non fou ; dangereux – inoffensif ; normal – anormal) ; et celui de l’assignation coercitive, de la répartition différentielle (qui il est ; qui il doit être ; par quoi le caractériser, comment le reconnaître ; comment exercer sur lui, de manière individuelle, une surveillance constante, etc). » 370

Cette volonté globalisante d'organisation de tout le secteur de la bienfaisance, publique comme privée, institutionnelle comme particulière, est étonnante, et résonne parfois de quelques accents étranges. Le but semble bien en être de faire de la pauvreté quelque chose de moins nuisible, et si possible d'utile à la société, dans une période de transition entre la charité privée et l'organisation publique de la bienfaisance. A défaut d'en connaître le résultat, nous pouvons en retenir cette forte maxime :

‘« Les mendiants sont les voleurs des pauvres . »’
Notes
366.

Ces bienfaiteurs, cités par le docteur Cénas, ont pour nom « Cl. Aimé Palluat , Nantas , de Saint-Jean , veuve Neyron-Desgranges , Cath. Royet , F. Neyron-Desgranges , A. Germain-Vial , etc. »

367.

Lorsqu’en 1907 la loi du 14 juillet 1905 sur l’assistance aux vieillards, infirmes et incurables sera mise en application, la Commission administrative du Bureau de d’assistance reprendra largement l’organisation expérimentée par le Bureau de bienfaisance : constitution d’une liste (révisable) des personnes à secourir, importance des enquêtes, etc.

Voir Fonctionnement à Saint-Etienne de la loi du 14 juillet 1905 sur l’assistance aux vieillards, aux infirmes et aux incurables, Rapport présenté le 4 février 1911 à la Commission Administrative du Bureau d’assistance par M. Paul Poncetton, son vice-président, Saint-Etienne, Imp. Théolier, 1911, 147 p. La hantise de l’auteur de l’existence de secours reçus indûment, d’étrangers à la ville ou de personnes aux revenus cachés recevant une allocation complète, est caractéristique.

368.

Dr Chavanis, « Hospitalisation publique et privée à Saint-Etienne », in Association Française pour l’Avancement des Sciences…, op. cit., tome 3, p. 185-242, particulièrement p. 220.

369.

Notice sur l’office Central de la Charité et de la Bienfaisance stéphanoise, 1913, AMSE 2Q49, et pièces de la déclaration en préfecture, ADL versement 271/74. Le 16 avril 1910 au moment de la déclaration le Conseil d’administration est ainsi composé : président, Alphonse Méhier-Gaucher, rentier ; vice-président, M. Minsmer, commandant en retraite ; vice-présidente, Mme Vve Borie-Garnier, rentière ; trésorier, M. Brion, banquier ; secrétaire général, M. Bodenan. Membres élus : MM. Bancel, administrateur des Hospices, adjoint au maire ; Dr Blanc, médecin des Hospices ; Boudoint, avocat, administrateur des Hospices ; Dr Chavanis, administrateur des Hospices ; Combeau, administrateur des Hospices ; Fougerolles, vice-président de la Commission administrative des Hospices ; Hatiez, vice-président du tribunal civil ; Mme Hutter ; MM. Peillon, président de l’Union des Sociétés de secours mutuels du département ; Poncetton, avocat, vice-président du Bureau d’assistance ; Primat, ingénieur en chef des Mines ; Melle Tuffet, institutrice en retraite. Membres de droit : MM. Terrasse, ingénieur, président de l’association de bienfaisance des protestants de Saint-Etienne ; Antoine Sérol, juge, président du Comité de défense des enfants traduits en justice ; Louis Comte, pasteur, secrétaire général de l’Œuvre des enfants à la montagne.

On notera la grande ouverture de ce Conseil à l’ensemble des acteurs et des œuvres de bienfaisance, qui montre que les principes énoncés par l’Office central sont partagés à peu près par tous.

D’après le Guide des Œuvres…, op. cit., l’Office central existe encore en 1935.

370.

Michel Foucault, op. cit., p. 200-201. Cette normalisation bénéficie évidemment du travers taxinomique inhérent à la médecine, qui tend par certaines de ses disciplines à mesurer la déviance. Guy Néron, L’enfant vagabond, Paris, PUF, 1952, 117 p., coll. « Paideïa » en donne l’exemple, réduisant le vagabondage à une maladie, même s’il consent finalement à y reconnaître aussi quelques influences extérieures telles qu’une famille défectueuse ou la situation sociale (guerre, crise économique). Le débat existe aussi chez les praticiens : Nadine Lefaucheur, « Psychiatrie infantile et délinquance juvénile ; Georges Heuyer et la question de la genèse “familiale“ de la délinquance » in Laurent Mucchielli, Histoire de la criminologie française, Paris, L’Harmattan, 1994, 535 p., coll. « Histoire des Sciences humaines », p. 313-332. Elle oppose ainsi Binet et Simon qui remettent en cause le caractère héréditaire de l’anormalité et la fatalité du passage de l’anormalité au crime, à Georges Heuyer, créateur de la consultation ouverte au Patronage Rollet, qui lie l’anormalité scolaire et la délinquance juvénile, justifiant ainsi la nécessité d’un examen médico-psychiatrique des écoliers afin d’opérer une « sélection sociale » en même temps que la « prévention » de la folie. C’est le sujet de la thèse d’Heuyer, c’est aussi un des objets de la loi de 1904 sur les pupilles difficiles de l’Assistance publique qui demande la mise au point de critères de sélection des pupilles « normaux », « difficiles » et « vicieux », la troisième catégorie devant être remise à l’Administration pénitentiaire et la deuxième, trop indisciplinée pour un placement familial, à des établissements spéciaux. La loi de 1912 renforce la tendance en donnant au juge la possibilité de demander un examen médical des mineurs délinquants.

Par résistance à la nouveauté ou manque de structures locales, nous avons vu cependant que dans la Loire on en restait à quelque chose de beaucoup plus empirique, jusque dans les années 1930.